Rencontre, drague… LinkedIn est-elle devenue le nouveau Tinder ?

03 juin 2024

5min

Rencontre, drague… LinkedIn est-elle devenue le nouveau Tinder ?
auteur.e
Barbara Azais

Journaliste freelance

contributeur.e

Bien que LinkedIn soit une plateforme de réseautage professionnel où il fait bon de mettre en avant ses compétences professionnelles, il arrive qu’il y ait des débordements. Et que certain·e·s s’en servent aussi pour faire des rencontres amoureuses, ou draguer de manière plus ou moins lourdes.


« J’ai rencontré ma femme sur LinkedIn, raconte Joël, 42 ans, entrepreneur. A l’époque, je venais de postuler dans un groupe dont elle était DRH. Je l’ai donc contactée sur ce réseau pour mettre toutes les chances de mon côté avant l’entretien, mais elle ne m’a jamais répondu. Par contre, j’ai bien été à l’entretien et là ça a été le coup de foudre. J’ai finalement signé dans une autre boîte et l’en ai informée sur LinkedIn, où nous avons continué à discuter et à faire connaissance… » Comme Joël, ils sont sûrement nombreux à être déjà sortis du contexte professionnel et à tisser des liens plus intimes en « DM ».

Mais si dans son cas, la rencontre amoureuse est le fruit du hasard, il arrive aussi que certains ou certaines utilisent la plateforme de réseautage professionnel pour « cibler les meilleurs partis ». C’est notamment le cas de Séverine, 36 ans, commerciale dans le vin, qui estime que LinkedIn est « un site fiable pour rencontrer quelqu’un ». « C’est intéressant de voir tout le background de la personne, son poste actuel, son niveau de vie, mais aussi ses interactions avec son réseau pro. Et puis tu es sûr que ce n’est pas un fake profil comme ça peut être le cas sur une appli de rencontres traditionnelle ». Seul hic selon elle : « il n’y a qu’une seule photo, et parfois elle date ! »

Retrouver (discrètement) une personne croisée dans la vraie vie

Le fait que les profils LinkedIn soient authentiques et fiables en fait également “la” plateforme de référence pour rechercher et aborder une personne en particulier. Notamment parce qu’à la différence des autres réseaux sociaux (Facebook, Instagram…) ou d’une application de rencontres, les profils LinkedIn affichent les vrais nom et prénom d’une personne, son entreprise et la ville dans laquelle elle travaille. Charles, 34 ans, Head of IT dans le Nord de la France, a retrouvé une fille croisée en boîte grâce à ça : « Comme je n’étais pas célibataire et que j’étais avec des amis, je lui ai juste parlé ce soir-là » se souvient-t-il. « Mais le lendemain, je me souvenais de son prénom, de son poste dans une boîte de la même ville que moi et je n’ai pas résisté à la rechercher sur LinkedIn. C’était le seul moyen de la retrouver… J’ai demandé à rentrer dans son réseau professionnel, elle a accepté et on a été amants pendant plusieurs mois. »

Alors que certaines applications de rencontres comme Gleeden promeuvent l’infidélité et que d’autres comme Tinder ou Badoo sont trop criantes, LinkedIn semble être la planque parfaite pour abriter un adultère. « On s’est toujours dit que LinkedIn était vraiment le meilleur moyen pour ne pas se faire “capter” par nos conjoints, confirme Charles. Personne ne se méfie d’un compte LinkedIn. » Marine, 40 ans, entrepreneuse, peut également en attester : « je reçois beaucoup de messages d’hommes mariés qui disent vouloir s’amuser » et assument le fait que LinkedIn soit la couverture parfaite pour ça. « Au moins je suis sûr que ma femme ne va pas aller chercher dans mon LinkedIn », lui a-t-on déjà envoyé.

Les femmes, victimes de la « logique Tinder » sur LinkedIn

Pourtant, la politique du site pro considère « les insinuations romantiques et toute forme de harcèlement » comme « une violation de (ses) normes ». Mais pour le sociologue Ronan Chastellier, LinkedIn serait déjà, de fait, « un lieu de rencontres comme un autre. » Il explique : « La séparation entre sphère privée et professionnelle est de moins en moins vraie. Il y a une réelle porosité. » A quoi s’ajoute un “comportement Tinder” de plus en plus répandu, observe le sociologue spécialiste des nouvelles tendances. « Beaucoup de gens sont habitués à être dans un comportement séducteur au gré des différentes rencontres, donc ils ont aussi cette logique Tinder quand ils sont sur LinkedIn. Je ne pense pas que cela soit conscient, mais ils reproduisent ce comportement dans le contexte du travail. »

