Collectif & leadership : il a passé 40 jours sous terre avec des inconnus, il raconte
27 févr. 2023
8min
Rédactrice indépendante.
François Mattens, C-level dans une start-up et maître de conférences, a passé 40 jours aux côtés de 14 personnes dans une grotte ariégeoise. Une expérience inédite qui offre des enseignements passionnants en termes de leadership et de management.
Deep Time est une expédition unique au monde organisée par l’explorateur Christian Clot, directeur de la Human Adaptation Institute et vice-président de la Société des explorateurs français : quinze volontaires se sont enfermés sous terre, sans repère de temps ni lumière naturelle. Le but ? Découvrir les limites du cerveau et décrypter l’adaptation d’un groupe aux conditions de vie extrêmes. « Lorsque j’ai rencontré Christian Clot, il m’a rapidement proposé de participer à ce projet un peu dingue : j’ai tout de suite dit oui », raconte François Mattens. Ce passionné d’aventures se décrit comme quelqu’un de parfois bizarre, souvent d’atypique (version « polie » comme il le dit), qui aime aller à la rencontre d’autres « fous », au sens sociologique du terme : « Nous sommes toujours l’atypique de quelqu’un, non ? Je me suis donc lancé dans un défi : découvrir l’univers de ces personnes hors normes. Résultat, je me suis retrouvé en Zone 51 dans les caravanes des chasseurs d’OVNI, j’ai chassé des tornades dans l’Oklahoma, j’ai débarqué en Transnistrie, un pays communiste non reconnu au cœur de l’Europe ». Deep Time, même pas peur, donc. Au contraire, ce décryptage des dynamiques humaines répond tout à fait au spectre exploratoire de François Mattens : « L’expérience a permis de recréer un groupe social qui devait réaliser des tâches complexes dans des conditions parfois difficiles, sans référentiel temporel : de quoi faire des analogies passionnantes avec le monde du travail contemporain ». Pour Welcome to the Jungle, il revient sur ces 40 jours.
Pré-expédition : « Je n’ai pas du tout intellectualisé l’expérience »
Lorsque j’ai signé pour Deep Time en mars 2020, aucune règle n’était établie. Néanmoins, tous les participants et participantes (que je ne connaissais pas ou très peu en amont) partaient avec deux prérequis : être coupé de tout contact avec l’extérieur, dont nos proches, et, à moins d’être en danger de mort, interdiction de sortir de la grotte. Seule échappatoire : si quelqu’un décidait de partir, toute l’expédition s’arrêterait. Avec le recul, cette responsabilité collective a permis de transcender certaines étapes difficiles au cours de l’expérience.
Lors des sélections, chacun des participants a mené des tests physiques, médicaux et psychologiques très costauds. Nous ne le savions pas en amont, mais le choix des personnes répondait à des critères fermes – tous francophones, fourchette d’âge entre 25 et 50 ans, obligation de parité, catégories socio-professionnelles variées et représentatives de la société… D’autres aspects en lien avec la personnalité sont bien sûr entrés en jeu afin d’établir un échantillon intéressant : introvertis, extravertis…
Pendant cette phase de préparation, je n’ai pas du tout intellectualisé l’expérience que j’allais vivre. Je me suis cantonné aux détails, assez factuels, qui m’étaient communiqués. Par exemple, le quotidien en groupe, l’absence de lumière, 100% d’humidité et une température de 10°C, l’impossibilité de se laver… Rien d’autre. Ma seule appréhension était de vivre en communauté, de « supporter » tout le monde, pendant les 40 jours. En collectivité, il y a inévitablement des moments où tu es agacé. Or, sous terre, les exutoires étaient relativement limités.
L’arrivée dans la grotte : « La désynchronisation s’opère rapidement après plusieurs cycles »
Exempt de référentiel temporel, on ne parle pas de journée, mais de cycle. Cela correspond à un ressenti personnel de 24h. C’est très intéressant, car durant les trois ou quatre premiers cycles, le groupe a maintenu une synchronicité. Nous nous couchions et nous réveillions ensemble, globalement. Le corps et la tête parviennent à garder, peu ou prou, le même rythme qu’à l’extérieur, et ce naturellement. Postulat important : nous n’avions pas le droit de réveiller les autres ou de les influencer à aller se coucher.
