Managers, il est temps de prendre la « justice » en entreprise au sérieux !
09 avr. 2024
6min
La justice organisationnelle fait référence à la perception des salariés quant à l'équité et l'égalité des traitements. Un sentiment indispensable pour l’équation de l’engagement dans lequel les managers – encore – endossent un rôle pivot.
Le mot « justice » vient du latin « iustitia », signifiant « droiture, équité ». Il représente un principe moral exigeant le respect du droit et de l’équité. Son application et ses enjeux au sein du monde professionnel englobent plusieurs dimensions. Tout d’abord, la justice distributive concerne l’équité dans la répartition des ressources et des récompenses au sein de l’entreprise. Les salariés évaluent si les rétributions, les promotions ou les avantages sociaux sont attribués de manière équitable en fonction de leur contribution, de leurs compétences et de leur performance. Ensuite, la justice procédurale se réfère à l’équité des processus décisionnels : les employés jugent si les politiques, les procédures et les pratiques de l’entreprise sont transparentes, impartiales et offrent des opportunités de participation ainsi que des voies de recours en cas de désaccord. Enfin, la justice interactionnelle concerne l’équité dans les interactions entre les employés et leurs managers, ainsi qu’entre les collègues. Les salariés estiment que leurs managers sont respectueux, transparents, honnêtes et fournissent un soutien émotionnel et professionnel.
La justice au travail, une question de subjectivité
Dans le microcosme professionnel, Adélaïde de Lastic, consultante-chercheuse en RSE & éthique des organisations et docteure en philosophie, souligne l’importance de la subjectivité quant à la justice : « Elle est étroitement liée à la perception individuelle de ce qui est ou serait dû à chacun. En effet, bien que les organisations mettent de plus en plus en place un cadre et des outils pour objectiver, tels que les grilles salariales et les procédures RH pour assurer l’équité et maximiser la transparence, ces processus peuvent générer un sentiment d’injustice. C’est notamment le cas des organisations bureaucratiques très rigides en termes de critères et d’évolution salariale ». Ce phénomène s’explique en partie par la théorie de l’équité en lien avec les recherches menées par le psychologue John Stacey Adams). Selon lui, chaque salarié au travail a tendance à comparer sa situation (salaire, avantages, charge de travail…) avec celle des autres, faisant naître un sentiment de justice ou d’injustice. Or, ce ressenti semble avoir plus de poids que les éléments factuels et tangibles censés œuvrer pour l’égalité ou l’équité. Comment créer le sentiment de justice ? C’est là qu’interviennent les managers et le dilemme n’est pas simple : comment peuvent-ils œuvrer pour la justice tout en limitant les perceptions iniques ? Quels rôles ont-ils dans ce dédale de perceptions croisées au sein de leurs équipes ?
Management juste : quels contours et enjeux organisationnels ?
La justice organisationnelle est un facteur majeur de l’engagement d’après un article de recherche questionnant le lien entre performance et justice : « La perception d’une justice favorise des réactions émotionnelles et affectives positives envers l’organisation telles que la performance au travail, ainsi que des comportements de citoyenneté organisationnelle ». Garantir un cadre éthique demeure crucial pour le bien-être des employés, leur motivation ainsi que leur satisfaction au travail.
« Lorsque les salariés perçoivent une injustice, cela peut entraîner un manque de reconnaissance, un taux élevé de rotation du personnel, une baisse de la performance, voire une détérioration du climat social », souligne Adélaïde de Lastic. À l’inverse, une culture interne axée sur la justice favorise un environnement de travail positif, encourage l’engagement des employés et renforce la confiance et la cohésion interne. On en vient à l’importance de la posture et des compétences managériales pour nourrir ce cadre. Quel serait son Décalogue du manager « juste » ?
Une équité dans la prise de décision
Un manager juste prend ses décisions en tenant compte des performances, des compétences et des contributions individuelles. Il évite le favoritisme et les discriminations, et assure une répartition équitable des responsabilités, des récompenses et des opportunités de développement.
Une communication transparente
« Un manager juste ou responsable communique de manière transparente sur les objectifs, les attentes et les processus décisionnels », explique Olivia Lans Hebrard, dirigeante de la société à mission Here & Now et créatrice de la Fresque du Management Responsable. « Il explique sans ambages les raisons derrière ses décisions. Il encourage également la participation des employés et les consulte au maximum. »
Le respect et l’empathie comme socle
Il ou elle traite ses employés avec respect, dignité etempathie. Il reconnaît leurs contributions et leurs efforts, et prend en considération leurs besoins et leurs perspectives. Il est à l’écoute de leurs préoccupations et cherche à résoudre les conflits de manière constructive.
Une consistance à toute épreuve
L’enjeu est d’appliquer les mêmes règles et normes à tous les membres de son équipe : « L’exemplarité est donc essentielle tout comme l’humilité et le courage », poursuit Olivia Lans Hebrard. Il dépasse les préjugés et traite chaque situation de manière objective et juste.
Un soutien inconditionnel
Un manager juste soutient le développement professionnel de ses équipes en leur offrant des opportunités de formation, de croissance et d’avancement. « Il n’est pas là pour imposer mais pour donner confiance et accompagner », termine Olivia Lans Hebrard.