Mais dévier vers l’intime sur LinkedIn peut aussi prendre des allures de harcèlement. Selon une étude réalisée en juillet dernier aux Etats-Unis, 91% des utilisatrices auraient déjà reçu au moins une fois des avances ou des messages inappropriés. Environ 43 % ont même signalé à plusieurs reprises des utilisateurs ayant essayé de les draguer. « Ils commencent toujours par utiliser l’excuse professionnelle en me disant qu’ils sont intéressés par mon entreprise ou mes services, puis ils embrayent, raconte Clémence, agacée de recevoir ce type de message une à deux fois par semaine. Et ce n’est jamais poli sur LinkedIn. C’est toujours humiliant et agressif du type “elle s’est bien levée la businesswoman” ou “tu me réponds pas tu fais semblant de travailler ?”. Le directeur d’une grande boîte avec qui j’échangeais de façon professionnelle m’a même sorti un jour : “Elle est prête à aller se coucher la grande prêtresse de l’entreprenariat ?” » Toujours selon l’étude américaine, 31% des messages privés hors sujet reçus par les femmes sur LinkedIn sont des propositions de rencontres amoureuses ou sexuelles - le phénomène est tel qu’il nous est impossible de partager tous les témoignages reçus à ce sujet.

Estelle, 35 ans, architecte, raconte aussi comment certains utilisateurs l’approchent en utilisant un prétexte professionnel, bien que leurs secteurs d’activités respectifs soit différents : « C’est plutôt des remarques sur ma photo ou mon physique du genre : “Bonjour Mademoiselle” - déjà Mademoiselle ça sent pas bon en général - “vous êtes jolie sur la photo”, ou bien “je suis directeur/PDG de la compagnie X” histoire d’imposer une dynamique de pouvoir, souvent fictive d’ailleurs - “j’ai remarqué votre profil”, etc. Alors que ces gens n’ont absolument rien à voir avec mon métier. »

La visibilité professionnelle des femmes menacée

Trop souvent rabaissées à l’état d’objet sexuel sur LinkedIn, nombre d’utilisatrices avouent réduire leur visibilité. Selon l’étude citée plus haut, plus de 74% des femmes ayant déjà reçu des messages inappropriés sur LinkedIn en viennent à limiter leur activité sur la plateforme. « J’ai beaucoup d’amies qui vivent le même harcèlement ce qui les obligent à limiter leurs interactions en ligne », continue Estelle, l’architecte. « Je fais très attention à ce que je poste, ajoute pour sa part Marine. Ça coupe les ailes en tant que femme quand on a sa boîte. On a juste envie de tout arrêter… ils ne se rendent pas compte qu’ils sont plusieurs à le faire et que ça devient du harcèlement. »

Pour Nina Ramen, CEO de RamenTaFraise - une communauté qui aide les femmes à prendre la parole sur LinkedIn - toutes ces approches sont une forme de « harcèlement numérique », au même titre que le harcèlement de rue. « J’aide les femmes à développer leur visibilité sur LinkedIn, car c’est un incroyable levier business et carrière. C’est quand même un réseau CSP+. Mais je remarque que toutes ces micro-agressions qu’elles reçoivent en DM les freinent et les font passer à côté de potentielles opportunités. » Ainsi, les femmes auraient tendance à penser qu’elles attirent les mauvaises personnes, qu’elles ne sont pas prises au sérieux et qu’elles feraient mieux de se faire petites. « Ça renforce leur sentiment d’illégitimité et ce n’est pas normal, s’indigne Nina Ramen. Faire taire sa voix sur LinkedIn revient à se priver de faire évoluer sa carrière, son business et gagner plus argent. Il ne faut donc pas limiter ses prises de parole car ce serait donner raison à ces utilisateurs indélicats et entretenir un environnement où les femmes sont invisibles. »

Sans nier ces dérives, et les tentatives du site pour les éviter, le sociologue Ronan Chastellier rappelle que LinkedIn, comme n’importe quel lieu de sociabilisation, sera toujours propice aux rencontres. Parce que les utilisateurs restent humains et qu’à l’image de Joël, ils sont susceptibles d’y rencontrer leur moitié. « Plein de gens avec des atomes crochus professionnels se réunissent par l’échange. A partir du moment où il y a cette possibilité de rencontre il n’y a pas de frein à ce que des relations amicales ou amoureuses naissent. Ce sont des rencontres pros… et plus si affinités. »


Article écrit par Barbara Azais et edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