Culture, mode, pub… Pourquoi ces secteurs réputés « toxiques » font encore rêver ?

27 juil. 2023

5min

Culture, mode, pub… Pourquoi ces secteurs réputés  « toxiques » font encore rêver ?
auteur.e
Emma Poesy

Journaliste indépendante

contributeur.e

Malgré les horaires à rallonge, les guerres d’égo, un salaire bas après de longues années d’études et un management défaillant, certains métiers dits « passion » mais réputés toxiques continuent d’attirer les jeunes diplômés. On a tenté de comprendre pourquoi.

« Je me suis retrouvée à expérimenter un chagrin d’amour professionnel. » Les années ont passé, mais Anne-Claire Genthialon est encore amère d’avoir dû renoncer à son rêve. Après avoir souhaité toute son enfance devenir journaliste de presse écrite, accepté les conditions de travail difficiles, les horaires à rallonge, les rémunérations précaires et les CDD qui s’enchaînent sans jamais d’assurance d’être pérennisée, elle finit par rendre son tablier, épuisée. Ses employeurs ne lui disent jamais que cent comme elles tueraient pour faire son métier. Pas besoin. Elle le sait déjà. « J’avais une relation totalement biaisée à mon travail, j’étais presque prête à payer pour travailler, se souvient-elle. Il n’y avait plus aucune rationalité dans mon rapport au travail. » Pour se sauver de cette relation toxique, au bord du burn-out, elle donne sa démission.

Musique, luxe, publicité, mais aussi secteurs associatifs et non-lucratifs… Ils sont encore nombreux, les travailleurs attirés par des secteurs réputés passionnants mais aux conditions de travail parfois toxiques. « Les gens aiment tellement ce métier que les entreprises ont l’embarras du choix, ça se bouscule à la porte », commente Charlotte, 23 ans, en stage de fin d’étude au sein d’une régie publicitaire. L’étudiante, passionnée de mode, s’est endettée pour financer une école privée. Malgré cela, elle n’entend pas renoncer au projet professionnel qui la fait vibrer : travailler dans une agence de publicité, où « les places sont chères » et les salaires dépassent rarement les 2 000 euros net en début de carrière, pour des horaires avoisinant les dix heures par jour. Malgré les conditions de travail discutables, Charlotte se sent “chanceuse” : « Ce n’est pas donné à tout le monde d’aimer son métier ! »

Plus qu’un métier, une identité

« J’ai l’impression qu’il y a quelque chose d’assez narcissique dans le fait de choisir ce genre de secteurs. » Line Mourey est psychologue. Des salariés passionnés et en burn-out, elle en rencontre régulièrement dans son cabinet. « Ces métiers font souvent rêver et sont très prestigieux : beaucoup de gens y vont et essaient de réparer un manque d’estime de soi. Parce que travailler dans le luxe, la publicité ou la mode, ça permet de gagner une certaine prestance et d’être valorisé par les autres », estime celle qui est aussi blogueuse psy. « Cela permet de se dire que l’on a réussi là où de nombreuses autres personnes ont échoué. »

« Quand tu travailles dans certains secteurs, les gens projettent sur toi des qualités que tu n’as pas forcément. » - Line Mourey, psychologue.

Un constat partagé par la sociologue et directrice de recherche au CNRS Nathalie Heinich. Dans son essai La valeur des personnes : preuves et épreuves de la grandeur (Ed. Gallimard), elle s’interroge sur ce qui fait la valeur d’une personne. Il y aurait d’une part les qualités personnelles (comme la gentillesse) et d’autre part les qualités statutaires, qui témoignent de l’appartenance à un milieu social. En ce sens, travailler dans ces secteurs jugés difficiles permettrait de gagner des points en société. Bosser dans un secteur valorisé serait donc un moyen de briller, approuve Line Mourey: « Quand tu travailles dans certains secteurs, les gens projettent sur toi des qualités que tu n’as pas forcément. On s’imagine par exemple qu’un médecin est altruiste, que quelqu’un qui travaille dans la mode est créatif, etc. » D’où le désir d’investir ces métiers encore aujourd’hui, malgré les rumeurs de toxicité… voire les scandales ! Et surtout, la difficulté à y renoncer : « Quitter ton emploi signifie renoncer à ces avantages que l’on te prête donc perdre un peu de ta valeur. »

