Thomas Wiesel : « Autour de moi, je pense qu’il y a plus de burnout que de mariages »

06 juin 2023

8min

Thomas Wiesel : « Autour de moi, je pense qu’il y a plus de burnout que de mariages »
auteur.e
Lisa Lhuillier

Journalist Modern Work @Welcome to the Jungle

Dans son dernier spectacle, « Thomas Wiesel Travaille » (en tournée en France dès janvier 2024), l’humoriste suisse tacle avec finesse notre monde du travail aux contours parfois absurdes. De l’épineuse question “tu fais quoi dans la vie ?”, le trentenaire tire les fils de la passion, de la paresse, de nos angoisses et de l’explosion du nombre de burnout. Interview sérieuse et travaillée.

Dans ton dernier spectacle, tu as choisi de parler de “travail”. Pourtant tu avoues être assez « illégitime » pour en parler, puisque tu expliques ne pas avoir la sensation de “travailler”…

Je fais un métier un peu particulier, on ne peut pas le nier. Des centaines d’humoristes ont déjà fait la blague mais : je me fais quand même applaudir quand j’arrive au travail ! Je fais rire les gens, ils me félicitent, ils m’acclament et puis c’est la fin de ma journée de boulot. Ça ne ressemble en rien à un job « traditionnel » : je n’ai pas de bureau, pas de patron, pas d’emploi du temps fixe, et puis si ça se passe bien, je peux gagner beaucoup d’argent… J’ai vraiment l’impression d’avoir trouvé un cheat code (astuce pour tricher dans un jeu vidéo, ndlr.) ! J’ai beaucoup de chance, et de temps en temps, ça fait du bien de se le rappeler. Évidemment, il y a toujours un revers de la médaille, et pour moi c’est que ça peut s’arrêter à tout moment. Nous, les artistes, on est en CDD permanent. Notre seul contrat c’est celui de rester drôle toute la vie, et ça, personne ne peut l’assurer.

Généralement, les gens vont au théâtre pour se divertir et ne pas forcément parler de leur journée de travail… Tu n’as pas eu peur qu’ils évitent ton spectacle ?

Ce sont des questions que je me suis posé tout le long de l’écriture. Je me suis d’abord dit que les gens ne voudraient jamais venir le voir si j’annonçais qu’il parle de travail, mais à la fois, si je ne l’annonçais pas, c’était une prise d’otage. Et puisque j’ai eu tous ces doutes, j’ai choisi d’annoncer très clairement la couleur dans le titre et le visuel, et je pense que ça a permis de filtrer partiellement le public. J’imagine que les gens qui sont dans une situation professionnelle difficile sont plutôt allés voir une autre pièce - même si, dans ce spectacle j’ai plutôt l’impression de dédramatiser le thème du travail en racontant des conneries qu’autre chose. C’est en ça que mon illégitimité est à la fois une malédiction et une bénédiction : j’ai le recul nécessaire pour critiquer le mode de travail bureaucratique standard qui concerne les trois quarts des actifs, puisque ce n’est pas ma réalité à moi.

Tu dis que si tu n’avais pas fait ce métier là, tu aurais été « l’employé de bureau le moins efficace au monde ». Est-ce que tu n’as pas l’impression de noircir un peu trop l’image du travail “classique” ?

Si c’était si horrible que ça, je pense en effet qu’on se serait rebellés depuis longtemps. Mais je suis humoriste, et ça me donne le droit à toute la mauvaise foi du monde, alors effectivement, j’en dresse un portrait assez macabre ! Mon but premier est de faire rire, or si on met des nuances, des alinéas, des mea culpa partout, on n’obtient pas le rire. Après, j’essaie quand même d’insuffler des petites doses de réflexion au milieu de mes blagues. Je n’ai pas du tout la prétention de me dire que le monde va changer grâce à mon spectacle, mais je me dis que dans le flot de bêtises et de rires que mon public a entendu pendant une heure, il y a peut-être une ou deux idées à sauver.

Tu abordes le sujet de la réforme des retraites, en te questionnant sur ce à quoi ressemblera le métier d’humoriste dans 30 ans. Est-ce que tu te vois toujours sur scène à 64 ans ?

Honnêtement, j’ai l’impression que dans ce cas précis, je ne suis pas vraiment différent de la majorité de la population. Je pense que si on demande à n’importe qui dans sa trentaine « qu’est-ce que tu te vois faire dans 30 ans ? », il aura du mal à se projeter. Il y a tellement d’incertitudes autour de nous, que c’est difficile d’imaginer même à quoi ressemblera l’humour en 2050. Et puis les gens peuvent aussi décider du jour au lendemain que je ne les fais plus rire. En tout cas, j’ai prévu de faire ça jusqu’à ce que je me lasse, où jusqu’à ce que les gens se lassent, je ne sais pas ce qui arrivera en premier. Je me suis déjà posé la question de qu’est-ce que je ferais si je n’étais pas humoriste, mais toutes les autres alternatives étaient moins bien.