Mais au bout du cinquième cycle environ, tout bascule : les rythmes individuels se décalent. Pourquoi ? La fatigue s’installe à cause du froid et de l’humidité. Sans pouvoir se réchauffer ou se laver, nous commencions à être dans une position d’inconfort extrême provoquant une certaine apathie. Résultat ? Je me levais le matin, enfin ce que je considérais être « mon matin », je croisais des personnes qui partaient se coucher. Ce qui a rendu les travaux de groupe beaucoup plus complexes. Nous devions par exemple aller chercher de l’eau, produire de l’électricité ou encore mener des expériences scientifiques en équipe. Or, il fallait attendre chacun des membres ! Résultat, j’ai parfois fait des journées de plus de 32 heures actives pour pouvoir mener à bien certaines tâches. Ce qui prouve que le corps humain est capable d’encaisser beaucoup de fatigue pour se coordonner avec les autres.
Organisation du collectif : « Le groupe s’est autogéré »
Christian Clot, notre chef d’expédition, nous a simplement donné des ordres pour respecter les règles de sécurité. Pour le reste, nous nous sommes auto-assignés des tâches quotidiennes et des responsabilités sur un ersatz de tableau Excel. Aucune hiérarchie n’avait été établie. Pour ma part, j’ai proposé de prendre la charge de responsable énergie. On était alignés avec cette manière spontanée de se responsabiliser.
Un corollaire à ce mode de fonctionnement, selon moi, est l’utilisation de l’intelligence collective. Par exemple, pour chaque cycle, il fallait produire un certain niveau d’électricité avec des vélos dynamo. Or, sans référentiel temporel, comment savoir qu’une heure est réellement passée et que la production est suffisante ? On a donc imaginé ensemble un nouveau repère temporel : le nombre de pages d’un livre. En effet, pour réaliser une heure trente de vélo, nous avions calculé qu’il fallait lire environ 60 pages ! J’ai donc bricolé des repose-livres sur les vélos pour faciliter le décompte et inciter à la lecture. En parlant de lecture, chacun d’entre nous a pu emporter douze livres et nous en avons fait une bibliothèque partagée. Je n’ai jamais autant pris de plaisir à lire, sans contrainte sociale et avec un droit à l’ennui décomplexé, j’ai personnellement lu comme jamais, de manière très approfondie.
Gestion des tensions : « Le choix du consensus et le respect des divergences ont permis de traverser les discordes »
Dans l’ensemble, la dynamique collective était positive. Néanmoins, je me souviens de deux moments où il a fallu se mettre autour de la table pour résoudre certains désaccords. Nous l’ignorions à l’époque, mais certains aliments avaient été mis en quantité très limitée (comme les biscottes !) pour observer notre réaction collective. Deux écoles se sont formées face à la situation, celle des « libertaires » : « On mange à notre faim et s’il n’y en a plus, on s’adapte ». Puis, les plus planificateurs proposaient la prudence : « Nous allons rationaliser afin de faire des stocks pour en disposer jusqu’à la fin de l’expérience ». Autre exemple de situation de crise, au bout de 10 cycles environ : certains s’ennuyaient et souhaitaient couper la lumière de l’espace commun pour aller plus loin dans l’expérience. Évidemment, vu les conditions difficiles, une partie des participants ne voulait pas aggraver la situation. Le comble de cette histoire ? Quelques cycles plus tard, la lumière a été coupée de manière non délibérée et les téméraires de la première heure ont vite déchanté.
Dans ces deux cas de figure, je retiens un point fondamental : le choix du consensus et le respect des divergences ont permis de traverser les discordes. Pourquoi ? Nous avions le temps de nous écouter et d’échanger afin de trouver des compromis satisfaisants pour la majorité. Plus globalement, la dynamique collective au sein d’un endroit confiné et dans des conditions extrêmes a été un amplificateur de personnalités. Les extravertis ont été plus extravertis, et inversement. Pas de surprise.
Le temps de la stabilisation : « La dernière partie de l’expérience a été synonyme de resynchronisation du groupe par le travail et la vision commune »
Autour du 20ème cycle, on a pu observer une resynchronisation par sous-groupes, reliés soit par des affinités, soit par des objectifs communs à réaliser. Ce qui veut dire que l’humain a parfois davantage besoin de liens sociaux que de respecter son propre besoin biologique, comme le fait de dormir. La dernière partie de l’expérience a été synonyme de resynchronisation du groupe par le travail et la vision commune. Par exemple, j’ai intuitivement changé mon rythme chronobiologique pour être avec une personne avec qui je m’entendais bien. Pourtant, nous n’avions pas du tout le même rythme de sommeil à la base. Pourquoi ? Parce que cela nous permettait d’être plus épanouis socialement. Dans des contextes difficiles, nous avons besoin, avant tout, d’être reliés aux autres pour nous adapter.
