Bonne élève, comique, leader… pourquoi porte-t-on un masque au travail ?
05 juin 2024
9min
Bonne élève, leader né, comique de service… Il n’est pas rare que nous adoptions, de façon plus ou moins consciente, un masque au travail. De préférence, une version pimpée de notre personnalité que nous présentons à nos collègues, notre manager, nos clients... dans l’espoir d’apparaître sous notre meilleur jour. Pourquoi ressentons-nous un tel besoin ? Aurions-nous à gagner de nous en défaire ? Décryptage d’un phénomène à visage découvert.
« Quand je franchis la porte du bureau, j’enfile le costume du directeur commercial : costard-cravate, rasé de près, ponctuel, discipliné… Je ne suis plus complètement moi-même, admet Philippe, 60 ans, directeur commercial dans un grand groupe industriel. Non pas que j’essaie de masquer ma personnalité, mais j’en utilise plutôt une deuxième. Comme un acteur joue un rôle, je fais mon métier. Il y a le moi en famille et le moi au travail. » Comme bon nombre de salariés, ce manager laisse à la porte de sa boîte son « vrai lui », adoptant un masque plus susceptible de se conformer aux yeux de sa hiérarchie, ses collègues et ses clients. Un comportement qui interroge, à l’heure où la quête d’authenticité n’en finit plus d’être présentée comme un graal pour les entreprises comme les travailleurs -93 % de ces derniers militeraient ainsi pour un leadership plus authentique. Alors pourquoi ressent-on encore le besoin d’endosser un tel costume au travail ? Est-il souhaitable ou non de le reléguer au placard ? À dire vrai, le pouvons-nous seulement ?
Le masque social, composante indissociable de toute personnalité
Le plus souvent, le fait de « porter un masque » s’envisage de façon plutôt négative. Pour être quelqu’un de bien, il faudrait au contraire être vrai, entier, sincère. L’expression « tomber le masque » est d’ailleurs des plus parlantes : il s’agit de révéler sa véritable nature après l’avoir habilement dissimulée. Pourtant, à en croire le psychiatre suisse Carl Gustav Jung, ce masque est un élément indissociable de notre personnalité. « On a tendance à diaboliser le fait de mettre un masque, comme s’il y avait une forme de malhonnêteté vis-à-vis de soi et des autres. Mais ça fait autant partie de notre posture professionnelle que de notre évolution personnelle. Déjà dans sa vie de tous les jours, on ne s’adresse pas de la même façon à sa meilleure amie qu’à sa belle-mère », renchérit Sandra Fillaudeau, coach et consultante spécialiste de l’équilibre au travail.
Au sein de son schéma, le fondateur de la psychologie analytique distingue trois éléments essentiels de toute personnalité :
La persona : ce fameux masque social, produit de l’adaptation aux normes et aux valeurs de notre société, que nous choisissons de montrer aux autres afin d’en être tolérés voire, mieux appréciés.
L’ombre : la part de nous-même que nous cherchons à refouler par souci d’adaptation. À l’inverse de la persona, elle regroupe les traits de caractère et comportements qui ne sont pas admis, voire prohibés dans notre environnement social et culturel.
Le soi : le socle de notre identité profonde, ce que nous sommes et aimons profondément.
Dans son ouvrage Dialectique du Moi et de l’inconscient (Gallimard, 1986), Carl Gustav Jung va plus loin sur la définition du concept de persona : « La persona est un ensemble compliqué de relations entre la conscience individuelle et la société […] une espèce de masque que l’individu revêt ou dans lequel il se glisse ou qui, même à son insu, le saisit et s’empare de lui […] il vise d’une part à créer une certaine impression sur les autres, et d’autre part à cacher, dissimuler, camoufler, la nature vraie de l’individu. » Ainsi de l’entretien d’embauche aux premiers pas en entreprise, et plus généralement à chaque fois que l’on passe le seuil du bureau, notre attention s’oriente vers un but : présenter aux autres la meilleure version de nous-mêmes. Mais pour quelles raisons ?
Entre protection et contrôle, l’usage du masque social au travail
« Nous sommes des animaux sociaux. Nos actions et nos comportements sont toujours guidés par l’envie d’être acceptés par le groupe. Dès le plus jeune âge, nous nous développons par mimétisme, nous apprenons à rentrer dans le moule, à embrasser une forme de conformité qui ne nous quitte plus. Je pense qu’il y a une grande naïveté à se dire qu’on peut être complètement soi, d’autant plus dans un contexte professionnel », détaille Sandra Fillaudeau. Théorisé notamment par le foulologue Mehdi Moussaid, ce comportement d’imitation se retrouve d’ailleurs chez de nombreux animaux sociaux, dans l’optique de favoriser leurs chances de survie collective. Il agit alors de façon plus ou moins consciente en réaction à une situation donnée. Dans la sphère professionnelle, cela peut dépendre de son statut, des interactions sociales avec ses collègues ou sa hiérarchie, ou encore de son environnement de travail.
