Quand les boîtes offrent à leurs salarié·e·s… la fertilité
02 févr. 2022
5min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste
Aux Etats-Unis, offrir la fertilité à ses salarié·e·s est devenu un argument pour embaucher et fidéliser des talents en pleine ascension. Sauf que retarder la procréation pour faire passer son job en premier pose question. Le corps n’est pas forcément d’accord avec ce planning imposé. Et, en France, on a du mal à voir le retardement de la fertilité comme un argument pour booster sa carrière. Question de point de vue ?
Christian Borrero-Colon est atteint d’azoospermie, une pathologie qui l’empêche d’avoir des enfants de manière naturelle pour cause d’absence de spermatozoïdes. Interrogé par l’Express en 2019, le mari, devenu employé chez Starbuck, témoigne. À 41 ans, et après 17 ans de carrière dans l’armée de l’air américaine, il s’est fait embaucher chez le géant du café sucré. « Si je n’avais pas eu d’impératif médical, je n’aurais pas pris ce boulot. Mais là je ne pouvais plus repousser l’opération, c’était maintenant ou jamais. » Ainsi, contre un contrat de 20h par semaine, Christian et sa femme ont pu bénéficier des 15 000$ proposés par la boîte aux employés dans le cadre d’une FIV, y compris les employés à temps partiels. Une somme qui inclut la totalité du traitement pour l’ensemble du couple.
Aux Etats-Unis, une entreprise sur vingt et un tiers des entreprises de plus de 500 salariés propose la congélation d’ovocytes ou de spermes des employés.
Depuis 2014, le témoignage de Christian Borrero-Colon est loin d’être un cas isolé. Cette année-là, à la stupeur générale, la chaîne d’informations américaine NBC annonce que Facebook et Apple offrent à leurs employés la congélation de leurs ovocytes, sans raison médicale. Le magazine économique Bloomberg Businessweek en fait même une “Une” remarquée : « Congelez vos œufs, libérez votre carrière. »
Tickets resto et congélation in vitro
Comme le couple interrogé par L’Express, un Américain sur huit, selon l’hebdomadaire, est confronté à un problème d’infertilité et un Américain sur soixante-cinq est issu d’une procréation médicalement assistée (PMA). Alors, depuis une petite dizaine d’années, ce nouvel avantage pour séduire et retenir les talents de grosses boîtes américaines semble faire mouche. Au point qu’aux Etats-Unis, une entreprise sur vingt et un tiers des entreprises de plus de 500 salariés propose la congélation d’ovocytes ou de spermes des employés.
Les entreprises évoquent le challenge de mener de front une carrière de haut niveau et élever une famille. Sans compter que la démarche est coûteuse, pour ne pas dire ruineuse. Aux Etats-Unis, c’est 10 000 $ la congélation, et 500 $ de plus par année de stockage. Apple et Facebook offrent 20 000 $ soit l’équivalent de deux rounds de prélèvements d’ovocytes et 20 ans de conservation pour aider à assumer les coûts de la médecine procréative. La couverture de la congélation d’ovules est considérée comme une sorte de bonus ou de prime à l’intéressement pour l’engagement des femmes, et donne aux entreprises qui la proposent, selon elles, un avantage sur les nombreuses femmes qui veulent consacrer leurs années de procréation à la construction de leur carrière.
« Ce n’est pas du tout dans la culture française de mettre de l’économie dans la question de la reproduction »
En France, où le système de santé est plus performant qu’aux Etats-Unis et où l’auto congélation d’ovocytes est permise depuis peu (comme en Espagne, en Belgique, aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne), la santé reproductive n’est pas une affaire corporate. La sécurité sociale française prend en charge l’entièreté des frais, excepté les 45 € correspondant aux frais de conservation en cuve.