Malgré des réputations peu enviables, ces secteurs continuent donc d’attirer les jeunes recrues, souvent surdiplômées et ultra motivées. C’est notamment le cas de Clara, tout juste embauchée en tant que fichiste au sein d’une émission sur France Culture. Les signes avant-coureurs d’une mauvaise ambiance dans la maison sont pourtant nombreux. La productrice de l’émission dans laquelle elle réalise son premier stage vient d’être écartée de l’antenne : des membres de son équipe, mis à bout par le management pressurisant, ont témoigné contre elle. Plus haut dans la hiérarchie, celle qui dirigeait la station depuis plusieurs années, Sandrine Treiner, est contrainte de démissionner, accusée d’instaurer un « climat de terreur » au sein de l’entreprise. Le climat est toxique à tous les étages, mais pas de quoi entamer la motivation de Clara, qui se sait chanceuse. « J’ai la chance d’avoir un job très stimulant intellectuellement, dans lequel j’ai par exemple le temps de lire les livres des personnes que l’on reçoit à l’antenne », explique la jeune diplômée de l’Ecole Normale Supérieure et de Sciences-Po. « À la radio, on est tous passionnés. Il y a une forme d’émulation collective qui fait que tu es porté par la passion pour le boulot », relève-t-elle. Une chance qui justifie selon elle de supporter un management discutable, mais aussi de tenir des rythmes intenses.

Le piège de la passion

Avocate spécialisée dans la défense des salariés, Élise Fabing voit régulièrement des passionnés défaits passer la porte de son cabinet : « Les salariés ont souvent des statuts et des niveaux de rémunérations précaires et pas proportionnels au niveau d’engagement attendus par les employeurs, constate-t-elle. Ces entreprises se permettent beaucoup plus de largesse parce qu’elles savent que la concurrence est très rude. »

« Puisque l’on exerce sa passion, « au sens positif du terme », il est plus difficile de décrocher. » - Stéphanie Carpentier, specialiste en prévention de la santé au travail.

« Cette logique de passion fait que les salariés sont toujours plus zélés que dans d’autres secteurs moins exaltants », analyse Stéphanie Carpentier, docteure en sciences de gestion et spécialiste en prévention de la santé au travail. Puisque l’on exerce sa passion, « au sens positif du terme », il est plus difficile de décrocher. « On exalte souvent une sorte d’idéal-type du métier-passion que l’on exerce. Les gens s’imaginent que cela va être un moyen de s’épanouir », observe-t-elle. L’enthousiasme prend le pas sur d’autres facteurs, pourtant déterminants : la fatigue, les exigences extrêmement élevées ou encore le manque de cloisonnement entre vie professionnelle et personnelle. « C’est normal, poursuit Elise Fabing, également experte au sein du Lab de Welcome to the Jungle. Ce sont souvent des métiers qui permettent de se lever le matin en sachant que l’on est aligné avec ses goûts et ses valeurs. Pour de nombreux salariés, cela n’a pas de prix. »

Mais les nouvelles générations de salariés pourraient-elles changer la donne ? Pour la philosophe et sociologue du travail Dominique Méda, la crise du Covid aurait agi comme un catalyseur : les attentes des salariés vis-à-vis du travail « sont énormes ». « Sauf que comme la déception est grande, comme les conditions de travail sont très médiocres, alors il y a ce fossé qui se creuse de plus en plus, expliquait-elle le 28 décembre 2022 dans l’émission Un monde nouveau, sur France Inter. C’est ce qui a entraîné la vague des grandes démissions, entretenue par un énorme ressentiment. » En témoignent les 520.000 démissions par trimestre de l’année 2022, un chiffre historiquement haut. C’est notamment le cas de Valentine, une passionnée de mode qui vient de terminer son contrat dans une grande marque de vêtements, dégoûtée par la malveillance de ses anciennes collègues. Aujourd’hui, la jeune diplômée d’une école de commerce cherche du travail dans de plus petites entreprises, moins chic mais plus saines. Et de faire ce constat, révélateur : « Aujourd’hui je préférerais quitter l’industrie de la mode et changer de métier plutôt que de rentrer dans un truc toxique ».

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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