Tu dis que la plupart des actifs se situent dans la zone grise entre « j’adore mon métier » et « je déteste mon métier », et qu’ils ont développé cette résilience d’aller au boulot tous les jours même si c’est pénible. Pourtant, le corps se plie habituellement très difficilement à des tâches qui lui sont désagréables. Pourquoi est-ce qu’au travail, on accepte plus de souffrir, selon toi ?

Je ne suis pas sûr que ce soit le seul endroit où on accepte de souffrir, j’ai l’impression que dans le couple ce n’est pas si différent (rires). Il y a beaucoup de gens qui acceptent des situations très moyennes, parce qu’ils se disent que ça serait peut-être pire ailleurs. Et puis on nous a inculqué que le travail ne devait pas être un plaisir. La notion d’aimer son travail est très récente. Pendant très longtemps, on parlait simplement d’avoir un travail… pour avoir un salaire. Ça n’allait pas plus loin. Et depuis encore plus récemment encore, on parle même de trouver du sens dans son travail, ce qui met encore beaucoup plus de pression sur le boulot. C’est de plus en plus difficile de trouver un travail qui remplit tous les critères : passer des bonnes journées, gagner sa vie, avoir l’impression de ne pas détruire la planète… C’est peut-être pour ça qu’il y a de plus en plus de gens qui sont malheureux au travail - mal-être qui se solde par les fameux burnout, brownout, bore-out, tous les trucs en -out qu’on adore. Il y a un retard d’adaptation des conditions de travail, face à une évolution constante de ce qu’on attend de nos jobs.

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Tu cites dans ton spectacle John Magnard Keynes, un économiste du 20ème siècle qui avait prophétisé que ses petits-enfants, 100 ans plus tard, travailleraient 15h par semaine pour un salaire plein. On est loin du compte… Tu penses qu’on a loupé quelque chose ?

Pendant longtemps on a travaillé pour subvenir à nos besoins, et dès qu’on avait assez à manger on arrêtait de travailler, le modèle économique voulait ça. Puis il nous a fallu de moins en moins de temps de travail pour arriver à subvenir à ces besoins, mais on ne l’a pas du tout réduit pour autant : on s’est simplement inventé de nouveaux besoins. C’est l’astuce que le capitalisme a trouvé, il nous a vendu le rêve de la richesse en échange du droit au repos. Je pense que Keynes mériterait d’être un peu plus relu, pour comprendre où sa prédiction a commencé à se détourner de la réalité. Peut-être que ce n’est pas lui qui s’est trompé finalement, mais nous. C’est un thème un peu plus politique que ce que j’aborde dans le spectacle et une vision encore un peu plus communiste des choses (rires), mais il y a, selon moi, un vrai problème entre le capital et le travail, qui n’a pas été résolu et qui continue de ne pas être résolu.

En parlant de droit au repos, tu parles aussi dans ce spectacle de ton rapport à la flemme : tu dis qu’ « on devrait célébrer cette flemme », parce qu’avoir la flemme, c’est savoir prendre du temps pour soi, se reposer, lever le pied… En fait, ce n’est selon toi qu’une alerte que le cerveau nous donne parce qu’on devrait moins travailler ?

Il y a différents types de flemme, celle qui affecte ton entourage parce que tu n’as pas rempli tes objectifs, qui est négative parce qu’elle peut gangréner ton environnement, et il y a la « flemme » qui permet de prendre du temps pour soi pour recharger les batteries. Personnellement, la deuxième fait partie de mon processus créatif. Les moments où je ne fais rien sont des moments très bénéfiques pour ma productivité. Pendant longtemps, je m’en voulais et je me flagellais quand je passais des journées à être inactif, mais aujourd’hui j’ai totalement accepté ces moments de repos cérébral. La flemme et la glande à mon avis ont de beaux jours devant elles, il faut arrêter de stigmatiser les gens qui glandent. Je ne vois pas pourquoi le yoga, la méditation ou le pilate sont bien vus, mais pas manger des chips devant sa télé, alors que ça a quasiment le même effet (rires) !

Ça veut dire que par exemple, tu ne te considères pas comme quelqu’un d’ambitieux ?

