« On ne peut pas toujours invoquer le sens pour justifier la maltraitance »
26 janv. 2021
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Photographe chez Welcome to the Jungle
En rejet de ces bullshit jobs vides de sens dont parlait l’anthropologue David Graeber, de nombreux talents voudraient faire le bien dans des organisations de l’économie sociale et solidaire— quelques 200 000 associations, mutuelles, coopératives ou encore fondations—dans lesquelles on ne recherche pas le profit et on poursuit une « mission ».
Mais dans ce « milieu engagé », la souffrance au travail y est un mal ordinaire. La précarité est la norme. Le burn-out est courant. Le management est souvent toxique. Et le gouffre entre le discours et la réalité du travail est lui-même cause de souffrance.
C’est en tout cas ce qu’a constaté Pascale-Dominique Russo qui a baigné dans ce milieu pendant des années. D’abord, elle a tenu une rubrique hebdomadaire sur l’ESS au journal La Croix. Puis en 2005, elle a travaillé au sein de la mutuelle Chorum avec pour mission de faire un travail de veille sur tout ce qui relève du social.
Elle a observé, dans la mutuelle où elle a travaillé, des dysfonctionnements douloureux, et a même été elle-même victime d’humiliations de la direction. Elle a vu des employé·e·s être mis·e·s à l’écart et harcelé·e·s, parfois pendant des mois.
Écartée des assemblées générales de sa mutuelle parce qu’elle voulait « trop en savoir », Pascale-Dominique Russo a fini par consacrer des années à chercher à lever le voile sur les pratiques managériales délétères si courantes « en milieu engagé ».
Pour son enquête, elle a recueilli de nombreux témoignages de syndicalistes et de spécialistes du milieu des mutuelles. Parmi les organisations sur lesquelles elle a enquêté, il y a la MACIF, Emmaüs Solidarité, Emmaüs France, France terre d’asile et aussi le groupe SOS.
Elle a rapidement compris que son expérience de souffrance au travail en milieu engagé avait un caractère systémique. Pour elle, l’année 2020 n’aura fait qu’exacerber cette souffrance.
Nous avons discuté avec la journaliste et autrice du livre Souffrance en milieu engagé. Enquête sur des entreprises sociales, paru en février 2020 aux Editions du Faubourg.
Qu’est-ce que c’est que cette souffrance « systémique » en milieu engagé ? Et comment l’expliquer ?
C’est paradoxal, mais tout se passe comme si le choix même des salarié·e·s de travailler dans ce milieu était instrumentalisé. Au nom du sens, les travailleurs/travailleuses acceptent une forme de servitude volontaire. Elles sont très investies au travail et ont souvent du mal à séparer vie professionnelle et vie personnelle.
Par ailleurs, c’est toute la fonction d’employeur qui reste un impensé dans ces organisations qui se voient comme des organisations militantes et non des employeur•e•s. Donc les conseils d’administration interviennent rarement dans les relations avec les salarié·e·s.
Le rythme de travail est insoutenable. La culture du secret est courante. Les humiliations et mises à l’écart que j’ai moi-même observées (ou dont j’ai fait l’objet) font système. Impossible d’exprimer son point de vue dans ces organisations où la culture du silence est omniprésente. C’est pour cela que la question démocratique est centrale dans mon enquête.
« Au nom du sens, les travailleurs/travailleuses acceptent une forme de servitude volontaire »
C’est aussi un milieu transformé par des bouleversements profonds. Le secteur des mutuelles a connu une concentration féroce. Quant aux grandes associations, comme Emmaüs, France terre d’asile ou le groupe SOS, elles sont en concurrence pour des appels d’offres publics de plus en plus complexes.
Les subventions ont chuté et ont peu à peu été remplacées par ces appels d’offres. Les associations sont devenues des « entreprises » sociales, sous-traitantes de l’Etat. Souvent, c’est le moins-disant qui l’emporte : les pratiques négatives se généralisent d’autant plus qu’elles s’accompagnent d’économies. Et cela se traduit par plus de pression sur les salarié·e·s, censé·e·s en faire toujours davantage.
À tout cela s’ajoute le fait que la qualité des services rendus s’est considérablement dégradée. Dans les associations, on a beaucoup standardisé les services offerts aux personnes les plus démunies. Donc le sentiment de mal faire son travail et le fait de voir les usagers mal-traités amplifient le mal-être des travailleurs / travailleuses concerné·e·s.
