« Mon plaisir d’enseigner dépasse la dégradation des conditions de travail »
04 sept. 2023
6min
C’est un adage bien connu. Être prof serait “le plus beau métier du monde”. A tel point que Dominique Resch, professeur dans un lycée professionnel des quartiers nord de Marseille depuis 30 ans, signe un roman graphique du même nom, aux Éditions Vuibert. Face à la pénurie d’enseignants et au malaise grandissant d’une profession essentielle, cet enseignant convaincu étale au fil des pages une vision sensible et optimiste du métier. Interview spéciale rentrée des classes.
À l’heure où le métier de professeur·e semble justement en crise en France, est-ce que le titre de votre BD, “Le plus beau métier du monde”, ne semble pas un peu dissonant, voire ironique ?
Selon moi, pas tellement. J’ai justement fait exprès de reprendre l’expression pour répondre aux critiques que l’on entend sur le métier. Être professeur, c’est toujours aussi beau et intéressant même si évidemment le travail est énorme, surtout dans les quartiers difficiles. Il y a justement un livre qui sort en même temps que le mien à la rentrée et qui s’intitule L’ex plus beau métier du monde de William Lafleur (Éd. Flammarion). Le mien pourrait faire office de contrepoint à ce propos, sans nier la réalité.
Pour quelles raisons considérez-vous qu’il s’agit encore du plus beau métier du monde ?
Parce qu’on voit tout de suite les résultats de son travail ! Il ne faut pas oublier que dans l’enseignement, tout est structuré, il y a des règles à suivre et à appliquer, on ne peut pas faire n’importe quoi. Dans mon cas de figure, on se sent très utile car on permet aux élèves de saisir l’importance d’un cadre pour leur bien-être et pour leur apporter des bases solides pour leur construction en tant qu’individu. Dans ces lycées de quartiers difficiles qui s’inscrivent eux-mêmes dans des zones de non-droit, on rétablit des lignes de conduite pour aller vers le mieux et offrir une sorte d’espace rassurant et structurant, c’est très gratifiant !
En trente ans d’enseignement dans ce genre d’établissements, à quels changements avez-vous pu assister tant du côté enseignants que du côté élèves ?
C’est drôle car j’ai constaté que beaucoup de professeurs qui arrivent dans le lycée où j’enseigne se sentent au départ désemparés, disent qu’ils ne vont pas “résister”, que ça va être trop difficile… Et finalement, au bout d’un certain temps, ils ne veulent plus repartir car les élèves sont particulièrement attachants ! Finalement, ces élèves qui n’ont que peu de repères dans la vie et qui ont beaucoup à apprendre, lorsqu’ils tombent sur des professeurs engagés qui croient en leur métier, ils font des pas de géants et se montrent très reconnaissants !
J’ai également remarqué que l’équipe pédagogique dans ces lycées-là ne changeait pas tellement, en tout cas beaucoup moins que dans les établissements « classiques ». Ici les professeurs sont très soudés, tout le monde s’épaule et se soutient, il y a une vraie cohésion d’équipe parce que justement, ce n’est pas toujours facile en classe et il faut donc redoubler d’inventivité et d’entraide.
Concernant les élèves, ce sont toujours les mêmes. En trente ans d’enseignement, je ne trouve pas qu’ils soient pires qu’avant contrairement à ce qu’on peut entendre. Selon moi, c’est plutôt la manière d’enseigner et de les apprivoiser qui évolue.
« Quand les classes sont surchargées, ça devient délicat d’enseigner dans de bonnes conditions » - Dominique Resch, professeur et écrivain
Parmi les difficultés auxquelles sont confrontés les professeurs, laquelle est la plus importante selon vous ?
Le plus gros problème dans les quartiers difficiles, c’est certainement le surnombre. Quand les classes sont surchargées, ça devient délicat d’enseigner dans de bonnes conditions. Je pense que tout rentrerait dans l’ordre si la mise à disposition de plus de professeurs par classe (telle qu’elle était prévue dans les mesures mises en place en 2014 sous l’appellation REP, réseau d’éducation prioritaire, ndlr.) était réellement appliquée. Pour ma situation, qui est un peu particulière car j’enseigne dans un lycée professionnel, c’est un peu plus facile dans le sens où mes élèves ne sont pas très nombreux par atelier (en général, une quinzaine maximum), ce qui leur permet de bien suivre et aux professeurs d’être plus disponibles pour chacun d’entre eux.
Les différentes planches de votre bande dessinée mettent en exergue la diversité des profils d’élèves auxquels vous enseignez. Lorsqu’on sait que selon le SNUipp (Syndicat national unitaire des instituteurs, professeurs des écoles et PEGC), plus d’un million d’enfants âgés de 2 à 11 ans sont élèves dans des établissements d’éducation prioritaire, comment se vit cette diversité au quotidien et comment enseigner la même chose à des profils autant variés ?
C’est loin d’être facile, d’autant plus qu’on a dû inventer et même réinventer le métier parce que personne ne nous a vraiment appris comment faire. J’ai parfois des élèves primo-arrivants qui viennent d’Afrique ou d’autres endroits du monde et qui ne parlent pas un mot de français ! Dans ces situations, il faut s’adapter et composer en traduisant de l’anglais vers le français par exemple, ou bien en enseignant les bases de français à l’aide d’albums jeunesse. Chacun s’y met, même les élèves, qui sont la plupart du temps bienveillants et accueillants. Ce qui est également intéressant, c’est l’humour qui émerge de ces situations. Je n’ai jamais autant ri que depuis que j’enseigne dans ces quartiers parce que même si l’humour est différent d’un pays à l’autre, chaque élève arrive avec ses anecdotes, ses expériences et sa façon de les raconter. Grâce à l’humour, on arrive ensemble à alléger le quotidien de certains élèves qui ont vécu ou vivent encore des choses difficiles.