Je pense que l’ambition peut être la pire ennemie du bonheur, parce que l’ambition c’est toujours la volonté de quelque chose de plus grand, de plus loin à l’horizon, mais l’horizon par définition, ne s’attrappe jamais. De ce que j’observe autour de moi, les gens les plus ambitieux ne sont pas les plus heureux, parce que pour eux, tout n’est qu’une étape vers un autre objectif, et c’est une véritable course effrénée sans ligne d’arrivée.

Quand je dis aux gens que ma seule ambition c’est d’ être heureux, c’est assez mal vu. Alors certes, je sais que ça sonne très “Miss France”, mais la réalité c’est que j’ai déjà dépassé l’ambition que j’avais, celle de vivre de ma passion, et que maintenant j’ai simplement envie d’en profiter. Finalement, mon manque d’ambition contribue à mon bonheur.

Tu parles beaucoup de la lassitude des moins de 30 ans, du surmenage, du burnout… Est-ce que tu as « peur » du surmenage à force d’en entendre parler ? Peur de trop travailler et de t’y perdre ?

Je ne pense pas que ça soit inévitable, mais j’ai 33 ans, et autour de moi, je pense qu’il y a plus de gens qui ont fait un burnout qu’un mariage. C’est devenu une étape de moins en moins surprenante… Ça ne nous choque plus quand quelqu’un nous annonce un burnout.

J’ai moi-même frôlé de très près le burnout, et j’ai eu le luxe incroyable de pouvoir prendre une pause totale, de vider complètement mon agenda et de reprendre quand j’étais vraiment prêt. J’en étais arrivé à compter le nombre de spectacles qu’il me restait à faire, et ça j’espère ne plus jamais le vivre, parce que si tu commences à compter les jours comme un détenu, c’est que tu es en prison.

Grâce à cette expérience, aujourd’hui, je considère le burnout comme un garde-fou : je sais que si je m’en rapproche, c’est que je fais quelque chose de faux. Comme dans mon métier il n’y a ni structure ni code, ça peut être d’autant plus difficile de s’imposer des limites. C’est pour ça que chez les artistes, les burnout sont très courants. On a beaucoup parlé de Stromae ces derniers temps, ce qui lui arrive est absolument terrible, et malheureusement c’est loin d’être un cas isolé.

Tu dis quelque chose d’important en conclusion de ton spectacle : c’est que comme tu te sens chanceux d’exercer un travail passion, tu te mets parfois plus de pression et tu te sens obligé de tout accepter. Est-ce qu’exercer un travail passion c’est prendre le risque de tuer cette passion ?

Effectivement, c’est des choses qu’on entend beaucoup : « toi tu as de la chance, tu aimes ton travail. » J’ai déjà vécu des situations où je n’osais pas me plaindre quand je passais des moments compliqués au travail parce que la personne en face de moi détestait le sien, et que donc son quotidien entier était compliqué. Je pense qu’il faut se rendre compte que même quand on aime son travail il ne faut pas bosser tout le temps, personne n’est fait pour être mono-activité. J’aime la pizza, mais si j’en mange à tous les repas je vais en être dégoûté. C’est mon souci principal actuellement : ne pas programmer trop de spectacles à la suite pour ne pas me dégoûter de mon métier et ne pas avoir l’impression d’être un robot.

Je connais peu d’artistes qui refusent des spectacles, mais moi je refuse parfois de faire des dates supplémentaires, parce que j’estime que je n’ai pas besoin de jouer jusqu’à ce que toutes les personnes de la terre aient vu mon spectacle. J’estime qu’il faut savoir se priver d’un plaisir pour qu’il reste un plaisir. J’essaye d’être ma propre maîtresse d’école.

L’écologie revient beaucoup dans ton discours. Est-ce que c’est une question que tu te poses de savoir comment on travaillera sous 3 degrés de réchauffement et des conditions écologiques globalement en chute libre ?

Je pense qu’aujourd’hui, toute réflexion du futur se doit d’incorporer cet élément-là. On l’a ignoré pendant tellement longtemps, qu’aujourd’hui on est face au mur. Il va falloir trouver un moyen que le travail impacte moins notre lieu de vie, et je n’ai pas le sentiment que les solutions ont déjà été trouvées ou du moins elles ne sont pas encore en cours d’application. On est encore à l’ébauche alors qu’on devrait être à l’expérimentation. Je lisais récemment une interview d’un chercheur qui disait qu’il faudrait réduire les déplacements liés au travail pour réduire nos empreintes carbone, en faisant du covoiturage ou en roulant moins vite sur l’autoroute notamment, et tout le monde s’insurgeait dans les commentaires. On trouvera toujours des excuses pour ne pas faire le changement nécessaire. L’humain a une addiction au confort qui va le faire courir à sa perte.

Article édité par Clémence Lesacq - Photos : À la volette, puis Thomas Decamps pour WTTJ