Harcèlement moral institutionnel : ce que le procès France Télécom va changer
06 oct. 2022
4min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste - Welcome to the Jungle
La condamnation en appel des dirigeants de France Télécom valide définitivement la recevabilité pénale du « harcèlement moral institutionnel » et a choisi, une nouvelle fois, de replacer l’humain comme priorité absolue des entreprises. Un changement de paradigme qui pourrait impacter les orientations stratégiques de ces dernières.
Le verdict du procès en appel de France Télécom – devenu Orange en 2012 – en consacrant une fois encore le « harcèlement moral institutionnel » fera date. Cette condamnation rendue le 30 septembre 2022 par la Cour d’appel de Paris, montre bien que cette qualification pénale entrée dans la jurisprudence à l’occasion du premier jugement en décembre 2019, n’est pas le fruit d’une mauvaise interprétation alimentée par l’émotion, ni le fait d’une quelconque pression sociale. Non, le harcèlement systémique au travail (le fait qu’il n’y ait pas de lien direct entre le harceleur et la victime, ndlr) est bien réel et les tribunaux vont devoir s’adapter pour juger ce nouveau champ contentieux. Qu’est-ce que ça change concrètement pour les entreprises ? Désormais, la stratégie mise en place par le top management ou le C-Level d’une organisation peut être, toujours dans un contexte particulier, constitutive de harcèlement moral au pénal, et les personnes responsables ou complices de sa « bonne » mise en œuvre risquent jusqu’à des peines de prison avec sursis.
Harcèlement moral institutionnel : le principe de la carotte et du bâton
« Même si les peines et les amendes ne semblent pas à la hauteur des préjudices subis par les salariés de France Télécom (les deux anciens dirigeants de l’opérateur ont été condamnés en appel à un an d’emprisonnement avec sursis et à 15 000 euros d’amende, ndlr), je suis assez optimiste sur l’effet dissuasif de ce jugement », estime Élise Fabing, avocate spécialiste du droit du travail et experte du Lab. En effet, dès lors qu’il y a un précédent, « chaque équipe dirigeante va devoir réfléchir en amont aux conséquences et aux qualifications pénales que pourrait potentiellement avoir leur politique interne », acquiesce Antoine Labonnelie, avocat d’une partie civile lors du procès. En d’autres termes, si une entreprise se voit pour des raisons économiques ou stratégiques dans l’obligation de tailler dans ses effectifs ou de se restructurer, elle ne pourra plus le faire en disant vouloir pousser ses salariés à la démission, comme ce fut le cas dans l’affaire France Télécom. Cette volonté de la direction s’était en effet incarnée lors d’un discours du PDG de l’entreprise, où ce dernier disait vouloir faire « les départs d’une façon ou d’une autre, par la porte ou par la fenêtre », lors d’une réunion des cadres de l’entreprise à la Maison de la chimie à Paris, en octobre 2006. « C’est un peu le principe de la carotte et du bâton : ok vous ne voulez toujours pas suivre nos préconisations qui visent à améliorer les climats sociaux en entreprise ? Sachez que depuis ce jugement vous risquez des contentieux plus importants », ajoute Élise Fabing.
« Chaque équipe dirigeante va devoir réfléchir en amont aux conséquences et aux qualifications pénales que pourrait potentiellement avoir leur politique interne. »
Mais le verdict de ce procès qui a nécessité dix ans d’instruction et qu’on qualifie couramment d’hors norme, est-il facilement transposable à d’autres dossiers ? S’il est vraisemblable que les dirigeants des entreprises associées à des agissements harcelants seront désormais plus prudents et éviteront de laisser des traces comme ceux de l’affaire France Télécom, maître Antoine Labonnelie est persuadé de sa reproductibilité. « Même si la logique managériale fonctionne par capillarité et ne se laisse pas facilement attraper, aujourd’hui, on n’a plus besoin de preuves matérielles qui montrent que les dirigeants incitent leurs managers à des pratiques harcelantes envers leurs équipes opérationnelles, insiste l’avocat spécialiste du droit du travail. *Il suffit que plusieurs salariés d’une même entreprise viennent porter plainte ou témoignent de faits similaires de dégradation de climat social et décrivent une histoire cohérente pour alerter le parquet.* »
Une qualification pénale qui concerne tous types d’organisations
Les deux experts s’accordent sur le fait que le changement concerne d’abord les grands groupes – par essence plus sujets à l’aspect systémique de cette nouvelle forme de harcèlement que les plus petites – sans pour autant fermer la porte à des actions contre d’autres types d’entreprises. « La dégradation des conditions de travail, le climat social de peur ou de stress, n’est malheureusement pas réservé aux grandes entreprises, observe Élise Fabing. Tout ce qui importe aujourd’hui, c’est le curseur que l’on va poser : à quel moment un mode de gestion de l’entreprise bascule dans le harcèlement systémique ? »
« Tout ce qui importe aujourd’hui, c’est le curseur que l’on va poser : à quel moment un mode de gestion de l’entreprise bascule dans le harcèlement systémique ? »
À ce propos, l’avocate estime d’ailleurs que les grandes structures ont commencé un travail de rédemption puisqu’elle est de plus en plus sollicitée pour réaliser des enquêtes internes pour des faits de harcèlement moral et sexuel dans les entreprises. Un phénomène très nouveau tant le fait d’être victime de tels agissements était tabou il y a quelques années encore. « Je suis donc assez optimiste, explique-t-elle. Après, je pense que bon nombre d’entreprises, particulièrement les start-ups et toutes les organisations qui grandissent rapidement sans s’être dotées de véritables services RH, n’ont pas encore pris conscience de l’importance de la prévention des risques psychosociaux en leur sein. Elles vont devoir s’emparer de ce sujet au risque que ça se retourne contre elles. » Les entreprises ne pourront plus dire qu’elles ne savaient pas.
Replacer l’humain au centre de l’entreprise
L’autre point fondamental que souligne le verdict de ce procès : l’humain doit toujours rester la première préoccupation des entreprises. Un aspect qu’avaient oublié les dirigeants de France Télécom, lorsque confrontés à l’arrivée d’Internet et la privatisation du marché de la téléphonie à la concurrence au mitan des années 2000, ils avaient décidé de la suppression de 22000 emplois. Selon Yves Nicolet, avocat général dans le procès en appel, c’est d’ailleurs bien là la principale erreur des dirigeants aujourd’hui condamnés : « D’objectif prioritaire, il (la suppression des postes, ndlr) est devenu un objectif impératif alors que les dirigeants savaient qu’il serait irréalisable ». Pire, voyant les effets délétères de cette stratégie sur la santé des salariés, ils ont décidé de continuer.
Avec ce jugement, Élise Fabing estime que les juges ont décidé de se poser comme des gardes-fous face à l’urgence de la productivité qui casse, dans certaines situations, le bien-être des salariés. « C’est une décision forte qui, en creux, dit que la priorité au travail, c’est l’humain qui prévaut et rien ne justifie de porter atteinte à la santé et à la dignité des salariés », dit-elle. Un discours qui rappelle les mots qu’avait prononcés Christelle Mazza, avocate d’une partie civile au procès France Télécom, dans sa plaidoirie du 2 juillet 2019, lorsqu’elle avait évoqué le respect des Droits de l’Homme dans la conduite d’une entreprise, la dignité humaine s’imposant à tous les niveaux, y compris dans la sphère économique : « Quelles que soient les contraintes, la dignité humaine est un droit inaliénable et l’employeur se doit de la garantir, y compris dans sa façon de penser le travail ».
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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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