« Leadership au féminin » : une expression à neutraliser ?
28 déc. 2023
9min
Le « leadership au féminin » est un concept qui fleurit dans le monde de l’entreprise. C’est a priori une bonne nouvelle, à condition de ne pas en faire un instrument qui nourrit le sexisme au lieu de le combattre.
Pour les femmes, le leadership a pendant longtemps été un territoire défendu, réservé au mâle dominant. Le « leader idéal » avait la voix d’un Gérard Darmon, la carrure d’un Bruce Willis, le charisme d’un Barack Obama et la verve d’un Winston Churchill. Bref, le parfait manager était un homme. Mais le visage craquelé du sexisme ne pouvait pas se cacher éternellement derrière ce masque vieillissant : la révolution féministe a frappé, laissant apparaître les nervures séculaires du patriarcat. Dans les entreprises, pour la première fois, nous avons entendu surgir l’expression « leadership au féminin ». Mais qu’entend-on vraiment avec ce concept ? Est-ce bien sage de vouloir féminiser le leadership, au risque de l’enfermer dans des préjugés que l’on cherche à combattre ? C’est ce que nous avons demandé à Jenny Chammas, mastercoach fondatrice de Coachappy, entreprise qui accompagne les entreprises et leurs talents féminins dans l’affirmation de leur leadership.
Le leadership, une définition encore genrée
Le leadership est un concept large, souvent flou, qu’on associe trop souvent à la virilité masculine : « Si on regarde l’histoire du leadership, celui-ci était plutôt autoritaire, et le monde économique et politique était dirigé par les hommes. Les femmes n’en faisaient absolument pas partie », constate Jenny Chammas. Dans l’inconscient collectif, le leader est un homme à la voix grave, posée et directive. Il impose une autorité naturelle et rayonnante, comme s’il était doté d’un don venu du ciel, son destin étant de guider le commun des mortels vers un avenir meilleur. Sans lui, le groupe est perdu. Il n’y a qu’à voir les films de super-héros américains pour réaliser à quel point cette perception biaisée du leader est ancrée culturellement dans notre société, et qu’elle est dominée par l’image du mâle viril.
Cette définition obsolète du leadership pose deux problèmes majeurs.
Premièrement, elle passe complètement à côté de la véritable nature du leadership. Un bon leader, ce n’est pas un empereur, ni un gorille à dos argenté. Ce n’est pas non plus un « être providence ». Laissons la figure du héros-sauveur aux œuvres de fiction et redonnons au vrai leader l’humilité qui le caractérise. Son égo s’efface (et doit s’effacer !) au service du collectif ; son rôle n’est pas de prendre la lumière à lui tout seul, mais de faire briller toute l’équipe.
Deuxièmement, elle écarte de facto les femmes du leadership, puisqu’elle nourrit l’illusion que le management n’est destiné qu’aux hommes. Les codes de la virilité masculine sont si profondément ancrés dans cet imaginaire qu’on finit par croire que la femme n’a pas sa place dans le monde du management. Et quand bien même elle arriverait à se frayer un chemin à un poste dirigeant, sa légitimité serait constamment remise en doute, surtout si son style managérial ne se conforme pas à la « masculinité virile » trop souvent associée au leadership.
En conséquence, pour lutter contre les potentiels clichés sexistes relatifs au « leadership féminin », il convient de redonner au terme son sens véritable. Qu’est-ce que le leadership ? Beaucoup d’auteurs se sont penchés sur la question, mais voici une définition de McKinsey & Company qui sort du lot : « Le leadership est un ensemble de comportements mis en œuvre pour aider les personnes à atteindre des objectifs communs, à exécuter des plans stratégiques et à renouveler continuellement une organisation ». Le leadership, c’est donc l’ensemble des outils et techniques mises en place pour aider un collectif à atteindre un but commun. Le cabinet de conseil McKinsey & Company a en outre interrogé 189 000 personnes au sein de 81 entreprises différentes, et il en ressort qu’il existe quatre types de comportement qui sont à l’origine de 89 % de l’efficacité du leadership :
- encourager ;
- travailler avec une forte orientation vers les résultats ;
- rechercher des perspectives différentes ;
- résoudre efficacement les problèmes.
Vous l’aurez remarqué, en abordant le leadership sous cet angle, il n’est ni question de charisme, ni d’autorité, ni de fermeté. Et encore moins de genre masculin ou féminin.
Mais alors, qu’entend-on par « leadership au féminin » ?
