Le charisme : un « talent spécial » qui dissimule l'incompétence ?
20 mars 2024
5min
En entreprise, il n’est pas rare d’admirer le charisme d’un collègue ou d’un manager. Des personnes qui arrivent à nous faire adhérer à leurs idées, parfois uniquement grâce à cette force… jusqu’à nous aveugler ? Serait-il possible que, dans certaines situations, leur aura particulière puisse servir de cache-misère pour dissimuler un manque de compétences ? Et nous, avons-nous tendance à tout pardonner aux personnes charismatiques ? Lionel Bellenger, l’auteur de La vérité sur le charisme (Ed. Esf), nous aide à répondre à ces questions.
« Quand il/elle entre dans une pièce, on le/la remarque immédiatement », « dès qu’il/elle prend la parole en réunion, tout le monde l’écoute »… Vous avez sûrement déjà entendu ou prononcé ces termes pour évoquer une personne dite « charismatique », renforçant ainsi sa légende. Il faut dire qu’on a tendance à percevoir le charisme comme un super-pouvoir, une sorte de don, qui serait inné. Pourtant, lorsque l’on se penche sur ce qu’est véritablement le charisme, on se rend vite compte qu’il s’agit davantage d’une construction intellectuelle. En fait, il y a plusieurs angles et visions de ce que revêt cet attribut selon les individus. Pour dessiner les contours d’une définition la plus juste possible, Lionel Bellenger, auteur d’un essai sur le sujet, commence par nous inviter à en écarter les conceptions dégradées : « Je m’inscris totalement en faux avec ceux qui réduisent le charisme à des qualités oratoires, comme c’est souvent le cas en entreprise. La capacité à être un beau parleur, un séducteur, voire un baratineur, ne fait pas le charisme ! C’est pourtant très fréquemment confondu. » En revanche, l’aura, le rayonnement et la force de conviction apparaissent comme la traduction la plus immédiate d’un certain niveau de charisme, mais ils sont loin d’être les seuls éléments à prendre en compte selon notre expert. En effet, pour l’enseignant d’HEC, pour qu’une personne soit charismatique, elle doit aller bien au-delà de ces qualités, en répondant à d’autres critères plus exigeants :
L’envie de partager. « Le charisme s’accompagne d’une volonté fondamentale de transmettre son savoir, ses connaissances. » À l’image du chef Thierry Marx, dont la brillante carrière repose sur un désir de transmission, notamment à travers ses écoles de cuisine. En contre-exemple, l’auteur évoque des profils aux antipodes, croisés en entreprise : « Au cours de ma carrière, j’ai rencontré des experts qui étaient très forts, très pointus dans leurs domaines et pour autant, pas charismatiques pour un sou. Simplement parce qu’ils ne ressentaient aucune envie de partager ! Ce n’était pas ce qui les intéressait dans leur travail. »
Une constance. « Le charisme s’inscrit dans la durée ! Ce ne peut pas être quelqu’un qui réussit une fois un discours, puis disparaît », insiste Lionel Bellenger. L’occasion de réfuter une autre idée reçue au sujet du charisme : « C’est une qualité qui se construit dans le temps, on ne naît pas avec. Le charisme est avant tout la somme d’un vécu. » Un principe qui se vérifie, y compris chez des jeunes profils : « Dernièrement, j’ai été épaté par le charisme d’une étudiante âgée seulement de 22 ans. Un profil éloquent, mais pas uniquement : volontaire, incisive, capable de régler toutes les situations pour ses camarades… En discutant avec elle, j’ai appris qu’elle a été déléguée de toutes ses classes depuis l’école primaire et qu’elle est très engagée par ailleurs dans le milieu associatif. » Pas de formule magique en résumé : ce sont bien nos expériences qui façonnent notre degré de charisme.
Un alignement. Autrement dit, une cohérence entre ses convictions et ses actions. Ça paraît basique et pourtant, dans la vie personnelle comme au travail, rares sont les gens qui font ce qu’ils disent (sans parler des politiques). « Un jeune manager qui, dès ses débuts en entreprise, fait un diagnostic de l’organisation et met ensuite des actions concrètes pour y répondre, va faire sensation. C’est le début du charisme en quelque sorte », analyse l’auteur.
