« Chaque mois, je me retrouve en coloc’ avec mon boss et mes collègues »
13 févr. 2024
5min
« Plutôt “camomille” ou “nuits tranquilles”, la tisane ? » Quand cette question sort de ma bouche à 23h, en général ce n’est pas destiné à un collègue, encore moins à mon patron. Sinon, je m’inquièterais. Pourtant, la scène s’est produite à quelques reprises ces dernières semaines, depuis que je cohabite plusieurs jours par mois avec mon boss et d’autres collègues, dans mes nouveaux bureaux. Ça a l’air chelou ? Ça l’est sur le papier, pas dans la réalité. Je vous raconte l’histoire de cette colocollègue plutôt réussie (ce nom ne l’est pas, lui, je me tiens à l’écoute de vos suggestions).
3 chambres, proche tous commerces
Non, je ne m’amuse pas à ramener mon oreiller partout où je bosse. Cette étrange situation, c’est le fruit du taff à temps partiel que j’ai décroché en décembre 2023, pour une association qui agit en faveur de l’égalité des chances. J’habite à Berlin, eux sont basés à Paris. Mon manager et co-fondateur de l’asso’ habite en zone rurale, bien loin de la capitale (grand bien lui fasse). L’équipe salariée d’une quinzaine de personnes est éclatée à travers la France : Lyon, Nantes, Marseille, Rennes… Alors pour rassembler les troupes, il n’y a pas mille solutions. Les non-parigots peuvent compter sur un appartement pour se retrouver régulièrement : trois chambres, deux salles de bain et un grand salon central qui fait office d’open space. Mon boss y habite trois nuits par semaine, en moyenne. Quand on m’explique le principe, je tique. Surtout car les chambres ne sont pas fixes, un modèle sans doute inspiré du « flex office » (on ne m’a heureusement pas infligé un énième anglicisme du genre « alors ici c’est assez moderne, on fonctionne en flexing room… »)
Lorsque je débarque de Berlin à 23h30 un dimanche soir pluvieux, je suis seul, dans cet espace mi-corpo’, mi-domestique qui me fout un peu les jetons. Je n’ose pas trop allumer les lumières, de peur de tomber sur un·e collègue à moitié nu·e. Heureusement, cette scène redoutée ne se produit pas, mais je tombe sur des brosses à dents, des cartons qui traînent, des photos de l’équipe à droite à gauche. Une fois dans mon lit, j’angoisse à l’idée d’être réveillé par l’entrée en trombe d’un de mes nouveaux « collaborateurs » dans ma chambre : « eh tu fais quoi ici, dégage de mon pieu ! » Drôle de vie que nous permet le télétravail, me dis-je en plongeant dans les rêves.
Potes à la compote
C’est ainsi que démarre ma première semaine de colocollègue. Mon seul supérieur hiérarchique direct est le co-fondateur, avec qui je suis plutôt en déplacement le jour. Le soir, je profite de ma liberté pour voir des amis. En rentrant, je le trouve parfois dans le canapé, en train de lire ou scroller les réseaux sociaux. Il m’invite à m’installer en face de lui, et on discute une petite demi-heure sur le mode chill-out-cocooning-tisaning. La configuration a un petit parfum « retour de soirée adolescent un vendredi soir chez mes parents ».
Mon boss, qui a la vanne facile (et je lui rends bien), profite parfois sournoisement de notre écart d’âge pour me lâcher des petits : « c’est à cette heure-là que tu rentres ? » Quand ce n’est pas carrément des « t’aurais pu faire ton lit quand même… » L’occasion pour moi de lui rappeler que quand on s’approche du double quart de siècle, on s’occupe de ses lumbagos, on gère ses placements pour la retraite et on arrête d’emmerder le futur de la Nation. Au-delà de ces chamailleries, les messages échangés après 21h rendent le package un peu étrange, il est vrai. Mais en l’occurrence plutôt sain, car mon patron a le bon goût de ne pas me confier des tâches pro’ passé une certaine heure.
