Ce que Ratatouille peut vous apprendre sur l'innovation
16 mars 2022
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
ONCE UPON A TIME AT WORK - Que peuvent vous apprendre les dessins animés sur les mutations du travail ? Rien à première vue, et pourtant. Faussement naïfs, ces concentrés de sagesse, souvent issus de contes populaires, peuvent se révéler éclairants sur les transformations culturelles que nous vivons. Et le futur du travail se donne à voir partout, même dans Ratatouille, La Reine des neiges, La Belle et la Bête ou encore Le Roi Lion. Dans cette série, notre experte du Lab Laetitia Vitaud vous partage les leçons sur le futur du travail qu’elle glane dans ces monuments de la pop culture.
Ratatouille est sans aucun doute mon film d’animation préféré : non seulement parce que c’est un bijou d’humour et d’intelligence extraordinairement bien rythmé, mais aussi parce que c’est l’un des meilleurs films jamais réalisés sur les dessous du monde de la gastronomie et le fonctionnement d’une cuisine de grand restaurant - si le sujet vous intéresse, je vous recommande également la lecture du fantastique Cuisine et confidences, les mémoires d’Anthony Bourdain. Bref, c’est une œuvre dont les leçons de créativité, d’innovation et de leadership sont évidentes et célébrées depuis sa sortie en 2007.
Le film raconte les aventures d’un petit rat, passionné de gastronomie, nommé Rémy. Suite à une catastrophe qui déloge sa colonie, il se retrouve par hasard dans les cuisines de Chez Gusteau, un grand restaurant parisien inspiré de la Tour d’Argent. Là, il fait la connaissance de Linguini, un jeune commis de cuisine dont il fera son allié et son ami. Très doué, Rémy a besoin de Linguini pour donner corps à ses idées de chef. Comme peu d’humains accueillent avec bienveillance l’idée de déguster un plat cuisiné par un rat, Rémy fait alors du commis son homme (chef) de paille. Il devient le Cyrano de Bergerac de la cuisine, en se cachant dans la toque de Linguini pour mieux lui commander ses faits et gestes !
Parmi les leçons souvent martelées à propos du film, on retrouve l’idée que l’habit (en l’occurrence, le pelage) ne fait pas le moine et que le talent peut venir de partout. Dans le dessin animé, le chef Gusteau le répète dans son livre de cuisine : n’importe qui peut potentiellement devenir chef·fe, même si tout le monde n’a pas forcément le même talent. Le premier message qui est véhiculé concerne l’importance de la diversité et de l’inclusion dans toutes les organisations : passer à côté du talent de quelqu’un parce qu’il/elle ne ressemble pas aux autres, c’est une perte énorme. Mais au-delà de ce message évident sur la diversité, je vois au moins trois autres leçons d’innovation à tirer de Ratatouille.
Le fossé de l’autorité : quand les talents sont privés de l’opportunité de pouvoir “faire autre chose”
Rémy est un rat. Or dans les cuisines, on chasse et on tue les rats. Pourchassé et persécuté, il doit se cacher et se faire passer pour quelqu’un d’autre. La supercherie qui consiste, pour lui, à se cacher dans la toque de Linguini pour en faire sa marionnette exécutante ne marche qu’un temps. Lorsqu’ils sont découverts, les services de contrôle de l’hygiène font fermer Chez Gusteau. Comme Ratatouille est un film joyeux pensé pour plaire aussi aux enfants, il fallait une fin positive. Finalement, Linguini, Rémy et sa joyeuse bande de petits rats ont leur restaurant à eux, appelé Ratatouille, où ils exécutent les tâches en cuisine tandis que les humains assurent le service en salle.
Dans toutes les organisations, on prête plus de créativité et de capacité d’innovation à certains individus plutôt qu’à d’autres. La plupart des projets d’innovation sont collectifs, mais on a tendance à attribuer le mérite de ces projets à ceux/celles qui sont au sommet de la hiérarchie. Et plus souvent à des hommes blancs. Dans un livre intitulé The Authority Gap, Mary Ann Sieghart analyse, études à l’appui, la manière dont l’autorité féminine est déniée. « Le fossé de l’autorité est une mesure du degré de sérieux que nous accordons aux hommes par rapport aux femmes. Nous avons tendance à supposer qu’un homme sait de quoi il parle jusqu’à preuve du contraire. Alors que pour les femmes, c’est trop souvent l’inverse, et par conséquent, les femmes ont tendance à être davantage sous-estimées. Elles ont tendance à être plus interrompues, plus critiquées. Elles doivent davantage prouver leurs compétences et nous nous sentons souvent mal à l’aise lorsqu’elles sont en position d’autorité », explique-t-elle.