Un supplément d’âme. Cet extra mind comme le nomment les Anglo-Saxons qui fait la différence. Un truc en plus qui peut s’exprimer sous de multiples formes comme l’illustre Lionel Bellenger à travers des exemples connus de tous : « Agathe Monpays - nommée directrice de Leroy Merlin à seulement 28 ans - , a une grande capacité d’écoute en plus d’être une grande meneuse, François Gabart, skipper vainqueur du Vendée Globe, dégage une audace, une énergie différente de ses concurrents pourtant très qualifiés, Jane Fonda insuffle une certaine spiritualité dans ses combats militants… Les ingrédients constituant leur charisme sont différents, mais il y a bien chez ces personnalités, au-delà du talent, une marque de fabrique, un courage, une énergie en décalage avec les autres. »
Si on observe ces critères exigeants, le charisme se mérite donc, mais quel effet produit cette qualité un peu hors du commun sur les autres ? Est-ce un somnifère pour notre sens critique qui préfère se laisser charmer sans rien dire ?
Garder son esprit critique en éveil
Le problème lorsqu’on côtoie un collègue ou un manager qu’on juge charismatique - le charisme n’existant qu’à travers les yeux de celui qui l’observe - c’est qu’on est parfois un peu magnétisé. Impressionné, on peut vite manquer de discernement face à cette aura particulière. De là à passer à côté des défauts pros de la personne qui nous subjugue, il n’y a qu’un pas… Mais notre expert se veut rassurant : une véritable personne charismatique ne peut être incompétente dans son domaine. C’est même tout l’inverse puisque c’est sur sa compétence exceptionnelle que repose son charisme. En revanche, il admet que le charme qu’elle exerce sur nous peut faire baisser la garde : « Il est vrai qu’on pardonne plus facilement les erreurs des personnes qui nous fascinent. Un traitement de faveur qu’on n’aura moins pour un collaborateur ordinaire. » D’autant que dans le milieu professionnel, on a tendance à survaloriser cette qualité confirme-t-il : « À l’échelle d’un groupe ou d’une entreprise, un individu réputé charismatique est considéré comme sortant du lot. C’est un talent spécial que l’organisation se félicite de compter dans ses rangs. Mais attention, derrière cette habileté, il faut s’interroger sur ce qu’elle apporte concrètement aux autres. »
Plus que du charisme, c’est de la dimension séductrice des individus dont il faut se méfier, explique l’auteur, puisque c’est celle-là même qui endort notre sens critique à renfort de beaux discours qui nous amadouent. Un début d’emprise qui peut cette fois, bien servir à dissimuler les manquements professionnels de l’intéressé, ou pire, l’aider à nous manipuler. Dans les cas extrêmes, cette emprise peut conduire à une dérive sectaire, avec un patron qui se transforme en gourou : « Je pense aux personnalités histrioniques d’Elon Musk ou Donald Trump. Des persuadeurs pathologiques qui usent de leur influence de façon malsaine », alerte Lionel Bellenger. Mais que le séducteur soit toxique ou non, comment s’en prémunir et le distinguer de la personnalité charismatique et éviter de se faire berner ? « Il faut se questionner : qu’est-ce que cette personne m’apporte ? Est-ce qu’elle m’inspire ? Est-ce que ses actions sont cohérentes avec sa pensée ? Est-ce qu’elle œuvre pour le collectif, et non pour sa propre personne ? », énumère l’auteur qui insiste sur la dimension ego-centré du séducteur.
Le risque quand on admire quelqu’un est de créer une dépendance affective, ce dont il faut essayer de s’affranchir pour ne pas basculer dans l’idolâtrie. « Bien sûr, être inspiré ou admiratif d’autrui a de nombreuses vertus, mais il faut veiller à toujours conserver son indépendance et à tout faire pour préserver son esprit critique. » Enfin, il invite les charismatiques peuplant les open spaces à prendre eux aussi leurs responsabilités : « Les réputations allant vite en entreprise, ils sont au courant qu’ils bénéficient de cet atout : à eux de faire bon usage de cette influence sur les autres. »
Article rédigé par Aurélie Cerffond, édité par Romane Ganneval et Marguerite Valière ; Photo de Thomas Decamps
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