Mais alors, n’est-ce pas étrange, des moments au coin du feu avec son boss ? Au contraire, c’est plutôt sympa. Le flou entre vie pro et vie perso, lié aux horaires et aux discussions qui dérivent, est un peu déstabilisant mais jamais toxique. Je trouve cela plus humain que les relations « bonjour, au revoir » à la machine à café, dont la froideur m’angoisse davantage. À l’heure où le désengagement émotionnel est de plus en plus prononcé au travail et où l’on s’y fait moins d’ami·es, vouloir recréer des liens plus sincères et profonds avec les personnes qui nous entourent me paraît essentiel.
Je n’ai pas pour but ultime d’être ami avec mon boss, mais une relation de confiance et de proximité est importante pour moi. Et d’après l’enquête Workplace Friendship & Happiness Survey de Wildgoose, je ne serais pas le seul puisque 57 % des travailleurs déclarent qu’avoir un meilleur ami au boulot rend le quotidien plus agréable, 22 % se sentent plus productifs et 21 % plus créatifs. Quand la volonté de créer du lien et travailler dans le même espace se rencontrent, ça donne par exemple le succès du « co-living », un nouveau mode d’habitat partagé et (très) onéreux sur lequel se ruent locataires et promoteurs immobiliers.
Frontières floues, limites claires
Alors bien sûr, partager un appartement avec ses collègues n’est pas la seule solution pour créer du lien avec eux et elles. D’ailleurs, cette proximité ne choque personne lors de séminaires ou de verres après le travail. Dans cet article de Welcome to the Jungle, Simon raconte qu’il travaille dans une petite structure à l’esprit très familial où il a pu vivre un séminaire dans la maison de vacances des parents de son directeur. Les conjoint·es et les enfants étaient également invités à se joindre au week-end. Et comme il l’explique : « ceux que le mélange des genres dérange se seraient sentis mal à l’aise. […] Mais j’imagine que ce type de profil ne travaille pas dans une boîte comme la mienne ».
Sa remarque tape juste, car ce type d’expérience fonctionne dans des structures à la culture du travail bien particulière. Dans mon cas, c’est une petite équipe très engagée qui s’entend bien. Et comme ailleurs dans le monde associatif, l’emploi est vécu par la plupart d’entre nous comme une passion. Enfin, si je me sens en sécurité psychologique dans cet appartement, c’est également parce que l’équipe respecte les limites de l’intimité et de la vie privée de chacun, et que l’organisation globale fonctionne bien (draps, ménage, etc.).
Cette histoire vous inspire ? Si vous bossez loin du siège social de votre boîte et que vous rêvez d’une résidence secondaire professionnelle, je ne vous laisse pas les bras ballants. Pour mieux souffler l’idée à votre DRH, voici : Les conditions pour une colocollègue saine
Pas de management après le dîner. C’est très toxique, et c’est exactement ce qui donnerait envie de partir en courant de votre nouvelle colocollègue. Parler de sujets liés au taff est autorisé, si c’est divertissant. Repousser l’heure du dîner pour éviter cette règle est formellement interdit.
Des collègues sympas. La base. Avec des relous aigris, la cohabitation est rarement heureuse.
Une bonne organisation (et un lave-vaisselle). Valable pour toute coloc’ qui se défend, une organisation au cordeau pour les draps, le ménage et la vaisselle favorisera un vivre-ensemble fluide. Sauf si vous appréciez les réunions les avants-bras dans l’évier, procurez-vous une machine qui le fait à votre place.
Pas de gros harceleur sexuel qui rôde. Cela va sans dire, mais tant qu’on ne les aura pas éliminé de la planète je me permets de le préciser.
La présence d’un chat ne peut qu’être une bonne chose. Là, c’est moins un conseil qu’une demande explicite, puisque je vais envoyer l’article à mon boss.
Et enfin, surtout : ne l’appelez jamais « la colocoll’ », c’est vraiment trop de mauvais goût.
Article édité par Gabrielle Predko ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ
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