Jobs de service : « Se voir refuser une pause pipi, c'est une réalité »
01 févr. 2024
6min
Racha Belmehdi n'a jamais eu sa plume dans sa poche. Pour son deuxième essai « À votre service » (janv. 2024, Ed. Favre), l’autrice féminine s'attaque aux mépris et maltraitances dont les travailleurs essentiels, au service de l'hôtellerie, de la vente, ou encore de la restauration, sont encore bien trop souvent victimes.
On vous connaît pour vos écrits féministes, notamment après la publication de « Rivalité, nom féminin », pourquoi vous être cette fois penchée sur le sujet des « travailleurs essentiels » invisibles ?
Parce que j’ai été personnellement choquée par le changement de traitement qui leur a été réservé suite à la crise sanitaire. Pendant des mois, les travailleur·euse·s de service tels que les caissier·e·s étaient en première ligne, sans cesse remercié·e·s. On a même commencé à réfléchir à une meilleure manière de les traiter, plus respectueuse. Malheureusement, cela n’a pas duré et nous sommes revenus au monde d’avant, voire pire…
Votre essai arrive longtemps après la crise sanitaire… Quel éclairage nouveau apporte-t-il sur un sujet déjà bien traité par ailleurs ?
Contrairement à une enquête “classique”, mon livre présente la particularité d’avoir été écrit de l’intérieur, à travers mes expériences personnelles. J’ai moi-même exercé beaucoup de jobs de service - hôtesse d’accueil, vendeuse, etc. -, et bien que je les ai toujours pris au sérieux, je ne me souviens pas y avoir été épanouie. Alors, comme pour le sujet de la rivalité féminine au travail, j’ai souhaité en tirer quelque chose de positif en apportant un nouveau regard sur ces travailleur·euse·s.
Ces travailleur·euse·s essentiel·le·s exercent des métiers très divers, dans différents secteurs… Quels sont leurs points communs ?
Ils·elles sont vendeur·euse·s, livreur·euse·s, caissier·ère·s, agent·e·s d’entretien… Forcément au contact d’autrui, ils et elles sont devenu·e·s les acteurs et actrices principaux·ales de la nouvelle domesticité, à un niveau plus que précaire. La plupart viennent de milieux peu aisés et sont dévoués aux personnes qui peuvent se payer leurs services. Par exemple, ces derniers ont le luxe d’avoir la flemme de cuisiner et de se décharger en se faisant livrer en quelques minutes. Dans mon éducation, c’est difficile d’envisager qu’un·e livreur·euse se déplace pour m’amener à manger : selon moi, soit on le fait soi-même, soit on va au restaurant - ce qui relève plutôt de l’hospitalité.
En tant qu’employée de service, qu’est-ce qui vous a le plus personnellement choquée ?
Ce sont souvent des métiers très hiérarchisés, dans lesquels les employé·e·s sont infantilisé·e·s. Devoir demander de faire une pause pipi et se la voir refuser, c’est une réalité. Et puis, je n’ai jamais pu me faire à l’attitude de certain·e·s client·e·s qui ne disent pas bonjour, nous parlent mal… En tant qu’hôtesse d’accueil dans un salon de coiffure onéreux, on m’a déjà traitée « d’idiote »… ! Sous prétexte que la coupe coûtait 200 €, la clientèle s’imaginait qu’elle pouvait se servir de moi comme paillasson. Le tout, dans une ambiance de harcèlement sexuel et moral en interne. Lorsque mon manager a mis fin à ma période d’essai, je l’ai carrément remercié !
« Ces travailleur·euse·s sont totalement déshumanisé·e·s. On l’explique par le fait qu’on pourrait leur substituer des machines qui sont ou seraient à notre service » - Racha Belmehdi, autrice.
Comment expliquer que ces travailleur·euse·s soient invisibles aux yeux de la société… alors qu’ils·elles sont partout ?
La première chose, c’est que ces travailleur·euse·s sont totalement déshumanisé·e·s. On l’explique par le fait qu’on pourrait leur substituer des machines qui sont ou seraient à notre service, ce qui fait que certains ne les “calculent pas” tels des humain·e·s. Aussi, il peut parfois y avoir une forme de culpabilité face à ces serviteur·se·s du quotidien, ce qui peut conduire à une attitude d’évitement. Un peu comme lorsqu’on croise un·e sans-abri et que, par inconfort, on préfère regarder ailleurs.
Quels sont les principaux challenges auxquels ils·elles sont confronté·e·s ?
Pour ne citer que ceux-là, je dirais : l’invisibilité, l’agressivité des clients, l’infantilisation par le management ou encore le mépris de classe. Et tout cela, ce sont des choses qu’ils·elles subissent sans que ceux·celles qui n’ont jamais exercé des métiers de service ne s’en rendent compte…
Vous dénoncez une exigence des client·e·s qui croît de façon exponentielle.
La consommation s’est tellement normalisée que les exigences croissent, surtout qu’avec l’augmentation des prix, on en veut pour son argent, vivre une vraie expérience client, voire être dorloté·e·s. Aussi, plus ces travailleur·euse·s sont comparé·e·s à des robots, moins ils·elles ont droit à l’erreur. On attend d’eux·elles qu’ils·elles soient toujours opérationnel·le·s, complètement formé·e·s dès le départ, qu’ils·elles sachent tout sur le bout des doigts.