Nous l’avons vu, le leadership n’a rien « d’inné » malgré ce qu’on veut parfois nous faire croire. C’est un ensemble de compétences qui s’apprennent, comme on apprend à faire du pain ou à conduire une voiture. Alors pourquoi parler de « leadership au féminin » ? Il est évident que le facteur génétique, et en particulier le sexe de la personne, n’ont aucune influence sur sa manière d’aborder le leadership. En revanche, encore aujourd’hui, le genre féminin est une construction sociale qui se joue dès l’enfance (« On ne naît pas femme, on le devient », soulignait Simone de Beauvoir), ce qui a pour conséquence d’orienter les comportements à l’âge adulte. Les femmes n’ont pas plus d’empathie que les hommes, et ne sont ni plus douces, ni plus intuitives ; elles ont simplement grandi dans un environnement où on les a « forcées » (souvent inconsciemment) à développer spécifiquement ces qualités, car elles sont supposées correspondre à leur nature féminine. Bien entendu, les hommes sont également victimes de ce conditionnement précoce : ils doivent constamment brider leur sensibilité et leurs émotions pour convenir aux standards de la masculinité. D’un côté comme de l’autre, cela a des conséquences sur le plan professionnel : on pense que les hommes sont des leaders naturellement plus fermes, et on imagine les femmes diriger avec plus de calme et de patience. Un sexisme ordinaire qui habite nos cerveaux depuis des lustres et qu’on a du mal à déloger.
Ce conditionnement des genres a toujours existé, mais pourquoi ce n’est qu’aujourd’hui qu’on voit de plus en plus associés les termes « leadership » et « féminin » ? Pour Jenny Chammas, le leadership au féminin revient en fait à parler des femmes leaders, que l’on oppose aux hommes leaders car « l’histoire du leadership a été pendant longtemps incarné par les hommes dans le monde économique. Et comme de plus en plus de femmes accèdent à des postes à responsabilité, c’est un terme facile à utiliser [pour évoquer ce phénomène relativement nouveau] ».
Le leadership au féminin est aussi employé pour évoquer des qualités managériales traditionnellement attribuées à l’énergie féminine, qui renvoie à un concept selon lequel chaque être humain dispose à la fois d’énergies dites masculines (énergie, fermeté, logique…) et des énergies dites féminines (compassion, intuition, patience…) : « Il y a au sein du leadership différentes postures. Certaines postures vont davantage utiliser des énergies masculines, comme l’action ou l’autorité ; tandis que d’autres vont faire appel à une énergie féminine qui sera plus dans l’empathie, l’écoute, la co-construction, la créativité… », explique Jenny Chammas. La nuance est donc importante : il n’y a pas de traits féminins réservés au sexe féminin, mais une manière de représenter la dualité des compétences humaines (force / douceur, logique / intuition, etc.) à travers la confrontation des genres. Cette approche est donc avant tout conceptuelle, et ne doit pas laisser penser que le leadership féminin renvoie à une théorie essentialiste – et donc sexiste – de la nature féminine.
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Le leadership féminin peut-il faire de nous un meilleur manager ?
Et si la solution pour lutter contre la culture du « mâle dominant » au niveau managérial était de normaliser les comportements culturellement associés au genre féminin ? Une société aux normes « virilistes » a des conséquences néfastes aussi bien au sein de l’entreprise qu’à l’extérieur. Elle a même un coût, que l’historienne Lucile Peytavin a détaillé dans son essai Le coût de la virilité. Selon elle, les hommes sont responsables de l’écrasante majorité des comportements asociaux, en raison d’une éducation tournée vers les codes de la virilité. Cela se traduit par une surreprésentation des hommes dans les affaires d’agressions sexuelles, d’incivilités, de vols… qui coûtent cher à l’État : 95 milliards d’euros par an, selon l’autrice, qui est par ailleurs membre du Laboratoire de l’égalité. Or, ces comportements masculins sont perçus comme la norme, en particulier en matière de leadership. C’est une vision fausse de ce que doit être un bon manager, et cela contribue à perpétuer le management toxique au bureau.
Seule solution : détruire le socle du leadership traditionnel et le reconstruire en y introduisant de nouvelles valeurs, dont certaines sont généralement réservées, dans nos esprits, au leadership féminin. Prenons l’exemple de l’empathie, une qualité typiquement associée aux femmes alors qu’elle existe chez tous les êtres humains. Avec un modèle de leadership viriliste, l’empathie est perçue – consciemment ou non - comme une faiblesse, surtout dans une position de pouvoir. Alors que c’est tout le contraire ! « Il est évident que l’empathie est l’une des compétences les plus nécessaires à un manager car cela permet de s’adapter à ses collaborateurs, de les aider à trouver un sens à ce qu’ils font, de s’appuyer sur leurs forces, mais aussi de sentir ce qui va ou ne va pas afin d’anticiper les problèmes », nous dit Jenny Chammas. On peut également citer la capacité d’écoute, une qualité perçue comme féminine, alors qu’elle fait partie de la panoplie des outils de l’intelligence émotionnelle dont tout leader peut bénéficier : « Si un manager n’est pas à l’écoute, de ce que ses collaborateurs ont à dire, à créer, à impulser, à challenger… Alors il passe à côté des forces des personnes qui l’entourent. Or, ce sont ces forces-là qui vont l’aider à atteindre des résultats », ajoute Jenny Chammas.
