L’autocensure : la face cachée du quiet quitting ?
15 févr. 2024
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Par crainte d’être critiqués, isolés ou moqués, 38 % des salariés français estiment qu’ils s’autocensurent au travail. Symptôme d’un mal-être, ce phénomène tue aussi dans l'œuf l’innovation, la créativité et l’amélioration de la performance d’une entreprise, sans compter l’engagement et la motivation des équipes. Alors comment y remédier ?
Plutôt se taire, modifier son comportement et faire semblant : tel est le leitmotiv de plus d’un tiers des travailleurs de l’Hexagone, d’après une étude du département Recherche & Études d’AlterNego de 2019. Considérée comme « un comportement empêché par un sentiment d’imposture ou d’infériorité au regard des attentes d’un rôle, d’un poste ou d’un niveau de rémunération », l’autocensure pose problème à bien des niveaux. Là où le monde professionnel ne permet pas aux individus de donner le meilleur d’eux-mêmes et d’exprimer leurs idées, on trouve des salariés qui font le dos rond, en attendant sagement de finir leur journée de travail.
Il y a tant d’idées qui ne seront jamais exprimées et réalisées, tant de problèmes jamais réglés et de méthodes jamais améliorées à cause d’elle ! À bien des égards, l’autocensure trahit aussi une baisse de l’engagement et de la motivation : quand on se censure, on perd le plaisir de travailler. Or, quand il est abordé, ce sujet est régulièrement mal compris. L’autocensure serait le fait d’individus qui manquent de confiance en eux -les femmes notamment y seraient particulièrement enclines- et devraient, à grand renforts d’outils de développement personnel, combattre leur syndrome de l’imposteur. Ou alors on l’explique par le comportement toxique d’un manager trop dictateur, qui ne saurait pas écouter et laisser suffisamment d’autonomie à son équipe.
Mais ce n’est pas si simple : l’autocensure est davantage un problème de « système », de culture et d’environnement qu’un problème d’individu. C’est de sociologie autant que de psychologie qu’on a besoin pour en comprendre les tenants et les aboutissants. Alors, quels sont les principaux facteurs de l’autocensure au travail ? Et comment la combattre ? Explications.
L’un des nombreux aléas de la médiocratie
En 2015, l’auteur Alain Deneault fait mouche en parlant de « médiocratie », un peu comme David Graeber avec ses « bullshit jobs » deux ans avant lui. Du latin mediocris (« moyen ») et du grec kratos (« pouvoir »), la médiocratie se définit comme un pouvoir entre les mains des gens médiocres. Pour Deneault, beaucoup d’organisations, à l’image des universités, sont dominées par des compétences moyennes, recherchant l’homogénéité plutôt que la diversité. Quand « le stade moyen ou médian [est] hissé au rang d’autorité », alors forcément on s’autocensure -ce qui n’est pas sans rappeler le syndrome du coquelicot à propos duquel j’ai aussi écrit cet article.
Deneault évoque encore à ce propos : « Rangez ces ouvrages compliqués, les livres comptables feront l’affaire. Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l’aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur. Surtout, aucune “bonne idée”, la déchiqueteuse en est pleine. Ce regard perçant qui inquiète, dilatez-le, et décontractez vos lèvres – il faut penser mou et le montrer, parler de son moi en le réduisant à peu de chose : on doit pouvoir vous caser. »
L’autocensure vient tout naturellement aux individus dans une organisation médiocratique. À quoi bon exprimer sa singularité ou mettre en avant des idées meilleures, si celles-ci sont tuées dans l’œuf ? Cela ne sert à rien de gaspiller sa salive. Ainsi, la médiocratie ambiante a raison des idées originales et des positions « bizarres », au détriment de l’entreprise et des équipes.
Un manque de diversité évident
Quand un groupe domine tous les autres, le poids de la conformité sociale est fort. Les individus différents auront tendance à se conformer aux codes du groupe dominant pour mieux se fondre dans la masse et éviter ainsi la stigmatisation. Quand les femmes sont minoritaires et écrasées par une culture sexiste, elles disent s’autocensurer constamment. Idem pour les personnes appartenant à des minorités ethniques qui ont le sentiment de devoir se conformer aux codes et au langage dominants : c’est ce que les Américains appellent le « code switching ».
Solomon Asch, pionnier de la psychologie sociale, a mené des études sur la conformité sociale dès les années 1950, pour comprendre les manières dont les individus réagissent lorsqu’ils sont confrontés à des opinions majoritaires contraires à leurs propres convictions. Son constat est sans appel : les individus ont tendance à adopter les normes et les comportements du groupe, même s’ils sont en désaccord avec eux. Cela conduit à l’autocensure, l’écrasement des opinions et des perspectives individuelles au sein de ce groupe homogène. Au travail, le poids de l’âge est particulièrement fort notamment.
