Abstentionnisme et vote RN : le poids du travail sur nos bulletins de vote
20 mai 2024
7min
Peut-on soigner notre crise démocratique en soignant le travail ? Dans « Le bras long du travail », l’économiste et statisticien Thomas Coutrot dévoile comment nos conditions de travail jouent un rôle clé dans l’abstention et les votes d’extrême droite. Et si c’était aussi l’occasion de sauver la démocratie au travail ?
Le titre de votre étude, « Le bras long du travail », reprend une vieille idée en sociologie politique : l’idée que le travail aurait le “bras long” et qu’il influencerait nos comportements civiques. D’où vient ce courant de recherches et que nous disait-il jusqu’à aujourd’hui ?
Le premier à avoir esquissé cette idée est l’économiste Adam Smith. Dans La richesse des Nations (1776), il explique comment, en divisant le travail en opérations très parcellaires et répétitives, on peut certes augmenter la production, mais que cela aboutit à faire de l’ouvrier « un être aussi stupide et ignorant qu’il est possible à une créature humaine de le devenir ». Smith identifiait donc déjà l’impact de certaines organisations du travail sur les capacités intellectuelles.
Carole Pateman, la théoricienne de la démocratie participative, précise quant à elle l’impact du travail sur les comportements civiques, avec la thèse du débordement. Elle explique que ce qui se passe dans la sphère du travail, les habitudes d’obéissance ou au contraire de prise d’initiatives que l’on peut y acquérir vont déborder sur la sphère civique. Ces habitudes vont avoir des conséquences sur la manière dont les gens se comportent dans la cité.
Comment un tel débordement est-il possible ?
Comme l’expliquait le philosophe américain John Dewey, les deux principaux laboratoires de la démocratie sont l’école et le travail. Parce que ce sont les lieux où l’on apprend des rôles sociaux : des rôles d’obéissance, de passivité, ou au contraire d’initiatives et d’autonomie individuelle. Pour faire simple, plus on est habitué à être soumis dans les sphères quotidiennes où l’on évolue, plus on le sera en tant que citoyen au-dehors. En fonction des modèles éducatifs ou d’organisation du travail que l’on met en place, on « construit » ainsi des citoyens passifs ou actifs.
Votre étude prouverait que moins nous serions autonomes dans notre travail, plus nous serions tentés par l’abstentionnisme. Qu’entendez-vous par le fait d’être autonome ?
L’autonomie se définit par le degré de capacité d’un individu au quotidien dans son travail, à prendre des initiatives pour répondre aux imprévus. Parmi les questions que l’on pose dans les enquêtes on retrouve ainsi : pouvez-vous organiser votre travail de la manière qui vous convient ? Votre travail est-il répétitif ? Est-ce qu’il est source d’ennui ? etc.
Et oui, les résultats montrent en tout cas que l’abstention est clairement corrélée au manque d’autonomie dans le travail. Le résultat statistique est ici très significatif. Pour donner un ordre de grandeur chiffré : si on augmentait l’autonomie au travail de 10%, on pourrait réduire de 20% l’abstention.
La deuxième notion principale que vous testez est celle de « la capacité d’expression sur le travail ». Quels résultats obtenez-vous ?
Pour la capacité d’expression, la question utilisée concerne le fait de participer ou non à des réunions organisées pour discuter des problèmes rencontrés dans le travail - à noter que moins de la moitié des répondants disent participer à ce genre de réunion ! Et ce que nous avons observé c’est que le vote RN est très nettement associé à un déficit d’expression dans le travail. Cela peut s’expliquer par le fait que si l’on ne vous demande jamais votre avis, on sous-entend que seule la hiérarchie, ou bien un candidat fort et autoritaire par exemple, pourra régler vos problèmes et ceux de la société à votre place. A contrario, le vote de gauche (particulièrement socialiste et écologique) est associé à une forte capacité d’expression au travail.