Léa, 27 ans, est graphiste dans une agence en communication. Au quotidien, elle admet modifier ainsi son comportement selon les circonstances. « En fonction des situations et des gens que j’ai en face de moi, je vais adopter une posture, un état d’esprit ou même une façon de parler différents. Mais je ne perçois pas ça comme un masque, plutôt comme une capacité à m’adapter à ce que je dois vivre à l’instant T », explique-t-elle. Une adaptabilité qui, aux yeux de notre experte Sandra Fillaudeau, ne mérite pas de s’envisager de façon négative. « C’est bien notre force en tant qu’êtres humains de pouvoir nous adapter à notre contexte. Il n’y a rien de cynique là-dedans : avoir un costume professionnel, au sens propre comme au figuré, n’est pas synonyme de carapace impénétrable, ni même de mensonge, mais plutôt d’une forme d’intelligence situationnelle », explique-t-elle.
Davantage, deux raisons essentielles semblent expliciter l’usage de ce masque social au travail :
Le souci de maîtrise : choisir de se montrer différemment de ce que l’on est a généralement pour but de se rassurer, en ayant un sentiment de contrôle sur l’image que l’on renvoie aux autres, et par conséquent, de ce qu’ils sont susceptibles de penser de nous à travers elle.
Le désir de protection : en se saisissant de ce camouflage psychique, l’objectif est de dissimuler certains aspects que nous jugeons moins acceptables, le plus souvent par peur du jugement ou du rejet.
Bas les masques : quand on veut, on peut ?
Si nous sommes tous amenés à porter un masque vis-à-vis de notre entourage pro, jusqu’où peut-on entretenir son fameux persona ? « En matière d’identité au travail, deux types de réactions semblent émerger : la contrainte versus la sécurité, pose Sandra Fillaudeau. La première -“Je ne peux pas être moi-même”- semble regretter cette obligation, quand la seconde -“Il ne faut pas trop se dévoiler”- voit un réel intérêt à se “cacher”. Les deux sont légitimes. La question sous-jacente est plutôt de savoir où l’on pose la limite : à quel moment l’individu risque de se couper de lui-même. » Les amateurs de la série américaine Friends se souviendront volontiers de l’épisode où Ross Geller, docteur en paléontologie, perd ses moyens avant d’animer une conférence à l’université. Son réflexe ? Prendre un accent anglais mondain pour se donner une contenance face à ses élèves. Si le subterfuge lui donne de l’assurance lors de sa grande première, il devient vite un poids dont il tente de se débarrasser ensuite pour « redevenir lui-même ».
Justement, depuis quelques années, le doux refrain de l’authenticité n’en finit plus de fredonner aux oreilles des entreprises comme des travailleurs. À ce sujet, les chercheurs s’accordent pour envisager l’authenticité au travail selon le degré où une personne est mise en condition d’agir en accord avec ses croyances, ses motivations, ses convictions… Une possibilité aux allures de passage obligé, puisque 83 % des salariés français considèrent désormais comme primordial de travailler pour une entreprise partageant leurs valeurs, d’après un sondage OpinionWay de 2021. Davantage, un salarié sur deux serait prêt à envisager une baisse de 10 % de son salaire pour intégrer une telle structure. Leurs motivations ? Trouver plus de sens à leur travail (39 %), se sentir plus utiles (24 %) ou encore créer plus facilement du lien avec leurs collègues (16 %). Mais tandis que, sur le papier, les travailleurs sont invités à « venir comme ils sont » au bureau, tous ne sont pas réellement mis en condition de laisser tomber le masque.
« Chez nous, on te met dans un moule, tu le prends ou tu le prends pas, résume Philippe. Il faut être conforme en respectant une certaine charte, qui n’est certes pas écrite, mais qui existe à travers une apparence et un discours assez normés. Si une marge de manœuvre est tolérée, elle est faible. On se ressemble tous. Et ceux qui sortent du lot sont vite critiqués, mal aimés, voire virés. » Finalement, si la persona s’avère essentielle au théâtre de la vie sociale, il reste primordial de ne pas tomber en dissonance avec son vrai soi. Aussi est-il important à la fois de ne pas se définir exclusivement via l’image que l’on tente de renvoyer à son entourage pro, mais aussi qu’être mis en condition de pouvoir exprimer les autres facettes de sa personnalité sans se voir trop contraint par les codes de l’entreprise. Un indispensable pour favoriser le bien-être et l’engagement au travail pour notre experte Sandra Fillaudeau : « Le vrai danger du masque arrive au moment où la personne entre dans une forme de désalignement. Lorsqu’elle se retrouve en décalage avec ses valeurs et ses croyances, et que par conséquent, le coût d’adaptation devient trop important par rapport à ce qu’elle en retire. Or, c’est cette justesse qui donne le pouvoir d’agir. »
5 raisons de faire tomber le masque au travail
Pour peu que vous évoluiez dans une culture d’entreprise qui laisse libre cours à l’expression de votre personnalité, voici quelques bonnes raisons d’apprendre à mettre de temps à autre votre persona en retrait.
