“Chères collaboratrices” : pourquoi le féminisme en entreprise dessert les femmes
19 mai 2023
5min
Le féminisme a le vent en poupe. En entreprise, les “coachings” et autres formations pour aider les femmes à briser le plafond de verre se multiplient. Mais est-ce une réussite ? Dans “Chères collaboratrices” (éd. La Découverte), l’essayiste Sandrine Holin, explique comment le féminisme a été cannibalisé par un féminisme néolibéral dont les avancées ne profiteraient qu’aux privilégiées. Entretien.
Dans votre essai, vous défendez l’idée que le féminisme, autrefois perçu comme un mouvement révolutionnaire, serait devenu néolibéral. Que voulez-vous dire par là ?
Le féminisme a toujours été traversé par différents mouvements depuis ses débuts, dont certains s’opposent parfois diamétralement. Mais le féminisme que l’on observe aujourd’hui dans le monde de l’entreprise, incarné par des femmes aux carrières impressionnantes et soucieuses de “réussir” leur vie familiale et professionnelle, intériorise selon moi le dogme néolibéral. Pour celles qui se revendiquent de ce mouvement, les individus sont autant d’entrepreneurs d’eux-mêmes, qui se perçoivent comme une entreprise évoluant dans un marché permanent. Le problème est que ces discours font peser sur les femmes la seule responsabilité de leur réussite ou de leur échec : c’est à elle de briser le plafond de verre en apprenant à mieux se mettre en avant, à prendre la parole en public etc. Pour moi, ce raisonnement, qui devient systématique en entreprise, est dangereux parce qu’il occulte une grande partie des inégalités dont souffrent les femmes.
Quelles sont les conséquences de cette évolution ?
Les femmes sont prises dans de nouvelles injonctions, qui viennent s’ajouter aux précédentes ! C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité écrire ce livre, je voulais ouvrir le débat sur cette charge mentale supplémentaire qui pèse sur les femmes. Tous ces discours qui visent à dire « on peut y arriver, il faut oser davantage », « les femmes s’autocensurent trop », etc. s’adressent selon moi à un certain type de femmes, qui ont les moyens de se faire aider par ailleurs, à la maison comme au travail. Non seulement ces injonctions s’adressent à très peu de femmes, mais en plus elles poussent vers un modèle d’individu qui se tue presque à la tâche et doit en faire toujours davantage. Je pense qu’il est temps de s’interroger : où est l’émancipation là-dedans ?
Comment expliquer que le féminisme, autrefois mal vu, soit devenu tendance pour une élite dirigeante?
Il est devenu tendance dès lors que des femmes très célèbres de la Silicon Valley ont commencé à se revendiquer ouvertement féministes. C’est le cas de Sheryl Sandberg, qui publie en 2012 un ouvrage dans lequel elle affirme être féministe (“En avant toute”, ndlr) et qui est devenu un best-seller mondial. Après cela, les mentalités commencent à évoluer. Depuis, il est admis d’affirmer que l’on est féministe. Les limites du “politiquement correct” se sont déplacées : en entreprise, on propose aujourd’hui de nombreuses formations aux femmes pour qu’elles brisent le plafond de verre. Cependant, il est toujours mal vu d’être militante ou radicale.
« En fin de compte, on en viendrait à croire que le féminisme, c’est seulement bénéficier d’aménagements et de coachings dans son entreprise pour pouvoir travailler mieux et plus ! » Sandrine Holin
Vous déplorez que ces femmes privilégiées aient abandonné certaines luttes historiques pour les droits des femmes, pour se concentrer sur un objectif unique : concilier leur vie familiale et leur vie professionnelle. Que reprochez-vous à ce “combat” ?
La question de l’équilibre entre vie pro et perso est effectivement au centre de leurs revendications. Seulement, il faut s’interroger sur cet objectif : permet-il réellement d’améliorer les conditions de vie de toutes les femmes? Il me semble que cet objectif est pernicieux. Il part du principe que toutes les femmes souhaitent travailler davantage dans l’objectif de gravir les échelons et ne s’intéresse qu’aux femmes considérées comme de hauts potentiels pour les entreprises. Les autres, celles qui occupent des postes moins prestigieux, notamment dans les métiers du “care”, ne sont pas concernées par ces avancées dans la mesure où elles n’ont pas de plafond de verre à briser.