« Quand j’étais vendeuse dans les grands magasins, une majorité d’entre nous était en dépression, en burn-out, prenait du poids à force d’ennui - j’ai pris dix kilos en un mois ! » - Racha Belmehdi, autrice.
Ces formes de maltraitance sont la source d’atteintes parfois graves à la santé de ces salariés. Lesquelles par exemple ?
Quand j’étais vendeuse dans les grands magasins, une majorité d’entre nous était en dépression, en burn-out, prenait du poids à force d’ennui - j’ai pris dix kilos en un mois ! -, les maladies étaient multiples, les absences aussi… Certain·e·s quittaient même leur job sans prévenir, du jour au lendemain, tellement ils·elles souffraient de leurs conditions de travail ! Si on prend l’exemple de la Samaritaine, grand magasin parisien, il suffit de jeter un œil à l’enquête de Médiapart qui décrit les employé·e·s comme « apeuré·e·s, en arrêt maladie ou sur le départ »…
Les enjeux féministes ne sont jamais loin dans vos écrits. Vous consacrez d’ailleurs ici tout un chapitre aux « métiers de femmes ». Pourquoi ? Y a-t-il plus de femmes dans ces métiers de service ?
Cela dépend des secteurs : il y a par exemple plus d’hommes dans les métiers en extérieur, comme chez les livreurs à vélo. Mais globalement, oui, les femmes sont professionnellement dévalorisées. Les enquêtes Emploi le montrent : elles « restent nettement minoritaires » parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures. Cela explique en partie pourquoi les femmes sont, encore aujourd’hui, plus précaires que les hommes. Et avec l’inflation galopante, les femmes sont en première ligne. À tel point qu’aujourd’hui, la figure de l’ouvrier, du prolétaire, est devenue une femme.
Vous décrivez également un autre phénomène, le fait que les travailleuses du service sont vues comme des “objets de fantasmes” aux yeux de certains…
Non seulement, ces femmes se doivent d’être au service des autres, mais elles doivent aussi être “sexy”. Il n’y a qu’à voir le phénomène des “trad wives” sur TikTok, où des femmes “influenceuses ménage” se mettent en scène en train de prendre soin de leur intérieur, toujours séductrices, tirées à quatre épingles… Un fantasme pour un grand nombre d’hommes, qui ont, entre autres, trouvé de bon goût d’appeler le fait d’avoir des relations sexuelles avec une femme de ménage le “troussage domestique”…
« Le covid arrivait et on nous avait interdit de porter des masques, pour des “raisons commerciales”, apparemment plus importantes que notre santé, et même notre vie. » - Racha Belmehdi, autrice.
Dans les chapitres “Adieu, boulot de merde” et “Changer : quelques pistes”, vous abordez aussi les changements envisageables pour améliorer le quotidien de ces femmes et de ces hommes. Quels sont-ils ?
Pour améliorer le quotidien de ces travailleur·euse·s, il faut commencer par responsabiliser les patrons, pour s’assurer qu’ils assurent toujours le bien-être et la sécurité de leurs employé·e·s. Cela passe en premier par l’écoute des salarié·e·s et de leurs besoins. Ce sont eux·elles, sur le terrain, qui sont confronté·e·s à la réalité du métier. Il faut que leurs responsables soient les premiers concernés par cette réalité et prêts à agir en conséquence, quel que soit le contexte. Par exemple, si un caissier a mal au dos, son ou sa responsable se doit de réagir en fournissant le matériel adéquat. Cela me fait penser à l’époque où je travaillais dans les grands magasins. Le covid arrivait et on nous avait interdit de porter des masques, pour des “raisons commerciales”, apparemment plus importantes que notre santé, et même notre vie.
Les patrons doivent aussi savoir défendre leurs salarié·e·s en cas de violence de la part des client·e·s. J’ai déjà vu un collègue se faire insulter par un client, sans que son responsable n’intervienne. Moi, je l’aurais tout bonnement viré du magasin !
De l’autre côté, il faudrait aussi sensibiliser les client·e·s sur la réalité de ces métiers, qu’ils arrêtent de s’imaginer qu’on “se la coule douce toute la journée”, à traîner sur nos portables et à glousser entre collègues.
Que proposez-vous aux employé·e·s, lorsqu’ils·elles n’ont pas le choix que de rester dans cette situation ?
Malheureusement, l’amélioration de leurs conditions de travail n’est pas dans la main des employé·e·s, qui sont souvent dans une situation de grande précarité. Le rapport de force ne joue pas en leur faveur. S’ils·elles “se rebellent”, ils·elles risquent de perdre leur emploi et ne peuvent pas se le permettre. D’autant plus que beaucoup d’entre eux·elles sont dans la cinquantaine et savent très bien qu’ils·elles auront du mal à retrouver un emploi à la place. Beaucoup de salarié·e·s de service s’écrasent car ils savent que derrière, leurs possibilités sont très minces.
Comment envisagez-vous la suite ? Êtes-vous plutôt optimiste ?
Je suis malheureusement très pessimiste. J’ai plutôt l’impression que cela va être de plus en plus difficile de se faire respecter dans ces métiers. Tout comme j’ai l’impression que s’élever par le travail, “changer de classe sociale” comme certains pouvaient l’espérer, va devenir de plus en plus compliqué.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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