Dans l’expérience de Asch par exemple, les participants ont été placés dans des groupes où la majorité des membres ont donné des réponses incorrectes à des tâches simples, comme comparer la longueur de lignes. Malgré la clarté évidente des réponses, nombreux d’entre eux ont fini par donner des réponses fausses, démontrant ainsi le pouvoir de la pression sociale et la tendance à abandonner ses propres jugements pour s’aligner sur les opinions du groupe. Dans un groupe homogène où les normes et les comportements sont uniformes, les opinions différentes ont tendance à être tues.
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Une question de culture et de pouvoir
Grâce à la sécurité psychologique, on peut développer une culture organisationnelle qui encourage les employés à prendre des risques, à expérimenter et à apprendre de leurs erreurs sans craindre d’être punis. Le fameux « droit à l’erreur », néanmoins devenu une tarte à la crème du management : on en parle beaucoup plus qu’on ne le pratique. Reste qu’en encourageant une prise de risque calculée, le droit à l’erreur conduit à des solutions novatrices et à des améliorations dans les processus et les produits de l’entreprise.
Il favorise aussi un environnement de confiance où les employés se sentent libres d’exprimer leurs idées et de contribuer pleinement à la réussite de l’organisation. Pour Luc Bretones, l’implication accrue de ces derniers est d’ailleurs essentielle. « Si on accepte le droit à l’erreur, on développe une bienveillance naturelle à l’égard des collaborateurs. On assure une forme de sécurité psychologique qui procède d’un management par la confiance et la transparence », explique notamment l’expert.
Hélas, il ne suffit pas de décréter qu’il existe un droit à l’erreur pour que les individus arrêtent de s’autocensurer ! Quand la hiérarchie est rigide, les personnes en bas de la pyramide comprennent intuitivement que le droit à l’erreur qu’on prétend leur donner est une forme de dissonance cognitive. Il faut que la prise de risque, le niveau de pouvoir et le niveau de rémunération soient alignés. Un besoin qui résonne avec l’expression américaine « It’s above my pay grade », qu’on pourrait traduire par « Cela dépasse mon échelon de rémunération (et de pouvoir) ». Un facteur confirmé par l’étude précitée qui voit dans la position hiérarchique un phénomène d’autocensure pour près de 75 % des répondants.
5 conseils pour lutter contre l’autocensure dans son entreprise
- Valorisez la « bizarrerie » de chacun : Tony Hsieh, le fondateur de Zappos en avait fait un principe central de son management. Il cherchait chez ses collaborateurs du « fun and a little bit of weirdness ». Lorsqu’il faisait passer des entretiens d’embauche, il demandait aux candidat·es : « Sur une échelle de 1 à 10, à quel point êtes-vous bizarre ? » Pour lui, la note 1 était rédhibitoire car le candidat devait être « trop coincé pour nous ». Surtout, il voulait faire comprendre à tous qu’il valorisait les approches non conventionnelles.
- Agissez en faveur de la mixité sociale : évitez absolument la domination d’un groupe sur la culture de votre organisation. Si vous avez 80 % d’hommes blancs dans votre équipe, les 20 % restants risquent fort de s’autocensurer d’une manière ou d’une autre. Une pluralité de points de vue, une diversité dans le groupe sont le meilleur moyen de lutter contre l’autocensure.
- Favoriser un management inclusif : l’enquête révèle encore que les causes exogènes, à commencer par le sentiment d’être soutenu et entendu par sa hiérarchie, jouent pour beaucoup dans le principe d’autocensure. Témoignez de son intérêt pour les idées nouvelles et se soucier du bien-être de ses collaborateurs est indispensable pour favoriser un climat propice à la liberté d’expression.
- Offrez un droit à l’erreur véritable à vos collaborateurs : qui doit s’incarner par de l’autonomie au travail, la possibilité de décider par soi-même des moyens à mettre en œuvre, une part de pouvoir et les gratifications qui y sont associées. Un artisan ne s’autocensure pas, un salarié sans pouvoir, oui. L’autocensure n’est pas contrée par un coaching axé sur la confiance en soi. Elle l’est par des conditions de travail qui offrent aux travailleurs la possibilité d’exprimer leur puissance.
- Balisez certains rendez-vous clés : certaines situations plus que d’autres favorisent l’autocensure. En première ligne, la négociation d’une augmentation ou d’une prime, ainsi que l’aménagement de son temps de travail. Offrir des outils et/ou process invitant à davantage d’expression sur ces sujets est indispensable pour favoriser la discussion.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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