« Rester assis devant son ordinateur, ça coupe la créativité »
19 oct. 2022
7min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste et responsable de la rubrique Decision Makers @ Welcome to the Jungle
« Soyez créatifs ! » semble être le nouveau mot d’ordre dans un monde (du travail) incertain. Mais créativité et entreprise font-elles bon ménage ? Les employeurs et les managers leur laissent-ils une place suffisante au quotidien ? Réponses de trois artistes.
La créativité est une soft skill de plus en plus appréciée des recruteurs et valorisée dans les sessions de brainstorming. Mais qu’entend-on par « être créatif » au travail ? S’agit-il de la faculté d’inventer, de se réinventer, d’innover ? Est-ce vraiment l’intérêt des employeurs et managers que de laisser trop de place à cette compétence ? La « créativité » n’est-elle qu’un concept marketing à la mode chez les cols blancs ? On a demandé l’avis de Mark Daovannary, Alice Louradour et Quentin Chevrier, trois artistes sans chefs ni horaires.
Mark Daovannary : « La créativité demande du temps, ce qui n’est pas compatible avec les impératifs de l’entreprise »
Plasticien aux origines laotiennes, Mark Daovannary revisite les symboles et savoir-faire asiatiques avec la volonté de les faire perdurer. Ses sculptures et installations sont autant de rendez-vous poétiques qui interrogent notre rapport à la mémoire et invitent à la contemplation : comme un pied-de-nez à la vitesse et la productivité encensées par nos sociétés.
« La créativité, c’est ne pas savoir »
La créativité, c’est s’exprimer sans contraintes. Plus on grandit, moins on est créatif car on devient rationnel et on rejette l’imprévu. Or les enfants ne se censurent pas. Ils n’ont pas les moyens ni les compétences d’être astronaute ? Peu importe ! Ils inventent un univers, fabriquent un costume avec ce qu’ils ont sous la main et partent à la conquête de leur imaginaire. Oui, la créativité, c’est « no limit ». À l’inverse de l’inspiration, que l’on cherche à l’extérieur de soi, elle est intériorisée. Si elle s’atténue parfois avec l’âge, elle se développe via le lâcher prise. C’est ce qu’on enseigne dans les cours de dessin en école d’art. On croque, on croque, on croque sans réfléchir, jusqu’à libérer son poignet, on expérimente, on accepte l’erreur car on ne sait jamais quel sera le résultat, et tant pis si ça ne fonctionne pas. L’objectif n’est pas de pondre un chef-d’œuvre, mais de se débrider. Au final, la créativité c’est aussi ne pas savoir.
« Ça ne veut rien dire “cherche profil créatif” dans les annonces de job »
Dans la sphère professionnelle, la créativité est un concept marketing. On lit souvent « cherche profil créatif » dans les annonces de job. Ça ne veut rien dire. Par « profil créatif » on entend « être force de proposition », savoir vendre une idée – ce que font bien les personnes extraverties. Mais l’entreprise traditionnelle laisse peu de place à la vraie créativité car celle-ci exige du temps, ce qui n’est pas compatible avec ses impératifs. Elle est un lieu de pouvoir, et le pouvoir et l’argent changent tout. Voilà pourquoi le burn out est devenu le mal du siècle. On demande aux salariés d’être créatifs et/ou créateurs de valeur dans un temps et avec un budget restreints. Il faut produire plus avec moins… Pas étonnant avec ces injonctions contradictoires que certains procédés et connaissances se perdent. Idem dans le secteur de l’art : on nous demande de réaliser en un mois une œuvre qui aurait pris un an auparavant. Alors on rogne sur les matériaux, les techniques et la capacité à innover. La singularité des artistes, au même titre que celle des salariés, se dilue.
