Alice Isaaz et Alix Delaporte : « Journaliste est un métier à préserver »
14 févr. 2024
6min
Dans Vivants, la réalisatrice Alix Delaporte (Comme dans un rêve, Angèle et Tony) nous plonge dans le quotidien d’une agence fictive de grands reporters. En laissant éclore à la fois les moments de doutes, de joies, comme les révoltes qui alimentent un métier passion en crise. Entretien embarqué avec la cinéaste et son actrice principale Alice Isaaz, qui incarne une jeune journaliste en devenir.
Qu’est ce qui vous fait vous sentir vivante?
Alice Isaaz : Mon métier ! Puis ma famille, mes proches.
Alix Delaporte : Je me sens vivante quand je cherche un peu, parfois longtemps et que je finis par trouver. J’adore jouer avec la peur aussi : celle de ne pas filmer la bonne scène, de ne pas trouver la grâce à travers la caméra. La peur, ça peut me faire sentir très vivante.
Alix, vous avez fait vos débuts en tant que journaliste reporter d’images dans une agence de presse prestigieuse avant de vous tourner vers le cinéma. Pourquoi traiter un sujet aussi familier ?
Alix Delaporte : C’était une décision inconsciente, j’ai écrit 30 pages que j’ai proposées à mon producteur. Après coup, je me suis rendue compte que le film parlait un peu de moi. C’est une fiction sur des personnes qui filment le réel donc il y a un double langage à l’image avec d’un côté des scènes préparées et de l’autre des moments plus spontanés, lorsque les journalistes sont en reportage et filment la vraie vie.
Le film suit des grands reporters nostalgiques d’un âge d’or révolu : celui des grands reportages à l’étranger, bien souvent dans des zones de guerre. On découvre leur univers à travers les yeux de Gabrielle, la stagiaire. Pourquoi ce choix ?
Alix Delaporte : À l’origine, Gabrielle n’est pas journaliste. Elle a été guide de montagne, donc tout est surprenant pour elle quand elle débarque dans cette rédaction en pleine ébullition. En tant que spectateur, on se met à sa place et l’on découvre aussi cet univers de façon plus spontanée.
« Je ne pense pas qu’on puisse nier une vocation très longtemps, celui qui veut vraiment devenir aide-soignant, journaliste ou comédien, il peut y arriver. » - Alix Delaporte
Alice, tout comme votre personnage, vous n’êtes pas issue du monde du journalisme. Qu’avez-vous appris de ce métier en travaillant sur ce film ?
Alice Isaaz : C’est un milieu qui subit énormément de contraintes, comme les restrictions budgétaires dues aux nombreux canaux d’information qui existent. Il faut préserver ce métier, que les journalistes puissent continuer à aller sur le terrain avec des moyens corrects et non pas qu’ils soient seuls à devoir gérer le son et le montage, comme c’est souvent le cas maintenant. En tant que consommateurs de l’information, on ignore tout ce qui joue en coulisses, toute la pression autour des chiffres, du budget…
Alix Delaporte : Et pourtant, même dans les pires situations, ils arrivent quand même à rigoler.
Alice Isaaz : Oui aussi ! Les journalistes sont des gens passionnés qui se créent une famille. Ce n’est pas juste un métier où on va au bureau, on fait ce qu’on à faire et on repart à heures fixes. C’est une passion, une dévotion, qui ressemble à ce qu’on peut connaître en tant que comédien ou metteur en scène.
« Je pense que ce film peut résonner chez tout le monde car presque tous les secteurs souffrent aujourd’hui de contraintes budgétaires. » - Alix Delaporte
Gabrielle (Alice Isaaz) débarque dans une rédaction sans avoir reçu de formation de journaliste. Le rédacteur en chef de l’agence, incarné par Roschdy Zem, admet ne pas avoir le bac. Pensez-vous qu’il soit encore possible de réussir dans un milieu sans diplômes ?
Alix Delaporte : Je pense que c’est très difficile aujourd’hui, mais je refuse de dire que c’est impossible. Trompez vous professionnellement, empruntez d’autres chemins, faites d’autres métiers ! Nourris de ces expériences, vous deviendrez peut-être l’exception qui confirme la règle. Le chemin est aussi important que le résultat. Je ne pense pas qu’on puisse nier une vocation très longtemps, celui qui veut vraiment devenir aide-soignant, journaliste ou comédien, il peut y arriver.
Aujourd’hui, 40 % des détenteurs d’une carte de presse passent moins de sept ans dans la profession et 66 % des journalistes de moins de 30 ans sont en situation de précarité. Pourtant, c’est un métier qui continue d’attirer et de faire rêver beaucoup de personnes. Comment expliquer ce paradoxe ?
Alix Delaporte : En tant que metteur en scène, je peux difficilement l’expliquer, le directeur d’une agence de presse vous l’expliquerait bien mieux que moi. En revanche, on m’a fait observer récemment qu’en se précarisant, le métier de journaliste était de plus en plus fait par des femmes. Comme dans le tertiaire, les hommes semblent quitter ce secteur en crise pour se diriger vers des métiers qui rapportent plus, ce qui laisse plus de place aux femmes, qui communiquent peut-être moins sur ce besoin d’argent mais qui ont la vocation de nous informer. J’ai trouvé cette analyse aussi intéressante qu’inquiétante.
Pourquoi les femmes auraient-elles moins besoin d’argent que les hommes ?