« Il ne faut peut-être pas approcher la reproduction aux Etats-Unis comme un truc d’entreprise », analyse cependant Virginie Rozée. Selon la chercheuse à l’INED qui travaille, entre autres, sur les problématiques liées à l’Assistance Médicale à la Procréation (AMP), « la focale est sur l’aspect commercial ». Elle explique : « Aux Etats-Unis, tout peut être commercialisé, y compris la GPA (interdite en France NDLR) ou la fécondité. Alors que dans l’Hexagone, on ne met pas de commerce dans la santé. Cela fait partie de la loi de bioéthique. Ce sont des principes légaux de non commercialisation du corps humain et de tous les dérivés. Ce n’est pas du tout dans la culture française de mettre de l’économie dans la question de la reproduction. »
Enthousiasme américain, réserve française
De l’autre côté de l’Atlantique, ce genre de questionnements semble bien désuet. Ainsi, jusqu’à récemment, la congélation d’ovocytes « s’adressait principalement aux femmes de plus de 30 ans », explique Susan Herzberg, présidente de Prelude Fertility, un réseau national de cliniques de fertilité, au New York Times. Désormais, les entreprises ciblent un marché plus jeune, de femmes millennials entre 20 et 30 ans. « Le processus n’a jamais été meilleur, plus rapide ou moins cher, ni plus susceptible de produire un meilleur stock d’œufs de haute qualité », affirme la présidente. Selon une étude américaine récente, autour de 20 000 femmes ont congelé leurs ovocytes dès la mise sur le marché de la technique début 2000.
Face au discours fantasmé (et archi marketé) des entreprises de fertilité américaines qui pourrait laisser croire qu’il est possible de suspendre l’horloge biologique, la docteure en anthropologie sociale et ethnologie Pérez-Hernández Yolinliztli met en garde : il existe un décalage entre l’image d’apparente facilité à concevoir sur commande et la réalité de l’horloge biologique. La procédure de congélation des ovocytes n’est pas anodine, pas plus qu’elle n’est synonyme de grossesse tardive réussie. À partir de 35 ans, la fertilité baisse chez la femme. Promettre que l’on peut retarder indéfiniment une grossesse, histoire de faire carrière, est donc loin d’être juste.
L’absence de compagnon et non la carrière comme moteur de congélation d’ovocytes
Alors que les entreprises de la Silicon Valley, notoirement dominées par les hommes, se font concurrence pour attirer les meilleurs talents féminins, cette couverture offre un avantage aux nombreuses femmes qui consacrent leurs années de procréation à la construction de leur carrière. La couverture de la congélation d’ovules peut être considérée comme une sorte de « récompense » pour l’engagement des femmes, selon Philip Chenette, spécialiste de la fertilité à San Francisco.
En France, après trois ans de débats, l’autoconservation des ovocytes a enfin été autorisée le 29 juin dernier, dans le cadre de la loi bioéthique votée par l’Assemblée nationale. Et la demande a dépassé, de loin, les attentes. Quelque 3 000 femmes concernées par l’ouverture à l’automne de la PMA pour toutes, c’est-à-dire n’étant pas en couple avec un homme, ont demandé à en bénéficier. Alors qu’entreprises et médias présentent la carrière comme moteur de la congélation des ovocytes, les conclusions de la doctoresse Pérez-Hernández Yolinliztli sont plus nuancées. Une étude qualitative (menée sur 150 femmes aux USA et en Israël) démontre que l’absence de compagnon est la principale motivation, et non l’éducation ou la carrière.
« Étonnamment, explique-t-elle longuement sur le site The Conversation, que cela soit pour des raisons dites sociales, dans le cadre d’une maladie ou d’un don d’ovocyte, les femmes qui autoconservent des gamètes ne sont pas toutes certaines de vouloir enfanter. En couple ou célibataires, elles sont plusieurs à congeler des ovocytes pour continuer à se questionner sur leur ‘vrai’ désir d’enfant, sans pour autant perdre la possibilité de devenir mère. »
Lors d’entretiens, plusieurs femmes ont ainsi expliqué « ne pas vouloir d’enfant à tout prix ». La congélation d’ovocytes offre une espèce de prolongement de l’incertitude « dans un but qui n’est pourtant pas forcément procréatif » et certaines femmes souhaitent se « donner du temps » pour trouver un compagnon stable avec qui avoir des enfants.
La natalité, une affaire d’Etat ?
Pendant que les entreprises US tentent leur va-tout séducteur avec ces politiques de fertilité, et que les femmes rêvent plutôt du prince charmant que d’une carrière sans biberon, des initiatives de politique locale voient le jour. Au Japon, à Urayasu, une ville de la banlieue de Tokyo, le maire estime que « la grossesse et les naissances sont des questions individuelles mais, quand la situation devient extrême, je considère que c’est une question sociale. Je pense qu’utiliser des fonds publics est une bonne décision. » Alors, la municipalité finance en partie les congélations d’ovocytes de ses résidentes de 25 à 34 ans, rapporte le Guardian. Cette initiative isolée intervient alors que le Japon est le pays avec l’un des taux de natalité le plus bas au monde.
Article édité par Clémence Lesacq ; Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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