Réseaux féminins : vrai levier professionnel ou sororité fantasmée ?

19 nov. 2018

8min

Réseaux féminins : vrai levier professionnel ou sororité fantasmée ?
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Ils sont plusieurs centaines en France à vouloir aider les femmes dans leur vie professionnelle : les réseaux féminins ne cessent de se multiplier. Mais s’ils rappellent l’importance d’une lutte pour l’égalité, ils restent parfois décevants lorsqu’il s’agit d’aider les femmes à faire évoluer leur carrière.

Anciennes élèves de Sciences-Po, entrepreneures, évoluant dans le monde de la finance ou de la banque, quadra souhaitant donner un nouveau souffle à sa carrière… Il y en a pour tous les goûts ! Dans son ouvrage, Emmanuelle Gagliardi a recensé près de 500 réseaux professionnels féminins en France. Leur but ? Permettre d’échanger des conseils et des contacts, d’être coachée ou de suivre des formations, de développer des actions communes ou tout simplement de se retrouver lors d’un dîner.

Entrepreneures, tech, Alumnis… Des réseaux à toutes les sauces

Depuis plusieurs années, des réseaux professionnels féminins se développent et affichent une volonté commune : aider les femmes à évoluer dans leur carrière tout en brisant le plafond de verre. Un objectif légitime, qui trouve ses premières occurrences à la fin des années 1990, comme le rappelle Séverine Le Loarne, professeure à l’école de management de Grenoble et responsable de la chaire Femmes & Renouveau Économique. « On s’empare du sujet avec les lois relatives à la parité entre les hommes et les femmes, [1999 et 2000] sous l’ère Jospin. » En 2011, la loi Copé-Zimmerman, qui instaure un quota obligatoire de femmes dans les conseils d’administration des entreprises, fait également son effet. « Les entreprises se sont rendues compte qu’elles manquaient alors de femmes à nommer », relève Claire Laugier-Breton, auteure de Les Réseaux professionnels féminins, Quand l’entreprise se met au service d’une réussite plurielle (L’Harmattan).

« Les entreprises se sont rendues compte qu’elles manquaient de femmes à nommer » - Claire Laugier-Breton

Devant le constat de fortes inégalités dans le monde du travail, les premiers réseaux d’initiative personnelle se construisent alors, sous différents statuts (associations, entreprises, fondations etc.) « Le développement des mœurs et de la libération de la parole a joué un rôle », reconnaît Martine Liautaud, présidente fondatrice de la Women Initiative Foundation. Mais cela a aussi été amené par le marketing. « Après l’entrepreneuriat social, les marketeurs se sont attaqués à l’entrepreneuriat féminin. » D’abord confidentiels, les réseaux prennent de l’ampleur jusqu’à exploser aujourd’hui. « Il y a presque autant de réseaux de femmes que de femmes », plaisante Séverine Le Loarne. Il n’y a plus qu’à choisir lequel vous correspond le mieux selon leur offre : mentoring, atelier pour gagner en aisance orale, conseils pour créer sa start-up…

« Il y a presque autant de réseaux de femmes que de femmes » - Séverine Le Loarne

Leur accès est plus simple qu’auparavant, en partie « moins élitiste », témoigne Claire Laugier-Breton, et se veut désormais plus « ouvert à toutes ». Ça, c’est la théorie. En pratique, les choses se corsent. Car si les femmes intègrent les réseaux professionnels, « c’est pour avoir un résultat », note Séverine Le Loarne, s’appuyant sur les recherches. « Elles ont des comportements différents des hommes. _» Ceux-ci intègrent généralement des réseaux professionnels dans une logique spontanée, du “don contre don”. Les femmes, en revanche, voient leur participation à un réseau comme un don précieux de leur temps. « _De fait, elles attendent un retour sur investissement rapide, sinon quoi, elles en sortent. » Une “logique calculée” qui est à rapprocher du fait que le temps des femmes est davantage compté que celui des hommes : malgré les évolutions, ce sont souvent les femmes qui ont à leur charge la majorité des tâches domestiques ou qui s’occupent plus souvent des enfants. Les femmes constatent donc moins les résultats de leur implication dans un réseau : selon une étude, seules 39% des femmes estiment avoir un bon réseau professionnel (contre 49% des hommes).

L’efficacité réservée à une élite ?