« Si j’étais dirigeant, j’inviterais mes équipes à visiter un musée par semaine »
Pour accorder une vraie place à la créativité, il faut donner du temps aux équipes, leur permettre de ralentir, et repenser le bureau loin des cloisons à l’ancienne. Certaines entreprises l’ont compris : elles sont passées à la semaine de quatre jours, respectent le droit à la déconnexion, ont aménagé des salles de détente ou de jeu avec des tables de ping pong qui n’ont d’autre fonction que d’aérer l’esprit. Elles savent que le repos et la distraction libèrent la créativité, donc l’innovation. Si j’étais dirigeant, j’inviterais mes équipes à visiter un musée par semaine pour leur montrer la variété de sensibilités qui composent ce monde, j’aimerais qu’ils s’en nourrissent. Et j’organiserais des ateliers de calligraphie, de cérémonie du thé ou du café – des disciplines où lenteur et maîtrise du geste maintiennent dans l’instant présent, où il n’y a ni pression, ni compétition, juste du plaisir. Il y aurait aussi des sessions de méditation. Ne rien faire, être en tête-à-tête avec soi, affronter les maux et réflexions que l’entreprise a tendance à étouffer, puis s’en délester, tout ça mène à la créativité.
Alice Louradour : « Rester assis devant son ordinateur, ça coupe la créativité »
Influencée par le monde de l’enfance, Alice Louradour a déployé un univers bien à elle, où couleurs vives, jeux de contrastes et formes abstraites se côtoient dans une fausse simplicité. Elle s’amuse à le décliner sur des supports multiples, de l’illustration au décor grandeur nature, pour mieux nous entraîner sur son terrain de jeu.
« L’inspiration est ton puits et la créativité, ton seau »
Il y a autant de créativités qu’il y a d’individus. Moi, c’est ce qui m’anime, c’est vital. Je l’associe à l’innocence et la spontanéité de l’enfance, à cette période où l’imagination n’a aucune limite. C’est la capacité à ne pas trop réfléchir, à dépasser les normes et les frontières pour inventer de nouvelles formes. C’est s’inspirer de ce qui t’entoure et t’interpelle pour en faire quelque chose, un peu comme si l’inspiration était ton puits et la créativité, ton seau. Et c’est un acte généreux. On partage une part de soi avec les autres, pour interroger, déranger parfois, stimuler toujours. Je crois que l’on naît créatif mais qu’adulte, la société, ses règles et ses étiquettes ont tendance à tuer cette créativité. Heureusement, ça se réveille et s’entretient à n’importe quel âge !
« Les employeurs cherchent des personnes créatives, mais pas trop non plus »
Les rares fois où j’ai travaillé en entreprise, on m’a recrutée pour des boulots dits créatifs… qui ne l’étaient pas vraiment. Le salariat, c’est dépendre d’une boîte, ce qui a ses avantages comme ses inconvénients. Les employeurs cherchent des personnes créatives, mais pas trop non plus. Ils veulent que l’on apporte un œil neuf tout en se fondant dans leur culture. J’ai eu une expérience à l’étranger : je devais faire des illustrations à la chaîne. Peu à peu, je me suis oubliée… J’étais enfermée dans un bureau et c’était très oppressant, je me sentais prisonnière. Je passais mon temps à regarder par la fenêtre. J’aurais aimé sortir et faire des croquis dans la ville. Rester assis devant son ordinateur, ça coupe la créativité. Et avoir un lieu et des horaires fixes chaque jour, faire des pauses en même temps que ses collègues, c’était comme à l’école ou la colo, une routine qui rassure avant de virer à l’angoisse. J’ai préféré revenir en France, gagner trois fois moins en freelance et remettre en route ma créativité pour éviter de m’éteindre. Aujourd’hui je prône la liberté, même s’il reste nécessaire de définir un cadre.
« Cassons les codes de l’entreprise de temps en temps »
À l’heure où les remises en question sociétales sont constantes, la créativité est un repère. Il faut réinventer le monde, rester à l’écoute de ses évolutions et des jeunes générations, apprendre à rebondir. En entreprise, on peut débloquer la créativité en facilitant les rencontres, au travers de team buildings, de sorties culturelles, d’activités artistiques et sportives, de fresques réalisées ensemble ou d’interventions d’experts venant partager histoires et savoirs. Un autre rituel à instaurer serait une marche tous les matins, en équipe. Au lieu d’échanger autour d’une table, on lance des débats debout, au fil des pas. Déambuler dans la ville ou la nature offre de la distance et ouvre la porte aux surprises. Quand le corps est en mouvement, le cerveau l’est aussi. Et puis on peut créer des salles de sieste et de rêverie, installer un piano et une boîte à idées dans un espace commun, décontextualiser les réunions. Pourquoi pas dans un parc, un musée ou près d’un immeuble en construction où rien n’est figé ? Cassons les codes de l’entreprise de temps en temps.