« Si on augmentait l’autonomie au travail de 10%, on pourrait réduire de 20% l’abstention. » - Thomas Coutrot, économiste et statisticien.
En dehors de ces deux notions principales, l’autonomie et l’expression dans le travail, vous testez dix autres variables de conditions de travail (organisation du temps de travail, pénibilité physique, utilité sociale…). Pourquoi et quels résultats probants en avez-vous tirés ?
Je me suis dit que, puisque j’avais des données aussi riches sur les aspects des conditions de travail, j’allais tester, de manière tout à fait empirique, ce qui pouvait en ressortir statistiquement. Finalement, seules deux variables semblent jouer un rôle réellement clé dans les comportements électoraux : la pénibilité physique et le travail de nuit ou tôt le matin. Les deux sont corrélés positivement à un vote RN, et négativement au vote macroniste ou socialiste.
En 2019 a été ajoutée la notion de « remords écologique » dans les contraintes testées par l’enquête « Conditions de travail ». Qu’avez-vous pu constater ?
L’impact écologique du travail commençait à faire débat donc le ministère du Travail a introduit cette question pour la première fois. J’en ai d’ailleurs tiré un article dans la revue Travail et emploi : “Le conflit éthique et environnemental au travail”.). J’ai donc introduit cette variable dans les modèles, avec l’idée que ça pouvait probablement colorer le vote écologiste, ce qui est effectivement le cas. Dans les communes qui votent vert, on retrouve davantage de gens qui relèvent les conséquences négatives de leur travail sur l’environnement. À l’inverse, il y en a moins dans les communes qui votent RN.
Un des résultats les plus surprenants de votre enquête est le fait que les gens syndiqués semblent voter davantage… à l’extrême droite !
Oui, c’est même un résultat assez dérangeant… Alors que les sondages d’opinion donnent un plus faible taux de vote extrême droite chez les syndiqués, j’obtiens un résultat inverse, qui est très significatif et très solide statistiquement. Dans les communes qui votent le plus à l’extrême droite, on retrouve le plus de travailleurs syndiqués. C’est le seul résultat de mon étude qui va vraiment à l’encontre de la sociologie électorale classique. L’hypothèse que je fais, c’est que ces résultats sont bons, mais que les syndiqués, contrairement au reste de la population, continuent à avoir un fort « vote caché » pour le Rassemblement national, parce qu’ils se sentent honteux d’aller à l’encontre des consignes de leur syndicat…
Ceci dit, on sait aussi que le vote d’extrême droite est un vote contestataire, de gens insatisfaits, en colère contre les effets du système néolibéral, et c’est le cas également des syndiqués… Il n’est donc pas illogique dans l’absolu qu’il y ait ce vote RN. Mais cela reste à confirmer par d’autres études.
« Depuis 20 ans, on constate une baisse de l’autonomie au travail, engendrée par la montée du management par les chiffres, les process, le reporting (…). » - Thomas Coutrot, économiste et statisticien.
Si l’on prend l’évolution des conditions de travail actuelles en France, notamment celles liées au management, sommes-nous plutôt sur une pente optimiste pour l’autonomie et l’expression des salariés, ou les choses empirent-elles ?
La réponse est malheureusement assez facile : nous sommes sur des tendances qui ne sont pas bonnes. Depuis 20 ans, on constate une baisse de l’autonomie au travail, engendrée par la montée du management par les chiffres, les process, le reporting, tous les modes modernes de management qui misent beaucoup sur la prescription, la mise en procédures et le contrôle numérique des tâches. Tout cela va plutôt dans le sens d’un asservissement croissant de l’activité de travail à des algorithmes et à des règles imposées de l’extérieur. Sans compter un modèle de management qui repose sur les restructurations, les changements organisationnels permanents, où, tous les six mois on change d’organisation, de méthode, de logiciels, etc., la plupart du temps sans consulter les salariés. Tout cela déstabilise les repères et les métiers.