« C’est aussi pour cela qu’il y a autant de réseaux, estime Séverine Le Loarne. Si on ne trouve pas celui qui nous correspond, on crée le sien. Quelque part, si le problème était résolu cela signifierait que le marché de l’entrepreneuriat féminin serait mûr. » Martine Liautaud, de la Women Initiative Foundation, explique que le manque d’efficacité de nombreux réseaux peut justement être lié à l’intention : « Un réseau ne peut être utile que si on agit par conviction et non par opportunisme », résume-t-elle. Preuve en étude : si l’appartenance à des réseaux est facteur de croissance pour les entreprises, pour les femmes, ce n’est pas systématique. « Le fait d’intégrer un réseau agit sur l’intention de faire croître son entreprise mais pas sur la croissance réelle », précise Séverine Le Loarne.

« Un réseau ne peut être utile que si on agit par conviction et non par opportunisme. » - Martine Liautaud

Et l’efficacité du réseau est aussi liée au milieu dont ces femmes sont issues. « Il y a en quelques sortes, un ‘habitus entreprenerial’ », schématise l’enseignante, en référence aux travaux de Bourdieu. « Les femmes qui sont déjà issues du milieu, qui possèdent les codes, profitent des réseaux professionnels féminins. Les autres font ce qu’elles peuvent. » (Pour Bourdieu, les capitaux culturel, social et économique se transmettraient de génération en génération. Ce qui perpétuerait les inégalités, NDLR. ) C’est aussi ce que montrent les chiffres : 35% des femmes considèrent qu’utiliser les réseaux ne correspond pas à leur état d’esprit, seules 29% sont prêtes à utiliser leur réseau professionnel pour des opportunités professionnelles (contre 45% de leurs homologues masculins) et 22% estiment carrément ne pas savoir comment s’y prendre.

« Les femmes qui sont déjà issues du milieu, qui possèdent les codes, profitent des réseaux professionnels féminins. Les autres font ce qu’elles peuvent. » - Séverine Le Loarne

« Il y a une différence entre les femmes qui sont à la tête des réseaux et celles qui y adhèrent », note Claire Laugier-Breton. Ce qui rejoint le rapport de l’Observatoire de la RSE, publié en 2016. « _On reproche aux réseaux féminins leur élitisme et une absence de solidarité avec les femmes non-cadres qui sont parfois exclues des réseaux. […] Des remarques peuvent provenir des syndicats comme des femmes non-cadres qui sont amenés à dire que “le plafond de verre, ce n’est pas que pour les cadres, ça démarre aussi au niveau des chefs d’équipe”. _» Et puis, certains réseaux cultivent volontiers un certain entre-soi, les réseaux d’Alumnis par exemple. « _Il existe des réseaux où l’adhésion se fait par cooptation, d’autres où elle est automatique. D’autres inscriptions se font sur demande, ou sur adhésion, ou bien encore en échange de l’engagement à contribuer aux actions du réseau par du bénévolat (organiser un évènement, etc.) _», précise l’Observatoire de la RSE. Bref, dans les réseaux qui se battent pour l’égalité, les femmes, paradoxalement, ne partent pas toutes…égalitaires !

« On reproche aux réseaux féminins leur élitisme et une absence de solidarité avec les femmes non-cadres qui sont parfois exclues des réseaux. » - Observatoire de la RSE

La mode est à la mixité

Côté profils, les femmes intégrant les réseaux varient, deux types de participantes se distinguent : d’une part les jeunes femmes, au sortir des études qui cherchent à élargir leur carnet d’adresses et à recueillir des conseils dans leurs projets. De l’autre, les femmes plus âgées. Passées la quarantaine, elles peuvent chercher à faire évoluer leur carrière. Un constat qu’a fait , la co-directrice de l’association StartHer qui s’adresse aux femmes issues du monde de la tech. « Il y a 10 ans, les parcours étaient plus linéaires. Aujourd’hui, les 35-55 ans osent davantage quitter leur entreprise, monter un projet ou utiliser leur expertise. » Les classes d’âges associées aux moments de maternité peuvent être sous-représentées dans les réseaux, notamment à cause d’une interruption de travail liée à la grossesse. « C’est d’ailleurs l’un des sujets sur lesquels on peut aussi échanger en intégrant un réseau professionnel féminin », souligne Sylvaine Emery, directrice des activités internationales chez Humanis qui dirige le réseau Humanis Équilibres au sein du groupe de protection sociale. « Donner du temps pour accompagner des personnes dans des moments de fragilité, écouter celles qui manquent de confiance en elles, les faire sortir de leur coquille… » C’est ce que doit faire un réseau professionnel, énumère-t-elle.