Quentin Chevrier : « Quand tu as collé 300 Post-it d’idées sur un mur, tu n’as rien fait »
Lorsqu’il ne photographie pas les gens et les lieux de la culture, Quentin Chevrier immortalise les foules urbaines. Dans ses clichés, il fait cohabiter des inconnus qui n’ont en commun que le chemin emprunté. Ses compositions chorégraphiques aux accents surréalistes questionnent ainsi le geste, l’habitat, l’habitant… et la relation à l’autre.
« Avoir des idées, c’est faire la moitié du chemin »
J’ai eu une première vie de salarié chez Makery, un média dédié aux fablabs. Avec l’équipe, on a souvent tenté de définir la créativité. Ce qui revenait, c’était « le fait d’avoir des idées ». Mais je ne suis pas d’accord. Avoir des idées, c’est faire la moitié du chemin. Être créatif suppose aussi de les concrétiser. Or on confond les deux. Quand tu as collé 300 Post-it d’idées sur un mur, tu n’as rien fait ! Je distinguerais par ailleurs la créativité artistique de la créativité en tant que compétence professionnelle. Dans un cas, elle se base sur ce que tu as envie d’exprimer, sur une « nécessité intérieure », ta curiosité et ton inspiration. Dans l’autre, c’est la capacité à élaborer une solution, à innover pour répondre à une problématique. Leur point commun ? On fait avec les moyens que l’on a à un instant donné.
« La vie au travail est plus fun quand elle est créative »
Ne laisser aucune place à la créativité, tacler un salarié qui veut sortir des habitudes, ce n’est pas bon signe pour une boîte. Car se renouveler est essentiel pour durer. C’est vrai pour n’importe quel secteur et taille de structure. À mon niveau, je vois des photographes qui font la même chose depuis 15 ans et qui aujourd’hui se retrouvent coincés et perdent des clients… Surtout, la vie au travail est plus fun quand elle est créative. Ce qui n’est pas toujours simple car le bureau est contraignant, entre les horaires, les règles et la diplomatie avec les collègues. Mon statut d’indépendant me donne justement une flexibilité propice à l’inventivité. Mais ça ne m’a pas empêché de retomber dans une routine. L’an dernier, je me suis rendu compte que je prenais moins de plaisir à faire des photos. Pour renouer avec l’imprévu et la créativité, je m’impose maintenant une innovation par shooting, comme louer du matériel que je ne connais pas ou trouver un angle de prise de vue original.
« L’échec dans la créativité doit être reconnu comme faisant partie du processus »
L’agencement des locaux joue un rôle central dans l’essor de la créativité. Les salariés doivent pouvoir se croiser pour que les idées émergent. J’inciterais les employeurs à étudier la navigation et à faire en sorte que les équipes se mélangent, que les points de vue se confrontent. Je développerais aussi une culture de la créativité, sans tomber dans l’injonction ni la culpabilisation – tout le monde n’a pas à être créatif. Il serait bon de lui dédier un moment, un espace ou une équipe, et bien sûr, de rester ouvert aux idées, de laisser la chance aux employés de les concrétiser et de dédramatiser l’échec. Il faut partir du principe que ce que l’on expérimente va échouer, en tout cas au début, prendre le temps et ne pas avoir peur du ridicule. L’échec dans la créativité doit être reconnu comme faisant partie du processus. Les plus grands artistes et inventeurs sont tous passés par là. Les frères Wright ne sont pas devenus les pionniers de l’aviation sans un certain nombre de loupés ! À titre d’exemple, mon ratio est d’1 bonne photographie sur 20, parfois d’1 sur 80. Et dès que j’essaie quelque chose de nouveau, c’est raté, flou, mal cadré… Que je choisisse de continuer ou d’abandonner, à chaque fois j’apprends donc j’avance. L’entreprise pourrait encourager cette capacité à prototyper. C’est un investissement qui paie sur le long terme.
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Photos : Thomas Decamps pour WTTJ & Lepaon (Alice Louradour)
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