Raison n°1 : s’autoriser à être soi dans toute sa complexité
« Nous ne sommes pas unidimensionnels. Nous devons avoir la capacité d’exprimer les différentes facettes de notre personnalité », pose encore notre experte en équilibre au travail. Il est vrai que si lors d’entretiens d’embauche, les recruteurs félicitent l’atypisme de certains profils, ces derniers ont vite fait d’être aspirés dans le moule interne de l’organisation. « Il faut permettre aux gens de venir avec ce qu’ils sont. On les recrute sur des qualités uniques, mais il est rare qu’ils aient l’opportunité d’amener ce qui fait leur singularité par la suite. Le propre des organisations vraiment performantes, c’est qu’elles y parviennent », renchérit Sandra Fillaudeau. Côté travailleur, cela revient également à accepter certains traits de sa personnalité que l’on apprécie peut être moins, comme sa timidité ou son manque de confiance en soi, mais qui peuvent se révéler de précieux atouts.
Raison n°2 : faire place à des relations de travail plus profondes
Mettre en pause sa persona, c’est s’autoriser à se révéler réellement et, par conséquent, à entrer dans une relation plus profonde avec son entourage professionnel. Bien qu’encore largement dominé par une vision masculine, le monde du travail tend à favoriser davantage l’expression des émotions, voire même une forme de vulnérabilité. Si 65 % des travailleurs déclarent encore cacher leurs émotions au travail, l’intelligence émotionnelle est de plus en plus considérée comme une compétence essentielle (40 %).
Dans son ouvrage L’intelligence émotionnelle (Editions J’ai lu, 2014), le psychologue américain Daniel Goleman envisage ce concept au regard de cinq compétences : la conscience de soi, la maîtrise des émotions, la motivation, l’empathie et la capacité à entrer en relation. « À une époque où l’emploi est si précaire, et alors que souplesse et adaptabilité définissent de plus en plus la notion même de “travail”, ces qualités sont au premier rang de celles qui sont nécessaires pour trouver, puis conserver un emploi », déclare-t-il notamment.
Raison n°3 : (im)poser ses limites
« En entreprise, on dépense de l’énergie à s’adapter et à performer constamment. Le but étant de maintenir l’équilibre entre l’énergie dépensée pour s’adapter par rapport à la personne que l’on est réellement, de celle qui est attendue de nous pour apprendre, transmettre, créer… au bénéfice de l’entreprise », pose Sandra Fillaudeau. Qui n’a pas déjà ressenti la sensation qu’on lui en demande « trop » ? ou encore celle de ne pas sentir « à sa place » dans une boîte ? « On balaie un peu trop vite notre ressenti parce qu’il n’est pas de l’ordre du scientifique, mais c’est hyper important. Il y a quelque chose qui relève de l’intuition qui nous guide afin de déterminer ce qui est bon ou non pour soi, de nous garder en sécurité », poursuit notre experte.
Raison n°4 : laisser une place à l’intime en cas de besoin
Si le monde de l’entreprise a longtemps milité pour que les salariés « sachent laisser leurs soucis à la porte », ces derniers ont appris à segmenter leurs vies pro et perso. « On a fini par les voir comme deux entités séparées, hermétiques. Mais il y a la vie, point. L’enjeu est bel et bien de tenir compte du “perso” dans le “pro” », martèle Sandra Fillaudeau. Si nous ne sommes pas tous aussi à l’aise pour évoquer notre part d’intime au travail, force est de constater que dans certaines circonstances (deuil, divorce, aidance…), cela s’impose à nous. « Il y a une vraie notion de maturité du public. Déjà de la personne, avec le concept du crédit idiosyncrasique : plus tu prouves tes compétences et ta valeur au sein d’une organisation, et plus tu gagnes en crédits qui te permettent de sortir de la norme. Donc de te confier, et éventuellement obtenir des arrangements spécifiques. Et bien sûr, il y a aussi la maturité de l’organisation, savoir si elle est ou non prête à entendre », nuance notre experte.
Raison n°5 : grandir à travers des masques inspirants
Dans son ouvrage Working Identity (Editions Harvard Business School Press, 2004), l’économiste cubaine Herminia Ibarra invite, dans une optique de développement personnel, « à envisager d’apprendre toute une gamme de soi possible ». Dit autrement, cela revient à imaginer certaines compétences que l’on aimerait acquérir et emprunter de nouveaux masques pour tendre vers ces aspirations. Une méthode recommandée par Sandra Fillaudeau : « On change tout au long de notre vie. La question c’est : “Est-ce que j’évolue dans le sens que je veux ? Est-ce que je m’autorise de nouveaux espaces d’apprentissage ?” Si par exemple, tu aimes la façon de parler de Michelle Obama, tu peux imiter ses expressions ou ses comportements. En empruntant de nouveaux codes, on intègre une forme de conformisme pour apprendre, pour grandir, pour s’élever. »
Article rédigé par Mélissa Darré et édité par Gabrielle Predko, photo de Thomas Decamps.
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