« Faux dilemme » : au travail, on vous manipule par l'illusion du choix !
28 sept. 2023
4min
Au travail, vous est-il déjà arrivé de vous retrouver contraint à choisir entre deux options, dont aucune ne vous convenait vraiment ? Ce stratagème oratoire est ce qu’on appelle le « faux dilemme » soit une façon de manipuler l’autre pour le contraindre à adopter son point de vue. Décryptage.
« Pour survivre, nous allons devoir faire des coupes drastiques de budget, sans quoi nous devrons nous séparer de certains d’entre vous… » C’est ainsi que Clémentine, cheffe de projet digital de 28 ans, s’est vue signifier sa baisse de salaire. Un raisonnement en apparence implacable, qui n’appelle aucune autre solution que d’accepter sans broncher cette brusque diminution de revenus. Pourtant cette technique bien connue des orateurs repose sur un procédé rhétorique ancien comme le monde, que les sophistes grecs utilisaient déjà : le faux dilemme.
Sacrés Grecs !
Pour comprendre ce qu’est un faux dilemme, il faut d’abord s’intéresser au sophisme. Un sophisme est une argumentation qui porte en elle l’apparence de la rigueur, voire de l’évidence, mais qui n’est en réalité pas valide. Soit qu’elle repose sur des prémisses qui sont erronées, soit qu’elle joue sur des procédés visant à tromper le destinataire du message. Ces techniques rhétoriques sont nées dans la Grèce antique, sous l’influence notamment du penseur Protagoras, qui prônait le fait que n’importe quelle opinion peut prendre l’apparence de la vérité. L’héritage des sophistes se retrouve aujourd’hui dans de nombreux discours qui visent à convaincre un auditoire, que ce soit dans les domaines politiques, économiques ou managériaux.
Parmi les sophismes les plus fréquemment utilisés, on trouve notamment le « faux dilemme ». Le principe ? Très simple : donner l’impression à son interlocuteur qu’il n’existe que deux solutions possibles à un problème donné. Parmi les faux dilemmes les plus connus, on peut notamment citer la fameuse phrase de George W. Bush, qui, suite aux attentats du 11 septembre, affirmait que chaque nation devait désormais prendre la décision d’« être avec les Etats-Unis, ou avec les terroristes. » C’est sur cette fausse impression que repose le faux dilemme : l’idée qu’il n’existe pas de nuances, que la solution repose uniquement sur un choix A ou B.
En entreprise, cela donne lieu à des situations comme celle vécue par Clémentine, ou l’interlocuteur se retrouve acculé, sans d’autres issues que les deux proposées. Et, bien souvent, les deux options sont à l’avantage de celui qui formule le faux dilemme. Une technique rhétorique bien plus fourbe qu’elle n’y paraît, puisqu’elle donne l’illusion d’avoir le choix, là où en fait, il n’y en a pas.
Attention, faux dilemme en vue…
Partir ou accepter de voir son salaire diminué ? Aucune de ces options n’était satisfaisante pour Clémentine, pourtant, à ses yeux, c’est bien elle qui a choisi de rester, en connaissance de cause. « Il n’y a pas de choix lorsqu’il s’agit de choisir entre la peste et le choléra, martèle Ariane Bilheran, philosophe et psychologue clinicienne. En faisant croire que l’on donne le choix, on laisse au salarié la responsabilité de la culpabilité d’avoir choisi. » Cette technique pernicieuse est particulièrement utilisée dans les moments où le salarié est mis en situation de vulnérabilité : plans de restructuration, rachats d’entreprise, aménagements de postes… « C’est ce que nous appelons des conflits de loyauté, explique Ariane Bilheran. Dans mon expérience professionnelle, j’ai souvent rencontré des conflits de loyauté concernant l’acceptation de méthodes dégradées de travail. Par exemple, soit accepter de cumuler les tâches en raison de la réduction de personnel, quitte à pousser l’individu au burn-out ; soit suggérer au salarié que, s’il n’a pas la capacité d’absorber cette charge de travail, il vaudrait mieux qu’il aille voir ailleurs. »
Parmi les autres faux dilemmes en vogue, celui qui opposerait plaisir et bon salaire. Nombreux sont les travailleurs à arguer du fait qu’ils acceptent d’occuper un poste qui manque de sens car le salaire y est confortable… Et à l’inverse, sous prétexte d’avoir la chance d’exercer un « métier-passion », certains s’accommodent de salaires bien en-deçà de leurs prétentions. Apprendre à repérer un faux dilemme prend alors tout son sens, dans la mesure où il n’est pas uniquement l’œuvre d’un interlocuteur mal intentionné : il peut aussi être une injection sociétale, si bien intériorisée qu’elle semble tout à fait logique et sensée.
Comment échapper au faux dilemmes ?
Alors comment repérer ces situations, et surtout comment les contrer ?
Premièrement, quand on vous oppose deux choix et qu’aucun des deux ne vous convient, demandez-vous toujours quelles sont les alternatives. Pour cela, procéder par questionnement aide beaucoup.
Reprenons le cas où votre employeur vous contraint à accepter une plus grande charge de travail, au risque de vous licencier : est-il vraiment nécessaire de cumuler deux postes pour faire face à la réduction de personnel et subsister dans l’entreprise ? Les postes éradiqués ne pourraient-ils pas être répartis de façon plus équitable sur l’ensemble de l’équipe ? Certaines missions ne pourraient-elles pas être reportées à plus tard, pour se concentrer sur celles qui permettraient à l’entreprise de se redresser plus rapidement ? Enfin, serait-il vraiment dramatique de quitter une entreprise qui fait passer le bien-être de ses salariés au second plan ?
Outre le fait de vous permettre de prendre du recul par rapport à l’impasse dans laquelle vous a mis votre interlocuteur, ces questionnements peuvent aussi donner une hauteur de champ à celui ou celle qui vous a « coincé » dans ce faux dilemme. « Le problème est que, souvent, le manager est lui-même soumis à une pression en cascade. Il la reporte alors sur ses équipes, dans un contexte d’organisations du travail qui fonctionnent de manière pathologique », analyse Ariane Bilheran. Fournir d’autres alternatives à son manager est également un moyen pour lui d’envisager d’autres solutions, qu’il n’avait peut-être pas considérées au départ.
Un autre moyen de se sortir d’un faux dilemme est d’opposer à ce dernier un contre-exemple bien choisi. Par exemple, « nous avions déjà dû faire face à une réduction de personnel il y a deux ans, et nous avons réussi à redresser la barre sans qu’aucun d’entre nous n’ait à pâtir de cette situation ». Choisir des exemples concrets et documentés seront autant d’arguments pour démontrer à votre interlocuteur qu’il existe des solutions autres que celles qu’il présente.
Enfin, nommer le faux dilemme est un premier pas pour identifier le mécanisme rhétorique auquel vous faites face, et, si besoin, demander de l’aide auprès d’un psychologue du travail ou du département des ressources humaines. « Il est important d’identifier le conflit de loyauté et de pouvoir le nommer, affirme Ariane Bilheran. Cela suppose une certaine prise de distance, dont la plupart des salariés ne sont pas capables, car ils dépendent de leur travail pour subsister. Il est alors important de nommer pour pouvoir faire valoir ses droits ».
Ainsi, mettre des mots sur une situation de faux dilemme permet de l’identifier, et de la reconnaître comme ce qu’elle est véritablement : une technique de manipulation, visant à nous faire prendre une décision qui va à l’encontre de notre intérêt.
Article édité par Aurélie Cerffond, photographie par Thomas Decamps
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