Emojis au travail : marqueurs sociaux et source de quiproquos ?
29 mars 2022
6min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste chez Welcome to the Jungle
« T’es vraiment con ! » vs « T’es vraiment con 😂 ! » Dans le travail, il suffit parfois d’un smiley pour que le sens de nos messages s’en trouve complètement modifié. C’est la raison pour laquelle ces petites images numériques venues du japon (littéralement « e » pour lettre et « moji » pour image) se sont même rendues indispensables au boulot par le biais des messageries professionnelles. Mais pourquoi chérissons-nous à ce point l’usage de ces petits symboles ? Facilitent-ils vraiment les échanges à distance avec nos collègues ? Nous avons fait le point avec Rachel Panckhurst, enseignante-chercheuse qui a mené le projet de recherche sociolinguistique sur le sujet pour comprendre l’usage et le sens de notre utilisation des emojis.
Un glissement du privé au pro accentué en période de télétravail
L’utilisation d’appareils communs aux deux sphères privées et professionnelles (ordinateurs, smartphones) a entraîné un usage transversal des emojis. Les outils de communication professionnelle, comme Slack, se sont équipés pour rendre nos échanges un tantinet plus folichons, notamment en nous donnant accès à ces fameux pictogrammes. En 2018, il en existait ainsi 2 823 codifiés selon le site emojipedia.org, alors pourquoi s’en priver ?
« Ça m’a vraiment paru bizarre lorsque ma manageur m’a envoyé un emoji tout sourire pour la première fois », se souvient Pedro, salarié dans une agence de pub parisienne. Débutant son contrat en plein confinement, le jeune homme télétravaille et n’a alors pas souvent l’occasion de rencontrer ses collègues. S’il est surpris dans un premier temps, ces ponctuations légères lui apportent la touche humaine qui lui fait défaut. « C’était un peu comme une familiarité à laquelle je ne m’attendais pas. Mais ça m’a mis à l’aise, j’ai eu l’impression que ça levait une barrière dans nos échanges et c’est vite devenu naturel entre nous. » Comme lui, 61% des personnes qui utilisent des emojis le font également dans le cadre professionnel d’après une étude menée par Adobe en 2019.
Une tendance accentuée par le télétravail de rigueur en pleine crise sanitaire et dans un contexte de perte de lien social entre collègues. « Même si personnellement j’utilisais pas mal les emojis sur WhatsApp et qu’en tant que développeur c’était quelque chose qui faisait déjà partie de ma culture pro, cette période Covid et de remote a très clairement renforcé l’utilisation des emojis dans mon équipe », constate Virgile, Engineering manager. Pour Rachel Panckhurst, les emojis sont effectivement venus pallier l’absence de gestes, les regards, les expressions faciales, les postures, l’intonation de la voix, qui accompagnent d’ordinaire une conversation orale : « Les emojis, empreints d’émotion, ajoutent souvent une dimension ludique à nos messages. Ils enjolivent notre quotidien et agrémentent l’écrit. Depuis le début de la pandémie, l’usage des visios a explosé et cela était très compliqué de vivre uniquement par écrans interposés. Le non-verbal est crucial dans la compréhension du langage et l’ajout des emojis dans la communication permet de « tenir le choc » face à l’absence des marqueurs habituels de la communication en face-à-face. »
Joie, tristesse, colère : les emojis permettent de transmettre des émotions
Souvent exagérés par des visages en larmes ou des smiley fortement colériques voire hilares, les emojis sont marqués par une expressivité forte en émotions, tout comme les répétitions de caractères (de type génnnniiiiiiaaaalllll ou mdrrrrr) qui stimulent une intonation. Pour autant, des sourcils froncés n’impliquent pas des représailles houleuses à la sortie du boulot, tout comme un cœur rose scintillant en dessous d’un message Slack n’indique pas que notre interlocuteur a un crush. Il s’agit plutôt d’envoyer un signal. « Ça me permet d’exprimer deux choses, reprend Virgile. Lorsqu’un message d’anniversaire, une annonce de pot de départ ou une bonne nouvelle est partagée, je mets un emoji pour marquer une petite attention. Ça fait toujours plaisir et c’est en même temps une forme de reconnaissance entre collègues. Une petite tête triste pour dire “oh tu pars…” par exemple. »
Et pour la spécialiste, il est indéniable que tout ce qui permet d’adoucir le quotidien professionnel a un impact positif sur les travailleurs. Virgile, bien rôdé sur cette question, valide : « J’aurais bien du mal à m’en passer, glisse-t-il. Je travaille dans une équipe de sept personnes où tout le monde est en remote sauf moi. Sans les emojis, il me serait compliqué de mettre les formes et de ne pas sembler froid dans mes échanges. » Les emojis semblent donc particulièrement indispensables pour huiler les rouages de la communication numérique et peuvent « désambiguïser un message », commente l’universitaire. Pour la plupart des utilisateurs, l’ajout d’un emoji dans une phrase serait même gage d’une plus grande sincérité dans le cas d’échanges positifs, et dans le cas d’une discussion plus négative, il permettrait d’atténuer et de rendre plus acceptable la conversation.
