Gérants de cafés vs télétravailleurs : la guerre est déclarée ?
05 févr. 2024
6min
Pour certains télétravailleurs, hors de question de bosser depuis la maison ou d’un espace de coworking. Vous avez déjà dû les croiser, latte macchiato à porter de main, ils et elles ont envahi avec bonheur les cafés des villes. Une tendance qui ne fait pas l’unanimité parmi les patrons d’établissements, appelés à trouver un équilibre entre rendement économique et philosophie du lieu.
« Pendant un moment, tout s’est bien passé. Un jour j’arrive, je commande mon allongé habituel, je m’assois et j’ouvre mon ordinateur pour bosser. Et là, on me dit que ce n’est plus possible. On ne m’a pas viré verbalement, mais le ton de voix et l’attitude hostile du personnel m’ont fait comprendre que j’étais obligé de partir ». Jérôme Nicco, développeur web freelance, se souvient très bien du matin où il a dû repartir, ordi sous le bras, du bar du 20ème arrondissement où il avait jusque-là ses habitudes de télétravailleur.
Se faire virer - plus ou moins sympathiquement - d’un café, Jérôme n’est pas le seul télétravailleur à l’avoir vécu ces derniers mois. À l’heure où le télétravail - qui selon une enquête de 2021 du ministère du Travail français concerne 27 % des salariés, contre 4 % en 2019 - s’est massivement déployé dans les entreprises, les gens continuent à chercher des environnements plus stimulants que leur propre appartement. Une étude de la Swinburne University of Technology montre qu’en 2023 le travail dans les “tiers-lieux” est devenu habituel pour la moitié des interviewés. Et au sein de cette catégorie, les cafés restent le choix le plus populaire. Un succès qui s’explique par de nombreuses raisons, dont l’atmosphère bienveillante de ces lieux de vie est le facteur principal. Les télétravailleurs semblent ainsi être attirés par des lieux où règne une ambiance conviviale et un niveau de bruit modéré. Ce qui, selon la science, favorise la concentration et la productivité. Une étude publiée en 2012 dans le Journal of Consumer Research a montré qu’un niveau de bruit modéré, comme celui propre aux cafés, stimule les idées créatives.
C’est le cas de Vanessa Parfait. « Dans un café, il y a une évolution visuelle et acoustique constante. Cela m’aide à rentrer dans mon univers, car j’ai l’impression de n’avoir rien d’autre à faire que travailler, alors que chez moi j’ai beaucoup de distractions », raconte cette commerciale qui passe sa semaine entière dans les cafés parisiens. Une enquête de 2016 publiée par le Psychonomic Bulletin and Review semble lui donner raison :
« Le simple fait d’effectuer une tâche à côté d’une personne concentrée sur l’accomplissement de sa propre tâche, vous motive à faire la même chose. » Bref, aller dans un café pour bosser, c’est comme aller à la salle de sport pour se motiver à faire de l’exercice.
Trop silencieux et trop cher, les espaces de coworking ?
En même temps, les cafés sont des lieux de vie qui regorgent d’humanité. Et quand les télétravailleurs sortent de chez eux, ce n’est pas pour retrouver un espace aseptique façon bureau.
« Dans les espaces de coworking, il y a trop de silence. On se sent mal à l’aise même à passer un coup de fil, car on a l’impression de déranger les autres, alors que le bruit dans les cafés met de bonne humeur », continue Vanessa, carnet et boisson chaude toujours sous la main. « J’apprécie le fait de pouvoir discuter avec mes amis sans soucis. Et ça m’est arrivé aussi de faire de nouvelles connaissances ! », témoigne Orson Van Beek, un jeune designer d’espace installé à Paris qui a récemment abandonné les bibliothèques pour aller travailler dans les cafés. « Souvent, une amitié se crée entre le personnel et les freelance, ce qui incite le client à revenir », ajoute Léa Le Cloirec, fondatrice de Wicofi, un site qui recense les cafés adaptés aux télétravailleurs, principalement en France.
De là à faire de l’ombre aux espaces de coworking, dont certains mastodontes comme WeWork ont récemment annoncé le dépôt de bilan ? Pas forcément, nuance Léa Le Cloirec. « Les espaces de coworking sont occupés par beaucoup de petites entreprises, des collectifs ou des freelance seuls qui ont envie de retrouver un cadre salarial », explique l’experte. « Dans les cafés, on retrouve plutôt des salariés partiellement en remote et des nomades digitaux. Les deux clientèles sont complémentaires. » Les chiffres montrent aussi que les espaces de coworking sont bien plus chers - entre 200 et 285 euros dans les grandes villes de France et 400 euros environ à Paris selon Ubiqdata - que le fait de s’installer sur le canapé d’un coffee shop pour quelques heures. Ce qui, pour la fondatrice de Wicofi « peut être un facteur d’attraction. »
« Pas d’ordinateurs ici, s’il vous plaît »
Alors que les travailleurs affluent de plus en plus dans les cafés, grande chaîne à la Starbucks ou petit coffee shop de quartier, les patrons ne sont pas tous heureux d’accueillir ces nouveaux “squatteurs”. À Paris, les affiches signalant l’interdiction des ordinateurs se multiplient : entre la place de la République, Strasbourg-Saint Denis et Arts-et-Métiers on en compte plusieurs, dont Café Kitsuné, I/O Café, Huddle Coffee et Partisan Café Artisanal. Mais le phénomène s’observe également en dehors de la capitale.