Une fois ces postulats érigés… Comment créer une culture managériale empreinte de justice ?
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4 idées pour bâtir et entretenir une culture managériale « juste »
Former des managers justes : une approche systémique à imaginer
L’exercice de la justice se fait tout au long de la vie, selon Adélaïde de Lastic. Elle reprend les préceptes d’Aristote qui soulignait l’importance d’acquérir un caractère moral, où l’on exerce les vertus du courage, de la générosité, de la justice, de l’amitié et de la citoyenneté durant toute notre vie. Nous devons choisir d’effectuer et d’exercer des actions justes en s’adaptant aux différentes circonstances. « Il est important d’enseigner cette approche éthique dans les écoles de management via les sciences sociales, l’esprit critique, la littérature ou la philosophie… C’est ainsi que l’on prépare les futurs décideurs à “bien” agir dans les organisations. » Une fois ce socle maîtrisé, les formations continues sur la RSE, l’inclusion ou encore les biais cognitifs auront d’autant plus de sens et de résonance pour les managers en poste.
Réinstaurer l’autorité managériale comme levier de justice
Selon Adélaïde de Lastic, les évolutions organisationnelles contemporaines ont contribué à un sentiment croissant d’injustice, en raison de la nature de plus en plus floue des rôles managériaux. Elle observe que depuis la fin du XIXe siècle jusqu’au début du XXIe siècle, les organisations ont subi des transformations radicales, passant d’une structure verticale et hiérarchique à une approche plus horizontale, notamment avec l’émergence du concept d’entreprise libérée. Ce changement a vu le manager traditionnel, détenteur d’une autorité dominante et directive, devenir plus participatif, avec des responsabilités moins définies. Ainsi, la notion de leadership s’est diluée dans une dynamique où tout le monde est responsable de tout, mais personne ne détient de position clairement définie !
Cette « anomie organisationnelle » crée des situations où chacun lutte pour sa propre reconnaissance, entravant ainsi le sentiment de justice. Pour remédier à cela, Adélaïde de Lastic se tourne vers les idées de Hannah Arendt, notamment exposées dans son ouvrage Qu’est-ce que l’autorité ?. « La philosophe met en avant l’importance de la différenciation claire des postures et des rôles au sein d’une organisation pour rétablir un sentiment de justice. Cela implique de reconnaître et de valoriser des positions asymétriques d’autorité, fondées sur des compétences, une expertise et une exemplarité reconnues. » Selon cette perspective, chaque manager doit s’engager dans cette démarche de clarté pour réduire les risques d’injustice – ou leur perception – grâce à une légitimité reconnue et des rôles précis attribués à chacun.
Comprendre son rôle grâce à la Fresque du Management Responsable
La Fresque du Management Responsable est une approche ludique et pédagogique qui vise à créer des organisations plus justes et éthiques par la courroie managériale. « C’est une prise de conscience collective qui permet à chacun de comprendre que le changement vient de soi. Via des cartes, on interroge les participants sur des notions clés telles que les attentes des collaborateurs, le devoir de vigilance, l’IA… On part de faits pour créer du dialogue entre eux et les amener à questionner leur organisation et leur écosystème », explique Olivia Lans Hébrard. Ensuite, cela permet de comprendre les problématiques et d’appréhender les solutions qui peuvent exister pour aller jusqu’au changement de posture managériale. « Un exercice de diagnostic est réalisé, où les participants se positionnent sur des sujets qui les marquent, partagent leurs représentations en binômes puis en cercle, favorisant ainsi l’expression et la réflexion collective. » Ensuite, les participants sélectionnent deux actions collectives à mettre en place, telles que l’élaboration d’une charte éthique, ainsi que des actions individuelles. Ces dernières visent à promouvoir la confiance au sein de l’équipe et à encourager chacun à assumer sa responsabilité individuelle pour promouvoir l’éthique et la justice. « Pour approfondir le processus, un atelier complémentaire est proposé, axé sur l’élaboration d’un plan d’action. Ce dernier est co-créé en se fondant sur les enseignements de la Fresque du Management Responsable, assurant ainsi une continuité dans le processus de changement. »
S’appuyer sur un comité éthique pour soutenir les managers
Les managers peuvent parfois se sentir un peu seuls face à la responsabilité de promouvoir la justice au sein de leurs équipes. Nommer un garant interne des questions éthiques, chargé de superviser les aspects de justice, d’inclusion et de diversité, offre un soutien intéressant. Néanmoins, selon Adélaïde de Lastic, il faut être prudent à plusieurs égards : « L’excès de moralité portée par une seule personne peut devenir un obstacle à la justice, basculant dans l’idéologie plutôt que dans une approche pragmatique. Ainsi, la création d’un comité d’éthique collectif et collégial, impliquant plusieurs acteurs de l’entreprise, apparaît comme une alternative plus adéquate. Ce comité permettrait une diversité de perspectives et une prise de décision plus éclairée et équilibrée lorsqu’il s’agit de traiter des questions éthiques complexes ». Ces instances peuvent être placées sous l’égide des ressources humaines ou même du Comité Social et Économique (CSE), notamment dans les structures de taille réduite.
Article écrit par Laure Girardot, édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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