Bien pratiques à utiliser au sein d’une équipe, à l’instar de panneaux de signalisation, les emojis permettent aussi d’un seul coup d’œil d’identifier une intention, l’état d’achèvement d’une mission, et fluidifient la communication. Virgile confirme cet aspect pratique qu’il a mis en place dans son équipe « Sur d’autres outils comme Notion ou Jira où lorsqu’on travaille en asynchrone, ça permet d’illustrer ton propos. Je les utilise très souvent dans ce cadre pour différencier des types de tâches avec des icônes. Je vais beaucoup plus vite pour exprimer une idée, une tâche de cette manière. Personnellement j’utilise beaucoup l’emoji “regard en biais”, pour dire “je ne t’ignore pas et je prends en compte ton message”, un check pour dire que je valide ou encore un pouce en bas pour montrer mon désaccord. »
On ne communique pas de la même façon avec tout le monde
78% des utilisateurs d’emojis affirment que leur usage influence leur affinité avec les personnes avec lesquelles ils échangent. Mais pour que cela fonctionne, encore faut-il que le destinataire et l’expéditeur aient les mêmes référents. S’il n’a jamais eu affaire à un quiproquo, Pedro constate que lorsqu’il communique souvent avec une personne, il sait ce que tel emoji signifie pour elle, mais que tout est matière à interprétation. « Un smiley sourire ou triste, on sait tous ce que ça veut dire. Mais dans un contexte ou une inside joke, leur signification peut nous échapper et on peut être un peu perdu. »
L’interprétation des emojis peut même radicalement changer d’une communauté à l’autre, ou encore d’une équipe à une autre. « Dans la sphère privée, l’aubergine pourrait renvoyer à un symbole sexuel ou à une liste de légumes à acheter pour une ratatouille !, illustre Rachel Panckhurst. Selon le pays, la langue, le référent n’est pas toujours le même. Par exemple l’emoji ‘pinched fingers’ ajouté au consortium Unicode (en novembre 2020), indique un désaccord ou « que voulez-vous ? » (Italie), « sois patient » (Israël), ou encore « as-tu faim ? » (Inde). Par ailleurs, un même contenu textuel avec un emoji différent peut considérablement modifier la portée significative du message. L’emoji classique de mains jointes 🙏 peut correspondre à des remerciements ou à une prière. »
Un blocage au niveau de la hiérarchie
Et pour éviter le quiproquo, la plupart des salariés se contentent d’envoyer des emojis à leurs collègues de même rang (36%). Seuls 13% de téméraires le font sans égard à l’organigramme selon l’étude d’Adobe. « Vous n’allez pas écrire de la même façon, ou inclure les mêmes emojis à un collègue ou à un supérieur hiérarchique », renchérit Rachel Panckhurst. Tout comme pour l’utilisation du langage écrit classique, on ne peut jamais être certain de la manière dont le destinataire va interpréter le message. Alors dans le doute, il vaut mieux rester prudent. Si les emojis sont devenus un réflexe pour Virgile, ce dernier n’en utilise presque jamais dans ses mails par exemple. Il les réserve plutôt à sa communication interne. « Je garde les emojis les plus rigolos pour les gens avec qui je me sens le plus proche, mais sorti de ça, j’en utilise avec tout le monde. » C’est encore une façon pour lui de clarifier des situations : « Comme je suis manager, ma communication ne peut pas être brouillon. Je gère une équipe, je fais attention à ne pas semer la confusion ou perdre quelqu’un à cause d’une maladresse. » Pour Pedro, il est préférable dans certains cas de passer par une conversation orale : « Lorsqu’ils sont positifs, les emojis se suffisent à eux-mêmes, pour féliciter par exemple. Mais dans des moments plus solennels ou quand le message est négatif, c’est important de s’exprimer avec des phrases, d’appeler la personne si on est à distance ou de tenir une vraie conversation. »
Apporter plus de liant entre collègues, traduire des émotions, pallier le manque de réactions physiques ou encore fluidifier les échanges, voilà ce que l’apparition des emojis dans nos communications professionnelles nous permet. Mais s’ils complètent les mots, ils ne peuvent cependant s’y soustraire, dès lors que l’on cherche à développer des idées construites. « On ne peut pas exprimer une pensée complexe à l’aide d’emoji, clarifie Rachel Panckhurst. Ce ne sont pas non plus des hiéroglyphes. Les catégories verbales, adverbiales, la temporalité, le lieu, la personne, l’abstraction — pour ne citer que ces aspects — sont impossibles à formuler. »
Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ
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