Un monde sans travail est-il (vraiment) possible ?
23 nov. 2023
7min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Aujourd’hui, elle nous livre ses réflexions sur Un monde sans travail (Flammarion, 2023), et nous explique pourquoi elle ne croit pas totalement dans les conclusions de son auteur Daniel Susskind.
Alors que les IA génératives conquièrent le monde des cols blancs, de nombreux travailleurs privilégiés sentent poindre la menace de leur inutilité, voire de leur remplacement, comme tant d’ouvriers des chaînes d’assemblage avant eux. Les machines vont-elles détruire nos emplois ? Faut-il dès maintenant se préparer à un monde où le travail se fera rare ?
La question n’est pas nouvelle. Au XIXe siècle, au Royaume-Uni, un mouvement ouvrier s’est organisé pour rejeter les machines à tisser qui menaçaient leurs emplois d’artisans. Ceux qu’on a appelés les Luddites, du nom du légendaire (et sans doute fictif) rebelle Ned Ludd, devinrent connus pour leurs actes de sabotage en protestation contre le chômage et la dégradation des conditions de travail provoqués par l’industrialisation. À long terme, dans l’Histoire, on a toujours finalement créé plus de travail qu’on en a automatisé. Les prédictions les plus pessimistes des technophobes se sont jusqu’ici révélées fausses. C’est pourquoi les techno-enthousiastes de la Silicon Valley ont coutume de dépeindre les néo-Luddites comme des rabat-joie sans vision de long terme.
Mais pour Daniel Susskind, économiste et professeur à Oxford, ce qui était vrai hier ne le sera pas forcément demain. Il l’assure : Cette fois-ci, c’est différent. Il nous faudra accepter l’idée que nous nous dirigeons vers un monde sans travail ou du moins un monde où il y aura de moins en moins de travail rémunéré. Dans son livre Un monde sans travail. Comment les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle reconfigurent le marché du travail (Flammarion, 2023), il explique brillamment qu’il faudra réinventer nos politiques publiques pour faire face au chômage technologique et aux inégalités qui en découlent, pour redistribuer les richesses et réguler le pouvoir des géants de la Tech. Il nous encourage à reconsidérer notre relation au travail et aux loisirs. (Dans son livre précédent, co-écrit avec son père, il invitait les lecteurs à appréhender l’avenir des professions.)
J’ai apprécié l’intelligence de cet ouvrage dont la lecture a stimulé ma réflexion sur le travail, mais j’y ai vu quelques angles morts importants. C’est pourquoi je ne partage pas l’idée selon laquelle l’évolution vers un monde avec moins de travail rémunéré est inévitable…
Jusqu’ici, on a toujours créé plus d’emplois qu’on en a automatisé
À long terme, on a toujours créé plus d’emplois qu’on en a détruit. Mais ce qui est vrai à long terme peut ne pas l’être à court et moyen termes car le chômage technologique a fait de nombreuses victimes dans l’histoire, à l’image des ouvriers au chômage de la Rust Belt américaine ou des mineurs des régions dévastées du nord de l’Angleterre dans les années 1980. « On a tendance, de nos jours, à qualifier les luddites d’ignorants en matière de technologie mais (…) ils avaient des motifs valables de mécontentement » écrit Susskind.
Néanmoins, il est effectivement vrai que l’économie a jusqu’ici toujours créé plus d’emplois que les machines n’en ont automatisés. Pour Susskind, les arguments dans ce sens sont au nombre de trois :
L’argument de la complémentarité : jusqu’ici, les machines que nous avons imaginées nous ont plus augmentés que remplacés en tant que travailleurs. Un emploi est un ensemble de tâches différentes que les machines ne peuvent presque jamais toutes réaliser à la fois. « Les machines n’ont pas seulement remplacé les personnes ; elles les ont également complétées dans d’autres tâches qui n’avaient pas été automatisées (…) Dans l’histoire, deux forces distinctes ont toujours été à l’œuvre : la force de substitution, qui a nui aux travailleurs, et la force de complémentarité, qui a eu l’effet inverse » explique l’économiste.
L’argument de la taille du gâteau : jusqu’ici, les gains de productivité permis par les machines nouvelles ont nourri la croissance de l’économie et donc le besoin de main-d’œuvre. On a augmenté la taille du gâteau. « Le Royaume-Uni, par exemple, a vu son économie multipliée par 113 entre 1700 et 2000. Et cela n’est rien comparé à d’autres pays qui étaient moins développés au début de cette période : sur ces mêmes trois cents ans, l’économie japonaise a été multiplée par 171 (…) et l’économie américaine par 15 241. »
L’argument des qualités vraiment humaines : jusqu’ici, il y a toujours eu des qualités « vraiment humaines » qu’aucune machine ne pouvait avoir. En tête de ces qualités se trouvent l’empathie, c’est-à-dire la capacité à comprendre et ressentir les émotions et expériences des autres, et la créativité, en particulier, la capacité à résoudre des problèmes de manière non routinière, en s’adaptant à un contexte changeant.
Cette fois, c’est différent
Ces arguments ont tenu bon pendant des décennies. Mais ils pourraient être remis en question aujourd’hui. On observe déjà une polarisation croissante du monde du travail qui prive de nombreux travailleurs des moyens d’une vie décente. La précarité augmente avec le progrès technologique. Pour Daniel Susskind, le nombre de tâches, mais aussi de métiers aujourd’hui largement automatisables augmente plus vite que la taille du gâteau. Certes, il y a peu de substitution pure et simple des travailleurs par des machines, mais l’ensemble du marché est concerné et fragilisé.