On peut ainsi opposer les traits du manager masculin et ceux du manager féminin car les hommes et les femmes ont été socialisés d’une manière différente. Mais pour un leadership plus authentique et plus efficace, on a tout intérêt à aller piocher autant dans les traits liés aux énergies masculines que dans les soft skills injustement qualifiées de « féminines ».
Femmes managers : l’impact des préjugés de genre au travail
Dans son livre The Authority Gap, la journaliste britannique Mary Ann Sieghart dépeint comment les femmes sont moins prises au sérieux que les hommes en matière d’exercice du pouvoir et d’expertise professionnelle. Ce « fossé d’autorité » démontre à quel point les femmes subissent un sexisme latent aux postes managériaux : « Même si nous prétendons croire à l’égalité, nous sommes toujours, dans la pratique, plus réticents à l’idée d’accorder l’autorité aux femmes qu’aux hommes, même lorsqu’elles sont leaders ou expertes. Chaque femme a des anecdotes à raconter sur le fait d’avoir été sous-estimée, ignorée, traitée avec condescendance et n’avoir pas été prise au sérieux comme un homme », relate l’autrice. Dans un article dédié à son livre, notre experte du Lab Laetitia Vitaud mettait en lumière cette asymétrie, en prenant l’exemple des temps de parole relatifs hommes / femmes au travail : « Même lorsqu’une femme ne parle que 30 % du temps, les personnes présentes peuvent avoir l’impression qu’elle domine la discussion », écrit-elle.
De plus, les attentes qu’on a vis-à-vis d’une femme à un poste de manager sont parfois nourries par des clichés sexistes, comme le fait qu’elle sera nécessairement douce, empathique… « Il y a autant de types de leadership que de personnes sur Terre, et ces qualités [supposément féminines] ne vont pas forcément être la force de chaque femme. Certaines d’entre elles sont critiquées pour être directes, voire autoritaires. Et là où on ne dirait pas grand-chose à un homme, on le reprochera potentiellement à une femme », constate Jenny Chammas. Une femme à responsabilités, d’accord, mais à condition qu’elle renvoie l’image qu’on attend d’elle ? « Sois belle et tais-toi », version leadership.
Pour une femme, les attentes en tant que manager sont également plus élevées que pour son homologue masculin. Historiquement, les hommes ont toujours été à des postes de leaders ; c’est un fait accepté, qui va de soi. En revanche, l’accès au pouvoir est assez nouveau pour les femmes, qui doivent redoubler d’efforts pour montrer qu’elles « méritent » cette place : « Une femme leader est plus observée, plus critiquée et plus attendue qu’un homme », estime Jenny Chammas. La légitimité du leadership féminin est une lutte qui a déjà gagné quelques batailles, mais qui nécessite encore beaucoup de victoires.
Comment dépasser la notion de leadership au féminin quand on est une femme manager ?
Nous venons de le voir, il n’est pas rare que les femmes managers se sentent enfermées dans les stéréotypes sur les femmes et le pouvoir. Privées de leur liberté d’agir sans étiquette, elles tombent parfois dans des croyances limitantes qui musèlent leur leadership. Pour Lisa Friedmann, psychologue et coach pour les femmes en transition professionnelle, « les femmes rencontrent souvent des freins internes puissants, notamment des croyances limitantes inconscientes découlant de l’éducation scolaire et familiale, des injonctions sociétales sexistes, des événements de vie douloureux, des conditionnements hérités de leur parcours salarié… Elles ont donc un important travail sur elles à faire pour devenir des pionnières capables d’incarner et de partager leur vision unique et d’entraîner les autres dans leur sillage ». Ce « travail profond sur elles-mêmes » est une étape nécessaire pour révéler leur plein potentiel, source d’accomplissement professionnel et personnel. Lisa Friedmann dédie ses efforts à accompagner les femmes dans ce travail de découverte et de libération de leur leadership : « Quand elles sont alignées, pleinement leadeuses d’elles-mêmes, elles deviennent capables comme personne de motiver et d’accompagner les autres vers de nouvelles façons d’être, de faire, de penser, de vivre », ajoute-t-elle.
Afin de dépasser la notion de leadership au féminin, il est également important d’aller au-delà des idées préconçues : « On doit se détacher des mots et se demander quel leader on veut être. Quel leader m’inspire, et pourquoi ? Quels traits je reconnais comme étant une qualité de leadership chez telle ou telle personne ? », conseille Jenny Chammas. Pour incarner son propre leadership, il n’est pas nécessaire d’aller chercher des role models uniquement féminins, mais de s’inspirer de n’importe quelle personne avec qui on a travaillé, des gens de notre entourage, des auteurs qu’on a lus… pour former sa propre conception du leadership idéal. De votre volonté à dépasser le clivage masculin / féminin dépend votre capacité à devenir un meilleur leader.
Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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