Enfin la sortie ! « Entre un sentiment de soulagement et de grande tristesse »
L’annonce de la fin a été une surprise. Selon moi, je n’avais fait que 33 cycles (et non 40) ! J’étais partagé entre un sentiment de soulagement et de grande tristesse. Étonnant ? La caverne était devenue notre maison, malgré tout l’inconfort que nous avons dû traverser. Et puis, nous étions, à ce moment-là, les personnes les plus libres de la planète – la plupart des pays vivaient alors un confinement très strict. À titre personnel, j’ai repris le travail directement alors que certains ont eu besoin d’atterrir avec quelques jours de vacances. Et je les comprends car nous avons expérimenté quelques effets secondaires : un trouble du positionnement dans l’espace, une perte ou une diminution de certains sens tels que l’odorat ou le goût car ils avaient été mis en « veille » par notre cerveau alors que l’acuité visuelle et le toucher ont été décuplés. Je vous passe les quelques amnésies qui m’ont un peu dérouté lorsque j’ai retrouvé un paquet de chips dans mon bac à linge après plusieurs heures d’errance…
« Dans l’entreprise, le leader doit essayer de distiller de l’émerveillement, c’est un levier d’engagement incroyable. »
Leadership : que retenir de cette allégorie de la caverne version Deep Time ?
J’ai tiré cinq grands enseignements en termes de leadership, et plus globalement, en termes d’intelligence collective qui sont transposables au monde du travail actuel.
En finir avec le management : dans la caverne, il n’y avait aucune logique hiérarchique. Néanmoins, certains leaders ont émergé naturellement. Le groupe leur faisait confiance et les respectait grâce à leur expérience dans un domaine donné, leur sagesse (l’âge) et leurs compétences (médecin, spéléologue, mathématiques…). Nous n’étions pas dans un management de fonction ou de posture qui encourage le syndrome du « petit chef », mais un leadership de confiance. Ma conclusion ? Nous n’avons pas nécessairement besoin de logiques hiérarchiques rigides et de chefs imposés au sein des organisations, mais de leaders que l’on a envie de suivre. Le leader d’un jour peut tout à fait être le suiveur du lendemain !
Donner du sens pour galvaniser les équipes : l’expérience a démontré que l’humain s’adapte en permanence, qu’il peut faire des choses extraordinaires, même quand il n’a, à première vue, pas les compétences adéquates. Mais pour cela, il faut se sentir galvaniser par un objectif, un sens commun. Nous étions tous habités par la conviction que nous vivions une aventure extraordinaire ; cela nous a permis de transcender les difficultés et l’inconfort quotidien. Il faut aussi encourager le développement de l’adaptabilité au sein des organisations. Je crois beaucoup au « quotient situationnel » chez les individus, à savoir, la capacité à faire appel à leur bon sens, leur débrouillardise.
Redonner sa place à l’émerveillement : au début de l’aventure, lors de la répartition des tâches, personne ne voulait aller évacuer les toilettes sèches, tâche plutôt rebutante. Mais, au fur et à mesure, bizarrement, les personnes se battaient presque pour le faire. Pourquoi ? Il fallait traverser toute la grotte et déposer les déchets dans un sas niché au sein d’un espace magnifique, baptisé « La cathédrale ». L’émerveillement du trajet transcendait l’ingratitude de la tâche. Dans l’entreprise, le leader doit essayer de distiller de l’émerveillement, c’est un levier d’engagement incroyable.
S’appuyer sur l’intelligence collective : au sein de la grotte, aucune tâche ne pouvait s’effectuer individuellement. L’intelligence collective a été cardinale pour résoudre toutes les problématiques. Chacun, avec nos compétences et du bon sens, nous avons réussi à créer des choses étonnantes. C’est transposable au management dans un environnement complexe : un leader n’a pas d’autre choix que de coopérer pour « survivre ». C’est pourquoi la communication et l’art du consensus sont des compétences indispensables au leader de demain. D’ailleurs, il ne s’agit pas de soft skills, mais bien de hard skills.
Accepter (voire promulguer) les périodes d’ennui : l’ennui est nécessaire, mais est rarement accepté socialement. Or, ces temps sans interruption où l’on peut se consacrer à la réflexion ou à la lecture sont une plus-value extraordinaire pour résoudre des problèmes ou innover. Il faut oser mettre en place ce vide fertile afin d’échapper à la tyrannie de l’urgence.
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Article édité par Ariane Picoche, photo prises au Kwerk Haussman par Thomas Decamps pour WTTJ
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