La falaise de verre : quand les femmes grimpent les échelons en temps de crise
27 juil. 2022 - mis à jour le 05 sept. 2022
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Après le fameux plafond de verre, un autre phénomène semble lui aussi mettre des bâtons dans les roues des carrières féminines : la falaise de verre. Une tendance qui consiste tout bonnement à leur confier davantage de responsabilités, notamment en entreprise, dans le cas néanmoins où les choses tournent déjà au vinaigre… Notre experte du Lab Laetitia Vitaud décrypte pour nous cet état de fait, qui oscille entre grand saut dans l’innovation et recherche de bouc émissaire.
Les femmes à la tête de grandes entreprises et les cheffes d’État restent rares : respectivement 5 % et 11 % dans l’Union européenne en 2022. Mais devinez quoi ! Quand il y a crise, déclin économique ou incertitude politique, on confie plus volontiers les rênes du pouvoir à une femme. Deux exemples célèbres : Marissa Mayer a été désignée CEO de Yahoo, quand l’entreprise allait déjà mal face aux nouveaux entrants comme Google ; tandis que Theresa May a été choisie par les députés conservateurs britanniques pour prendre la tête de leur parti (et devenir première ministre) en 2016, quand le chaos politique issu du Brexit semblait insoluble. Et dernier exemple en date, le Royaume-Uni a choisi sa troisième première ministre en la personne de Liz Truss, dans un contexte économique et politique encore plus désastreux…
En 2004, deux chercheurs britanniques, Michelle K. Ryan et Alexander Haslam, de l’Université d’Exeter, ont examiné le lien entre la performance des entreprises cotées et la nomination de femmes au conseil d’administration. Ils ont alors constaté une chose étonnante : quand ça va mal (résultats en berne, environnement défavorable, etc.), les femmes ont plus de chances d’être nommées à des postes de pouvoir. Pendant une récession ou dans une situation insoluble, le risque d’échec est élevé. Ces femmes se tiennent au bord d’une falaise : si elles échouent, elles tombent.
Une cousine méconnue du « plafond de verre »
Le « plafond de verre » (de l’anglais glass ceiling) a été théorisé dès les années 1970 aux États-Unis. Il désigne le fait que les niveaux hiérarchiques supérieurs d’une organisation restent peu accessibles aux catégories de personnes qui n’ont pas la « gueule de l’emploi » (les femmes ou les personnes issues de minorités ethniques, par exemple). C’est un concept très universel : à peu près dans tous les types d’organisations, dans le monde entier, le nombre de femmes s’amenuise à mesure qu’on monte dans l’échelle du pouvoir.
C’est donc clairement en référence au fameux « plafond de verre » que les chercheurs de l’Université d’Exeter ont nommé « falaise de verre » un phénomène qui s’accompagne d’une autre problématique optique : l’incapacité de voir le caractère dangereux et glissant du bord de la falaise. Grisées par la promesse d’un poste de pouvoir prestigieux, les personnes qui se voient confier de grandes responsabilités croient échapper au « plafond de verre », mais tombent finalement du haut de la falaise dans un moment de crise insoluble.
Lorsqu’elles atteignent les échelons supérieurs du pouvoir, ces personnes sont placées dans des positions plus précaires. La probabilité d’échec est d’autant plus importante que les difficultés (économiques, politiques, environnementales) sont grandes, ce qui signifie que le risque de chute est plus grand. Elles partent avec un handicap, font l’objet d’une attention médiatique plus importante et on ne leur laisse rien passer. Le phénomène n’est pas réservé aux femmes, il se produit aussi avec les groupes minoritaires. Est-ce la raison pour laquelle il n’y a aujourd’hui aucun homme blanc issu de l’artistocratie, parmi les prétendants à la succession de Boris Johnson au Royaume-Uni ?
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Son atout : en temps de crise, on est plus ouvert à l’innovation
En temps de guerre ou de crise, on est davantage prêt à tenter des choses nouvelles et à faire preuve d’une agilité inédite. Après tout, pendant le premier confinement de 2020, des milliers d’entreprises ont levé bien des obstacles pour permettre le télétravail de leurs salarié·es et poursuivre leur activité ! Pendant les Première et Seconde Guerres mondiales, alors que les hommes étaient au front, on a fait tourner les usines d’armement avec des ouvrières. On a même glorifié ces dernières à travers la figure américaine de Rosie la riveteuse, devenue depuis une icône féministe. Aujourd’hui, nous sommes nombreux à espérer dur comme fer que face aux catastrophes climatiques, nous serons prêt·es collectivement à laisser les rênes du pouvoir à des personnes différentes et à innover.