« Il y a 10 ans, les parcours étaient plus linéaires. Aujourd’hui, les 35-55 ans osent davantage quitter leur entreprise, monter un projet ou utiliser leur expertise. » - Joanna Kirk

Une question nous trotte alors dans la tête : pour remplir ces objectifs, faut-il nécessairement ne rester qu’entre femmes ? La réponse a semble-t-il évolué ces dernières années. Car si la mode était aux réseaux exclusivement réservés aux femmes auparavant, la tendance actuelle tend à la mixité. « Ce n’est pas en ostracisant les femmes que les réseaux professionnels auront plus d’impact et de crédibilité dans l’action », souligne Claire Laugier-Breton. « Le pouvoir n’est pas féminin ou masculin. Si on évite la mixité, on passe à côté d’opportunités », renchérit Martine Liautaud, de la WIF. Chez StarHer, on implique volontiers les hommes puisqu’ils « sont directement concernés. Dans le monde de la tech, on entend encore trop souvent des employeurs dire qu’ils éprouvent des difficultés à engager des profils féminins », rapporte Joanna Kirk. « D’autant qu’avec #MeToo, on a peur d’une fracture entre les hommes et les femmes dans le travail, complète Sylvaine Emery, de Humanis Équilibres. L’idée n’est pas d’opposer. Au contraire, c’est de reconnaître que la performance est la même pour les hommes et les femmes ; de défendre l’équité. »

« Ce n’est pas en ostracisant les femmes que les réseaux professionnels auront plus d’impact et de crédibilité dans l’action » - Claire Laugier-Breton.

Dans les réseaux, on reconnaît tout de même que certaines actions comme des “ateliers de présentation” ou “d’expression orale” sont plus efficaces si l’on choisit de les réserver aux femmes uniquement.

L’égalité femmes-hommes, un bon produit marketing

Une formule qui mêle ateliers 100% féminins avec des événements impliquant les hommes, c’est ce qu’a choisi Martine Liautaud. Pour cette “serial entrepreneuse”, il faut avant tout du fond dans les actions pour qu’un réseau soit efficace. « Si les femmes prenaient davantage de place dans la vie économique, le PIB augmenterait de 3,9%. Les études le montrent, ce n’est pas négligeable », assure-t-elle avec conviction. Or « les femmes dans la vie économique, ce n’est pas le problème de tout le monde. _» C’est pour cela qu’elle a créé sa fondation, qui oeuvre à l’échelle internationale. « _On essaie de créer un sillon positif, on amène les femmes vers le haut. »

Malgré sa détermination, Martine Liautaud n’hésite pas à se montrer critique envers la multiplication sans fin des réseaux professionnels féminins. « C’est devenu une mode. Des associations deviennent des business, des machines commerciales. On vend des conseils, de la formation. Ce développement-là n’amène pas forcément de la qualité. Les notions de philanthropie et de commercial sont maniées avec beaucoup de confusion », s’insurge celle qui se targue de ne proposer que des actions gratuites dans sa fondation. Elle va plus loin : à force d’user d’un discours sur les égalités entre les femmes et les hommes, sans actions de fond pour réellement l’atteindre, cela pourrait desservir la cause. « Il y a tellement de parole sur l’égalité femmes-hommes que l’on a l’impression que ça va mieux. Or les chiffres sont têtus : la réalité c’est que le pouvoir reste détenu par les hommes ! »

« Il y a tellement de parole sur l’égalité femmes-hommes que l’on a l’impression que ça va mieux. Or les chiffres sont têtus : la réalité c’est que le pouvoir reste détenu par les hommes ! » - Martine Liautaud

Mais Sylvaine Emery, de Humanis Équilibre, persiste et signe : pour faire évoluer l’égalité femmes-hommes dans l’entreprise, motiver les pouvoirs publics et intégrer toutes les parties prenantes, les réseaux professionnels restent nécessaires. « Il faut régulièrement remettre le sujet de l’égalité sur le tapis. Car il est clair que pour les hommes, le plus naturel sera toujours de s’entendre entre eux. »

En attendant de trouver la recette parfaitement efficace pour les réseaux professionnels féminins, pas question donc de les enterrer. Les faire évoluer semble tout de même inévitable : d’après l’étude Ipsos HEC BCG, un quart des femmes a tendance à considérer le réseau professionnel comme un soutien plutôt qu’un réel outil de carrière.

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