Chez Coffee Stub, un café de Strasbourg accueillant une vingtaine de personnes, les ordinateurs sont désormais persona non grata pendant le week-end. « Nous n’étions pas du tout opposés au télétravail : ici, il y a des prises partout » témoigne le gérant, Arnaud Massin. « Mais au bout d’un moment, nous avons dû refuser des clients à l’heure du petit-déjeuner parce que les tables étaient occupées par les télétravailleurs » regrette-t-il.
« Mon café n’est pas une bibliothèque mais un lieu de vie. On veut pouvoir parler à haute voix ou mettre de la musique, alors que les télétravailleurs cherchent évidemment un peu de tranquillité. Même le personnel, obligé de limiter le bruit, se sentait parfois mal à l’aise. »
Chez Verde Nero, à Bordeaux, la propriété a récemment pris une décision encore plus radicale : interdiction absolue des ordinateurs et stop au partage du wifi. 7 jours sur 7. C’est affiché sur tous les murs, bien que certains articles en ligne citent encore ce spécialiste du café comme « l’un des meilleurs lieux de travail de la ville » au grand damn de Tarik Saoui. Le fondateur raconte : « Pendant des années, il y avait un équilibre. Après la fin du confinement, à cause du bouche-à-oreille, on a été inondé par les télétravailleurs. Je devais dire non même à 40 personnes par jour et beaucoup de clients fidèles se plaignaient de cette atmosphère de coworking. »
Certains, peut-être visionnaires, ont choisi d’interdire les ordinateurs dès le début du boom du télétravail. C’est le cas de I/O Café, qui s’est installé à Paris près de la place de la République en janvier 2020. Lorsque la consommation sur place a pu reprendre, dans ce café où trois tables se battent en duel, l’interdiction a été signalée par deux affiches à l’entrée, ainsi que par l’absence de prises et de wifi partagé. « Notre politique est claire. Dès que quelqu’un sort son ordinateur, je lui donne dix minutes s’il s’agit d’une urgence. Sinon, je lui rembourse la commande et je lui demande de partir », explique le propriétaire, Matthieu Meisse. La taille du lieu, qui impose un turnover régulier des clients, motive d’abord ce choix. Ensuite, il y a une question de vision. « Je veux que mon café soit un endroit de socialisation et d’enrichissement personnel » pose le patron. Ainsi, les lecteurs et lectrices sont elles et eux les bienvenus, car « la lecture apporte une dimension intellectuelle qui nous plait ».
Un équilibre est-il possible ?
Malgré la réputation, parfois, de squatteurs de tables, les télétravailleurs trouvent encore des refuges. Kafo, actuellement en liquidation judiciaire, repère ainsi les bars et les restaurants de Paris heureux d’accueillir les télétravailleurs, en notant la tarification, l’ambiance et les équipements disponibles. Le site Wicofi propose aussi un annuaire des cafés “freelance friendly”, alors que le blog Passion Télétravail réalise régulièrement des sélections de coffee shops où travailler dans tout l’Hexagone.
Parmi les coups de cœur de Kafo, il y a le Grand Breguet, un immense bar et restaurant du 11e arrondissement parisien dont les tables de style cantine sont occupées chaque jour par une centaine d’ordinateurs. Aucun tarif horaire à payer. La seule et tacite condition, c’est de consommer assez régulièrement. Jusqu’à présent, ce système a bien fonctionné. « Les clients sont souvent des habitués et on ne va pas les voir toutes les heures pour les inciter à commander, car c’est rare de voir quelqu’un qui abuse », assure le gérant Pierre Pascale. L’accueil des télétravailleurs était pour lui au départ un choix dicté par l’immensité de la salle, qui s’est avéré une agréable surprise, car la présence massive de télétravailleurs a apporté au Grand Breguet beaucoup de popularité.
Quelqu’un d’autre a misé dès le début sur les ordinateurs. C’est le cas du Takk, café et espace de coworking installé à Lille qui propose une formule mixte : ici, vous payez soit le temps passé dans le café, soit les consommations. « J’ai rapidement compris que je voulais créer un lieu hybride, fréquenté par différentes catégories de clients » raconte la propriétaire, Caroline Sloss.
« Cela n’aurait pas fonctionné si c’était simplement un espace de coworking ou simplement un salon de thé. Cette ambiance mixte convainc tous, y compris les télétravailleurs, qui font vivre le lieu pendant les moments les plus calmes de la journée. » Une stratégie qui peut donc s’avérer gagnante, fait remarquer Léa Le Cloirec de Wicofi, « en début de matinée et d’après-midi les cafés sont plus vides. Dans ce cadre, la présence de télétravailleurs peut représenter un complément important du chiffre d’affaires. »
Les télétravailleurs offrent donc à certains patrons des avantages économiques et d’image qui passent parfois sous le radar. Une condition suffisante pour convaincre les deux parties à enterrer la hache de guerre ? Pas sûr. D’ailleurs, « le secret de l’équilibre est le bon sens », souligne la fondatrice de Wicofi. « Les cafés devraient adopter une politique claire à propos du télétravail. En revanche, les clients devraient quant à eux jouer le jeu ou partir aux heures de pointe. »
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ chez I/O Café et Le Grand Breguet
Fresque chez Le Grand Breguet par Manette
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