En réalité, cette volonté de concilier vie professionnelle et vie familiale n’a qu’une finalité : permettre aux femmes d’être plus performantes en entreprise, et donc de mieux s’insérer dans la compétition contre les hommes pour les postes les plus hauts placés dans la hiérarchie. A la fin, ce ne sont pas les droits des femmes qui avancent. En revanche, les entreprises, elles, peuvent tout à fait bénéficier du fait que la compétition entre leurs salariés est plus accrue.
Pour vous, le fait que ces femmes puissantes se revendiquent ouvertement féministes n’est pas nécessairement une avancée. Pourquoi ?
Leur discours est dangereux parce qu’il devient dominant et invisibilise les autres discours féministes. En fin de compte, on en viendrait à croire que le féminisme, c’est seulement bénéficier d’aménagements et de coachings dans son entreprise pour pouvoir travailler mieux et plus ! Pour moi, cette vision est dangereuse parce qu’elle dépolitise la question féministe. La lutte pour les droits des femmes repose sur des rapports de force. Laisser entendre que les femmes ne parviennent pas à briser le plafond de verre parce qu’elles subissent une éducation genrée et des stéréotypes sexistes, c’est oublier que notre modèle social, qui génère de nombreuses inégalités, est à mettre en cause.
Dans votre ouvrage, vous allez même plus loin en affirmant que l’égalité homme/femme telle qu’elle est prônée aujourd’hui en entreprise ne fait qu’accroître la concurrence et l’inégalité…
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’objectif de ce féminisme est de permettre aux femmes de mieux rivaliser avec les hommes sur le marché du travail. Et comme tous les marchés, le marché du travail n’est pas égalitaire. D’autant plus que la structure du travail est inégalitaire par essence : à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie, il y a moins de postes. En cela, il ne peut pas y avoir de réelle égalité. C’est donc une impasse.
Pourtant, les entreprises et autres entités économiques sont de plus en plus nombreuses à considérer que la “diversité” est essentielle. Mais à qui ?
Aux entreprises, évidemment ! Parce qu’il faut bien comprendre que la diversité, ça rapporte. Lorsque des catégories de personnes subissent des discriminations au travail, cela a des impacts très concrets sur les salariés. Ces derniers s’investissent moins au travail voire font des burn out, le turn over est plus important. Tout cela est mauvais pour la productivité. D’où l’intérêt d’avoir des politiques de diversité et d’inclusion. Les entreprises souhaitent que les gens se sentent mieux, parce que ce qu’elles désirent avant tout, c’est que les gens travaillent plus.
Pourquoi cette vision vous semble-t-elle dangereuse ?
Parce que si on s’aperçoit du jour au lendemain que la diversité ne rapporte rien, qui dit que l’on ne va pas revenir sur ces mesures ? Il me semble que si l’on fait cela pour l’argent et non pas pour un principe d’égalité, il est possible de revenir en arrière. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se passer aux Etats-Unis. Le progressisme d’entreprise est attaqué par les milieux conservateurs parce qu’il n’est pas possible d’établir de lien clair entre discrimination positive et productivité.. Ce n’est pas parce qu’il y a plus de femmes, de personnes racisées ou handicapées, que l’entreprise réalisera davantage de profits. Ce serait éventuellement parce qu’une diversité d’opinions et d’idées permettrait à ces structures d’être plus créatives, à condition que les industries dans lesquelles s’insèrent ces structures nécessitent de la créativité.
Si le féminisme actuel n’est pas le bon, quelle forme devrait-il prendre dans le monde du travail ?
Plutôt que de se demander comment les femmes peuvent concourir au mieux sur le marché du travail, nous devrions avoir une réflexion plus globale sur notre rapport au travail. Il faut penser toutes les luttes ensemble. Par exemple, les réflexions écologistes sont rarement mises en relation avec la question féministe. Pourtant, pour ralentir le changement climatique, nous devons sortir de cette société de consommation qui fait que l’on produit, jette et travaille trop. Dans le même temps, nous devrions avoir davantage de temps - femmes et hommes -, pour s’occuper des tâches ménagères et domestiques, consommer différemment, etc. Autant d’activités qui ne produisent pas de CO2, mais qui occupent notre temps. La réflexion que nous devons avoir est plus globale : comment réformer notre temps de vie pour qu’il soit à la fois féministe et écologiste, et comment le travail peut venir s’insérer dans cette mécanique ?
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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