Nous continuons à sous-estimer les machines. En voulant chercher en elles une intelligence qui ressemble à la nôtre, nous passons à côté de cette vérité essentielle : les machines n’ont pas besoin d’êtres intelligentes comme nous pour faire le job ! C’est notre grande erreur à propos de l’IA : « Il s’agit de cette croyance erronée, selon laquelle la seule manière de développer des machines capables d’accomplir une tâche au niveau des êtres humains est de copier la façon dont les êtres humains accomplissent cette tâche. Cette erreur reste largement répandue de nos jours, influençant la manière dont de nombreuses personnes perçoivent toujours la technologie et le travail. »
Dans les années à venir, il n’y aura probablement pas de suppressions d’emplois massives. En revanche, il y aura de plus en plus de « chômage frictionnel », c’est-à-dire des emplois disponibles non pourvus à cause des disparités entre l’offre et la demande : compétences inadaptées ou manque de mobilité. La formation n’aura pas réponse à tout.
Pour Susskind, il va nous falloir nous préparer à un monde où le travail, a fortiori le travail bien payé, se fera progressivement de plus en plus rare parce qu’il y a peu de tâches que les machines ne pourront pas faire. Même les « qualités vraiment humaines » ne font pas le poids. Par conséquent, il nous faudra imaginer une « politique du loisir » pour occuper les humains et leur donner sens et sentiment d’appartenance.
Les angles morts de l’ouvrage
Les explications de Susskind sont nuancées et bien argumentées. Je ne voudrais pas les caricaturer. Mais je ne suis pas convaincue que nous allions vers un monde avec moins de travail rémunéré. Aujourd’hui, les besoins de recrutement et les « pénuries » de travailleurs sont très élevés. Cela pourrait changer avec la prochaine crise, mais je vois aussi au moins six angles morts dans l’analyse de Susskind, qui me font penser que nous aurons demain encore des difficultés à recruter assez de travailleurs.
1. Le vieillissement de la population
Les évolutions démographiques occupent peu de place dans l’ouvrage de Susskind. Or non seulement, les générations qui partent aujourd’hui à la retraite sont nombreuses mais il y aura demain de nombreux individus empêchés de travailler à cause de leurs responsabilités d’aidants. De plus, les métiers du care font face à des besoins de recrutement exacerbés par les évolutions démographiques. Les conséquences sur l’emploi vont au-delà du sujet de la main-d’œuvre disponible : de nouveaux besoins et de nouvelles manières de travailler pourraient émerger.
2. Le réchauffement climatique
Peut-on se permettre d’ignorer les conséquences du réchauffement climatique sur le travail et l’emploi ? Les températures plus élevées, la sécheresse et les catastrophes climatiques en tout genre pourraient bien augmenter considérablement les besoins de main-d’œuvre à l’avenir. Par exemple, une agriculture sans pesticides et avec moins d’eau requiert plus de travail humain. Autre exemple : les infrastructures mises à mal par des événements climatiques extrêmes nécessitent plus d’entretien. Et les fortes chaleurs empêchent de travailler comme avant.
3. Les évolutions culturelles
La culture concerne la manière dont nous voulons utiliser la technologie. Ce n’est pas parce qu’une machine peut faire une chose que nous voulons forcément qu’elle la fasse ! Par exemple, les machines battent les humains aux échecs depuis bien longtemps mais il y a encore des tournois humains et des grands maîtres d’échecs. En l’occurrence, ce sont les prouesses humaines et les histoires que nous nous racontons qui nous intéressent. Nous n’avons pas créé de tournois d’échecs pour les IA car cela serait prodigieusement ennuyeux.
4. La force de la négociation collective
Récemment, la culture de la négociation collective a connu un regain de vigueur avec la victoire du syndicat américain des travailleurs de l’industrie automobile (UAW) qui a obtenu de substantielles hausses de salaire. Cela prouve que la paye n’est pas seulement liée aux évolutions technologiques qui feraient baisser la valeur du travail humain mais aussi (surtout ?) à la négociation collective, aux organisations syndicales et à l’évolution des rapports de force entre travailleurs et entreprises.
5. Le ralentissement du progrès technologique
Susskind prend pour acquis que les machines auront demain le même rythme de progression qu’hier. Mais qu’est-ce qui le garantit ? Le progrès n’est ni uniforme ni linéaire. Les externalités négatives (pollution, embouteillages) peuvent rendre les transports plus lents. La mauvaise qualité des données peut dégrader la qualité des futures IA génératives (elles « tournent mal » quand elles sont entraînées sur leurs propres données). Les crises énergétiques, géopolitiques et climatiques pourraient mettre un coup d’arrêt à l’idée que le progrès technologique est garanti.
6. La force des relations humaines
Nos emplois ne sont pas seulement un ensemble de tâches que l’on peut automatiser ou pas. Ce sont des ensembles de relations humaines faites d’attention et de confiance. Par exemple, je ne paye pas un consultant uniquement pour livrer des présentations Powerpoint. La relation de soin que j’ai avec un médecin dépend de la qualité de la confiance que je développe avec cette personne. Une grande partie du « travail » repose sur des réseaux de relations, faits de confiance, voire d’affection. Je t’apprécie donc je travaille avec toi.
Il n’en demeure pas moins que la question de la distribution des richesses, qui se faisait spontanément par le travail au XXe siècle, est l’une des questions brûlantes de notre siècle. Un monde sans travail, cela n’est pas pour demain, mais un monde plein de travailleurs pauvres, c’est une réalité d’aujourd’hui. En cela, je suis d’accord avec Daniel Susskind pour qui l’État a un rôle immense à jouer, non pour agrandir la taille du gâteau, mais pour faire en sorte, avec une fiscalité et des services publics efficaces, que tout le monde en ait un morceau.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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