Alix Delaporte : J’ai l’impression que la femme ne se sent pas encore légitime pour se dire « J’aime l’argent, j’ai envie de gagner du blé ». De l’autre côté, il y a le cliché de l’homme qui entretient sa famille et qui cherche donc à bien gagner sa vie. Heureusement, on s’éloigne de ces schémas, mais nous n’avons pas encore atteint la parité des salaires donc il y a encore du chemin.
Pourtant, il n’y a que deux figures féminines dans le film, et elles sont entourées d’hommes…
Alix Delaporte : Oui, spontanément j’ai mis plus d’hommes, peut être en référence à ce que j’avais connu à l’époque. Mais au fond, Camille, incarnée par Pascale Arbillot, est celle qui se retrouve aux manettes à la fin et Gabrielle, incarnée par Alice Isaaz, se retrouve à devoir prendre des initiatives. Mes personnages féminins ont un parcours ascendant sans que j’ai besoin de leur faire dire : « Je prends les manettes parce que j’en ai marre que ce soit des hommes aux commandes ».
« Plus je tourne et plus je suis heureuse. Par contre, je ne ferais pas non plus l’impasse sur ma vie personnelle, parce que c’est aussi ce qui me permet de supporter l’intensité de ce métier. » - Alix Delaporte
« C’est la Stasi qui choisit nos sujets » : c’est ce que dénonce l’un des journalistes du film pour critiquer la chaîne de télévision qui impose ses choix éditoriaux aux reporters. L’influence des grands groupes sur le travail des journalistes, est-elle une thématique qui vous touche particulièrement ?
Alix Delaporte : Dès l’écriture, j’avais envie de faire un film humain, qui parle d’une famille, et non pas un film politique. Donc quand je filme le patron qui impose aux reporters de ne plus partir à l’étranger, je veux surtout montrer que cette équipe de journalistes a en commun la recherche de la vérité. Malgré cela, ce sont de plus en plus des financiers qui contrôlent les rédactions, et pour eux le reportage de terrain est devenu un luxe inutile : ce sont davantage ces problèmes de budget que je dénonce. Je pense que ce film peut résonner chez tout le monde car presque tous les secteurs souffrent aujourd’hui de contraintes budgétaires. L’hôpital, l’enseignement ou le tertiaire doivent malheureusement apprendre à rester productifs avec moins d’argent, moins d’effectifs.
Les journalistes du film sont investis à 200 % dans leur travail, ils n’ont quasiment pas de vie personnelle. Quand un métier passion comme journaliste, cinéaste ou actrice occupe la plupart de notre temps, comment fait-on pour trouver un équilibre ?
Alice Isaaz : Je m’efforce de garder du temps pour moi, parce que j’en ai besoin pour me ressourcer et être de nouveau à fond sur un plateau de tournage. Mon métier de comédienne m’incite à m’inspirer des autres, à être dans l’observation, donc j’ai besoin de vivre des choses à côté pour pouvoir incarner au mieux les personnages qu’on me propose.
Alix Delaporte : C’est vrai que ça prend une place énorme dans nos vies, mais quand c’est un métier passion, on n’a pas du tout l’impression de faire des concessions. Au contraire pour moi : plus je tourne et plus je suis heureuse. Par contre, je ne ferais pas non plus l’impasse sur ma vie personnelle, parce que c’est aussi ce qui me permet de supporter l’intensité de ce métier.
« Aujourd’hui plus personne ne me dirait « ferme ta gueule » au boulot. » - Alix Delaporte
En plus des horaires à rallonge, les journalistes du film n’hésitent pas à s’insulter dès que quelque-chose ne va pas, l’ambiance est souvent tendue…
Alix Delaporte : Je pense que la nouvelle génération va faire les choses différemment. Au travail, ils imposent plus de limites avec le respect des horaires et ils sont vigilants sur la façon dont on leur parle. Aujourd’hui plus personne ne me dirait « ferme ta gueule » au boulot. Ces phrases, qui étaient presque affectueuses pour notre génération, sont totalement rejetées par les plus jeunes, parce qu’ils aspirent à une certaine qualité de vie au travail. En revanche, je souhaite aux plus jeunes de vivre parfois aussi intensément que notre génération.
Dans votre film, on retient une image dure, voire pessimiste de la profession de journaliste. Comment garder espoir dans un milieu aussi difficile ?
Alice Isaaz : Je pense que les professions évoluent avec leur temps et finissent par se réinventer pour surmonter les difficultés. Journaliste est un métier de passionnés, je suis peut-être trop optimiste mais j’ai espoir que les gens vont se battre pour continuer à exercer dans de bonnes conditions.
Alix Delaporte : J’ai confiance en la jeunesse, qui va inventer d’autres façons de faire. Je pense notamment à Live Magazine, qui présente l’information sur une scène de théâtre. À force d’être abreuvés d’images, il semblerait que les gens aient envie de retrouver de la lenteur, de la durée. Le documentaire au cinéma, avec des films comme Les filles d’Olfa ou Little Girl Blue, et les grands formats fonctionnent bien en ce moment. Disons que la « baguette de pain » a été dégueulasse pendant 25 ans et tout d’un coup, il y a des gens qui en font des bonnes à nouveau ! (rires). Dans le film, on s’attache à ces profils atypiques, à cette rédaction qui est devenue une famille. Et on a pas envie qu’ils s’en aillent à la fin.
Article édité par Matthieu Amaré - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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