L’ensemble de l’ouvrage témoigne d’un dévouement et d’une patience qui semblent à toute épreuve pour vos élèves, considérez-vous parfois aller plus loin que votre rôle de professeur ?
C’est certain ! En tout cas, il y a un investissement plus prononcé chez les professeurs des zones prioritaires. On peut dire qu’on va un peu au-delà de notre rôle d’enseignant puisqu’on on fait aussi office de grand-frère, de papa ou de confident pour réconforter notamment celles et ceux qui sont isolés, orphelins… Il y a tant de questionnements chez ces jeunes, de toutes les sortes, sur la sexualité, sur la manière de se conduire en France…
Vous arrive-t-il parfois de baisser les bras ?
Il m’arrive parfois d’être découragé, bien-sûr, car c’est éreintant de devoir traduire du français vers l’anglais, d’expliquer, de réexpliquer et de réinventer le métier mais honnêtement, c’est au contact des élèves que l’on reprend vite pied et que les tracas s’envolent. Tous les élèves n’attendent finalement qu’une chose : qu’on leur parle, qu’on s’intéresse à eux, qu’on s’en occupe.
« Pour moi, le plaisir d’enseigner dépasse la dégradation des conditions de travail » Dominique Resch, professeur et écrivain
Les scènes décrites dans le roman graphique sont-elles uniquement basées sur votre expérience ?
Oui, totalement ! Et tout ce qui est montré et dit est vrai car j’ai eu à cœur de ne rien inventer même si certains noms et prénoms ont été modifiés. Tous les personnages existent, des plus drôles aux plus intéressants, des plus « à la rue » aux plus intégrés. De même que les thématiques abordés. Il y a des choses qui peuvent étonner parfois, comme les passages où les élèves me questionnent sur la sexualité, mais c’est important pour moi de montrer les choses telles qu’elles se passent. Ces élèves-là ne parlent pas de ces sujets en famille, ils n’en savent pas grand-chose alors qu’ils sont des adultes en devenir. C’est aussi pour ça qu’il est nécessaire d’endosser tous les rôles, et cela donne un intérêt génial à ce métier je trouve !
Comment parvenez-vous à partager votre temps entre votre métier de professeur et celui d’auteur ?
Je ne fais que ça (rires). Lorsque j’entends ou j’observe des choses qui captent mon attention dans mon quotidien de professeur, je les note au fur et à mesure dans un carnet et une fois rentré chez moi, je mets tout ça au propre et réécris. Au fil du temps, le livre avance. Pour la bande dessinée, c’était un peu plus délicat car j’ai du collaboré pour la première fois avec un dessinateur, Éric Doxat. Il est venu en classe pour rencontrer mes élèves et toucher un peu du doigt cet univers. C’était super de le recevoir, les élèves étaient tellement heureux de pouvoir montrer ce qu’ils faisaient, de raconter l’ambiance en classe, d’où ils venaient… Ils lui ont fait une sacrée fête !
Quelle place est aujourd’hui accordée dans la société au métier de professeur ? Cette place a-t-elle évolué depuis vos débuts ?
J’ai l’impression que les professeurs sont moins bien considérés qu’avant et que ce n’est plus vraiment un métier qui attire alors que dans les années 1970-80, à l’époque à laquelle moi j’ai commencé à être prof c’était vraiment le travail parfait, beaucoup de personnes voulaient faire ça.
Dans son livre Prof, Une journaliste en immersion paru aux Éditions La Goutte en 2023, Anna Benjamin décrit la situation alarmante à laquelle sont confrontés les professeurs notamment ceux enseignant en REP+ et qui doivent jongler entre « passion pour leur métier et dégradation des conditions de travail ». Vous reconnaissez-vous dans ses mots ?
Pas vraiment, car pour moi, le plaisir d’enseigner dépasse la dégradation des conditions de travail. Cela dit, je reconnais qu’il y a différents degrés de dégradations et que les conditions de travail peuvent être très différentes selon les établissements, qu’il s’agisse d’un collège ou d’un lycée général ou professionnel. En trente ans d’enseignement dans des établissements professionnels des quartiers nord de Marseille, je ne peux pas vraiment affirmer qu’il y ait eu tant de dégradation des conditions de travail que cela. Là où je considère que ça ne convient pas, c’est que pour un travail qui est compliqué, les salaires ne suivent pas. Je comprends tout à fait que certains professeurs s’en plaignent.
En cette rentrée scolaire, quelles sont les revendications du corps enseignant ?
Dans la bande dessinée, j’ai choisi de montrer une manifestation antiraciste, mais le corps enseignant se mobilise surtout pour revendiquer de meilleures conditions de travail, de meilleurs salaires, une meilleure prise en considération. Il faut bien comprendre qu’être professeur, c’est un travail dans lequel il est impossible de dire : « tel jour, je suis un peu fatigué donc je vais être moins actif ». Les élèves sont là, il faut s’en occuper. Il y a une certaine forme de responsabilité à être performant puisque nous donnons aussi des méthodes de vie aux élèves, des lignes de conduite. C’est pourquoi il me semble important d’être plus soutenus, considérés et payés.
Si vous pouviez remonter le temps, vous deviendriez professeur à nouveau ?
Sans aucune hésitation, bien sûr !
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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