Enfin, on a traditionnellement en France un modèle de hiérarchie qui est autoritaire, qui ne laisse pas aux salariés l’occasion de s’exprimer sur les transformations de leur travail. L’évolution n’est clairement pas favorable.
Cependant, on pourrait observer certaines améliorations. Les métiers sont moins pénibles qu’avant, les horaires moins contraignants, on parle de plus en plus de la semaine de quatre jours… Qu’en pensez-vous ?
Malheureusement, ça ne marche pas comme ça. Dans les faits, nous n’observons aucune diminution du travail de nuit et des horaires décalés. Concernant la pénibilité physique, prenons par exemple les infirmières à l’hôpital : oui, elles ont davantage d’appareils pour soulever les patients, avec une amélioration ergonomique, mais comme les rythmes de travail se sont accélérés, l’intensification du travail annule les possibles bienfaits de ces nouveaux outils. Il suffit de voir les problèmes de santé au travail : on a 50 000 maladies professionnelles reconnues chaque année, principalement des troubles musculo-squelettiques, et ça ne diminue pas depuis 20 ans. Sans compter tout ce qui n’est pas reconnu, comme par exemple les dépressions d’origine professionnelle, plus de 100 000 par an selon un rapport officiel.
Quant à la semaine de quatre jours, c’est bien souvent une semaine EN quatre jours, comme on voit ce qui est prôné par le Premier ministre. Or c’est une illusion de penser qu’un tel rythme va permettre d’améliorer les conditions de travail. Au contraire, ça va les détériorer : il y aura certes une journée de pause en plus mais quatre journées intensifiées, de neuf heures ou plus, avec derrière des conséquences négatives sur la santé et sur les collectifs de travail.
« Un des résultats nouveaux de mon étude concerne la capacité d’expression sur le travail (…) et montre une corrélation avec le vote de droite extrême. Et sur cette question, (…) les pouvoirs publics peuvent édicter des règles. » - Thomas Coutrot, économiste et statisticien.
Finalement, vous évoquez de possibles politiques publiques pour une meilleure santé démocratique, mais comment pourraient-elles influer sur le travail dans les entreprises privées ?
Un des résultats nouveaux de mon étude concerne la capacité d’expression sur le travail, qui n’avait pas été testée jusque-là et montre une corrélation avec le vote de droite extrême. Et sur cette question de la capacité d’expression des salariés, les pouvoirs publics peuvent édicter des règles. En 1982, nous avions eu par exemple les Lois Auroux, « relative aux libertés des travailleurs dans l’entreprise », qui ont institué un droit d’expression des salariés sur leur lieu de travail. Elles se sont soldées par un échec, pour différentes raisons, mais il faudrait instituer un véritable droit d’expression, j’entends par là un droit à discuter entre tous les collègues à l’abri de la pression hiérarchique : pouvoir faire des propositions pour travailler en préservant sa santé et la qualité de son travail, en réduisant les conflits éthiques, etc. Or aujourd’hui, même les élus, avec la disparition des CHSCT(Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), ont perdu cette capacité à mettre en débat le travail…
Et les entreprises ? Peut-on les sensibiliser à leur poids dans la bonne santé démocratique du pays, afin qu’elles améliorent la situation ?
Le problème c’est que les modèles de management dont je vous parlais ont déjà des impacts très négatifs sur la santé physique et psychique des salariés, donc sur l’absentéisme, la qualité du travail… Cela a déjà des coûts pour les entreprises, et pourtant ça ne les convainc pas de modifier les conditions de travail et de donner plus de capacités d’expression aux salariés ! Donc si les entreprises ne le font pas pour elles-mêmes, je ne pense pas qu’elles feront quelque chose pour l’intérêt commun… C’est pour cela, à mon sens, qu’il faut des politiques publiques !
Article écrit par Clémence Lesacq et edité par Matthieu Amaré - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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