- Lire aussi : RH : 5 techniques pour gérer les « sales cons »
Pourquoi le management est-il si toxique dans l’ESS ?
Il n’existe aucune pensée managériale alternative dans ce milieu. On donne très peu de responsabilités aux salarié·e·s. On n’y a pas d’autonomie. Fondamentalement, c’est lié à ce que je disais à l’instant à propos de l’impensé de la fonction d’employeur, qui fait que les salarié·e·s sont négligé·e·s et ignoré·e·s. Ils / elles passent (loin) derrière la « mission ». Et même quand cette mission s’effrite, les salarié·e·s ne retrouvent pas une meilleure place.
Les transformations que j’ai évoquées ont même accrû le désordre managérial. À SOS, notamment, où le patron fondateur (Jean-Marc Borello) impose des rythmes de travail éreintants. Mais aussi à Emmaüs Solidarités, où on a observé des mises à l’écart de salarié·e·s. Dans certaines structures, comme à SOS justement, on a intégré la logique concurrentielle : on est passé de 2000 à 18 000 salarié·e·s en 10 ans. La forme associative y a été instrumentalisée. Du coup, le décalage entre les discours sur le « solidaire » et la réalité du management est immense. Quand une croissance des effectifs comme celle-là est construite sans aucune pensée managériale, ça produit des dégâts.
Il est indispensable que les employeur.e.s de ce milieu prennent conscience de leur rôle d’employeur.e et des risques psychosociaux qui touchent les salarié·e·s.
La période de pandémie que nous traversons a-t-elle exacerbé ce dont vous parlez dans votre livre ? Que révèle la crise actuelle sur la souffrance en milieu engagé ?
Oui, la période actuelle est extrêmement difficile pour les personnes qui travaillent dans ces associations de solidarité au contact des personnes en difficulté et en souffrance. Dans les centres de rétention administrative, par exemple, on a observé des incidences de Covid beaucoup plus nombreuses qu’ailleurs. Il y a eu de nombreuses tentatives de suicide aussi.
Une enquête de Médecins sans frontières, menée sur des lieux d’intervention de l’ONG, a révélé à quel point le virus a fait des ravages parmi les populations en situation de grande précarité. C’est le cas dans les foyers de résident.e.s, mais aussi dans les centres de demandeurs d’asile. Là où il y a de la précarité et de la promiscuité, il y a eu beaucoup plus de personnes infectées, comme aussi dans le département de Seine Saint Denis.
Naturellement les travailleurs / travailleuses sociaux (et les bénévoles) au contact de ces populations ont été exposé·e·s à des risques considérables. Il y a eu beaucoup d’incidences d’infections au Covid parmi elles / eux. C’est le cas, par exemple, des gens d’Emmaüs qui travaillent en Seine Saint Denis, et de toutes les personnes qui travaillent au contact des migrant·e·s.
On peut aisément imaginer l’exacerbation de la souffrance en milieu engagé dans la période actuelle. Elle est renforcée par l’observation de la souffrance des personnes précaires et démunies, l’augmentation de la maltraitance, et le manque de moyens. Ce qui était vrai avant l’est encore davantage aujourd’hui.
En 2020, l’anthropologue David Graeber est décédé. Il a touché une corde sensible quand il a parlé des bullshit jobs. Pour beaucoup de gens, pour échapper au bullshit, il faudrait rejoindre l’ESS. Que vous inspirent l’analyse de Graeber et l’émotion suscitée par son décès ?
J’appréciais beaucoup David Graeber, ses interventions pertinentes… Au nom du sens (l’absence de « bullshit »), les personnes qui travaillent dans l’ESS acceptent une terrible servitude volontaire. Mais on ne devrait pas avoir à souffrir pour faire le bien ! On ne peut pas toujours invoquer le sens pour justifier la maltraitance.
Le fossé entre le message affiché et la réalité vécue est flagrant. C’est en soi une source de souffrance. Il est insupportable dans la gestion des ressources humaines. J’espère que mon livre fera avancer le débat sur la fonction employeur de ces structures. Je sais que les syndicats ont commencé à s’emparer de ce sujet…
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Photos :Thomas Decamps pour WTTJ
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