En bref, le fait de donner le pouvoir aux femmes, aux jeunes ou aux minorités quand tout va mal, c’est une manière d’innover. « On a tout essayé, on va droit dans le mur, pourquoi pas une femme ? » Le fait de donner un poste décisionnaire à quelqu’un qui n’a pas la « gueule » du pouvoir représente une forme de transgression perçue comme une « innovation ». De plus, il y a ce vieux stéréotype qui dit que les femmes savent gérer la merde, la misère et les problèmes. Elles auraient les qualités de patience, de résilience et d’humilité nécessaires et sont parfois considérées (à tort ou à raison, ce n’est pas la question) comme plus coopératives et loyales : de bonnes petites soldates prêtes à accepter les tâches les plus ingrates.
En 2011, une étude publiée publiée par la Harvard Business Review a demandé à des étudiant·es de déterminer s’il valait mieux un homme ou une femme pour succéder à un PDG sur le point de partir à la retraite dans une entreprise (fictive) d’aliments bio. Lorsque l’entreprise dirigée par un homme était présentée comme prospère, 62 % des étudiant·es ont choisi un candidat masculin. En revanche, lorsque cette même entreprise était présentée comme étant en crise, 69 % d’entre eux ont opté pour une femme. Il existe un certain nombre d’exemples réels qui illustrent cette perception des choses. Par exemple, quand Xerox était au bord de la faillite, Anne Mulcahy a été désignée PDG (2001-2009). Elle a réussi à redresser la société et on lui a alors prêté les qualités stéréotypées dont je viens de dresser la liste.
Son revers : la recherche banale d’un bouc-émissaire
On ne va pas se mentir, l’une des explications principales de la falaise de verre, c’est la recherche d’un bouc-émissaire. Puisque la probabilité d’échec est grande, beaucoup de ceux qui ont habituellement les rênes du pouvoir sont plus réticents à se porter candidats. Et on n’hésite pas à confier un poste de pouvoir à une personne différente parce que comme ça, on aura quelqu’un sur qui taper ! C’est bien commode d’avoir une femme capitaine à la tête d’un navire en détresse pour pouvoir l’accuser de tous les maux si le navire sombre. Notre culture occidentale garde des traces fortes du récit biblique qui fait porter la faute originelle à une femme, Eve, coupable d’avoir causé sa chute et celle d’Adam en mangeant la pomme de la connaissance, ce qui leur a valu à tous les deux d’être expulsés du paradis. Dans la mythologie grecque, c’est du pareil au même : Pandore, par excès de curiosité, a ouvert la boîte contenant tous les maux qui s’abattent ensuite sur l’humanité.
Dans les organisations, ce n’est pas très différent. On y blâme facilement les femmes quand tout va mal alors qu’à l’inverse, on remercie davantage les hommes quand tout va bien. Une étude intitulée You’re Fired!, publiée en 2020 dans le Journal of Management a révélé à quel point assumer un rôle de direction était davantage risqué pour une femme. En comparant les licenciements de 641 PDG américains entre 2000 et 2014, l’étude a montré que les femmes étaient bien plus susceptibles d’être licenciées que leurs homologues masculins. Et si des « niveaux élevés de performance » peuvent protéger les PDG masculins, les chercheurs ont constaté qu’ils n’offrent pas le même type de protection aux femmes.
On confie aussi plus volontiers les projets condamnés et perdus d’avance à des femmes et des personnes issues de minorités. Le phénomène est bien connu dans le monde politique où les partis confient volontiers les circonscriptions ingagnables à des femmes… pour ensuite mieux leur reprocher de ne pas les gagner. Idem dans l’univers commercial : il n’est pas rare que l’on refile les mauvais clients et les dossiers pourris aux nouveaux arrivants et aux femmes pour ensuite avoir des arguments pour moins les promouvoir (« le chiffre d’affaires est décevant »).
Le drame de la falaise de verre, c’est qu’en mettant les femmes au pouvoir quand la probabilité d’échec est grande, on renforce l’idée selon laquelle elles ne seraient pas faites pour le leadership et le succès. Au lieu de rôles modèles positifs, on produit alors des modèles repoussoirs qui nourrissent la misogynie et découragent celles qui seraient tentées de postuler. La leçon ? Il faudrait beaucoup beaucoup plus de femmes à des postes de pouvoir dans toutes les situations possibles, y compris dans les organisations en croissance qui vont bien, pour éviter de tomber dans cet écueil. Personnellement, je suis assez convaincue que les quotas sont le meilleur moyen d’y parvenir.
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Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps
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