Ce qui est vrai à propos des femmes l’est aussi pour les personnes racisées, par exemple. Comme Rémy dans Ratatouille, les personnes à qui on attribue peu ou pas d’autorité professionnelle sont privées des possibilités de créer, d’innover ou de transformer. On ne les laisse pas cuisiner. Même quand elles cuisinent malgré tout, on juge leur travail de manière beaucoup plus sévère. Dans la vie, on est loin d’un monde où chacun·e peut réellement être chef·fe. C’est bien dommage pour l’innovation…
L’innovation et l’exécution : un temps (et des modèles d’organisation) pour tout
Rémy atterrit dans les cuisines d’un grand restaurant parisien, Chez Gusteau. Tout y est réglé comme du papier à musique. Dans la cuisine d’un haut lieu de la gastronomie, chacun a sa place et ses tâches bien définies : il y a le chef, le second, le chef pâtissier, les commis, les plongeurs… En salle, il y a le maître d’hôtel, le sommelier, le chef de rang, les serveurs… La division des tâches est rigide car sinon, c’est le chaos. Pour maintenir une forte exigence sur la qualité, il n’y a pas de place pour l’improvisation et l’innovation. Pendant le service, on n’innove pas, on exécute. Quand Rémy change la recette d’un plat en cours de préparation (pour le sauver d’un échec garanti), il enfreint la séparation stricte qui existe entre innovation et exécution, comme deux temps distincts.
Dans toutes les organisations, cette question de la séparation entre l’innovation et l’exécution se pose, car les deux n’obéissent pas aux mêmes logiques. Pour innover, il faut tâtonner, expérimenter, explorer… et « gaspiller » du temps et des ressources (car on ne peut pas être efficace quand on fait quelque chose de nouveau !) Or le monde de l’entreprise est également soumis à un impératif d’efficacité, de rentabilité et de fiabilité dans l’exécution. Comment dans ces conditions être innovant et efficace à la fois ? Pour certains penseurs de l’innovation, parmi lesquels Vaughn Tan, il faut séparer les deux. Dans un livre remarquable intitulé The Uncertainty Mindset, il offre des leçons d’innovation tirées de l’univers de la gastronomie : « L’innovation est par nature vraiment incertaine. Avec le travail d’innovation, vous ne savez pas ce que vous cherchez jusqu’à ce que vous le trouviez ou le créiez. L’incertitude, c’est inévitable quand vous cherchez à faire quelque chose qui n’a jamais été fait ou imaginé auparavant. »
Il en déduit deux modèles d’organisation du travail. Pour l’exécution (la cuisine pendant le service), il faut donner à chaque travailleur·euse un rôle fixe et clairement défini. En revanche, pour l’innovation (dans un monde d’incertitude), les rôles doivent être ouverts et changeants : dans une équipe innovante, il n’y a pas forcément de fiche de poste mais beaucoup de communication pour que les individus puissent apprendre les un·es des autres.
Steal like an artist : l’innovation ou l’art d’allier différemment des choses existantes
Enfant, Rémy a découvert son goût pour la gastronomie en mélangeant deux ingrédients directement dans sa bouche. Puis, il a appris à combiner les saveurs entre elles. C’est en exécutant les recettes de son idole, Auguste Gusteau, grâce à un livre de cuisine trouvé par hasard, qu’il apprend l’excellence. C’est d’abord en imitant le maître qu’il apprend à devenir créatif. Il atteint la perfection le jour où il décide de préparer une ratatouille, un plat apparemment banal. Non seulement, il parvient à revisiter ce classique de la cuisine, mais il éveille chez ses clients le souvenir nostalgique des goûts de leur enfance. Lors d’une dégustation, la profusion des saveurs de la ratatouille de Rémy fait ressurgir chez le critique Anton Ego le souvenir de la merveilleuse ratatouille de sa mère.
Rien ne sert de réinventer la roue. L’innovation n’est pas forcément liée à la R&D et ne nécessite que rarement quelque chose de radicalement nouveau. Le plus souvent, c’est un art combinatoire. Il s’agit d’emballer (ou déballer) un produit différemment, de le vendre autrement, de le combiner avec un service, de trouver une solution nouvelle en mélangeant deux choses existantes… Dans un livre intitulé Steal Like an Artist, l’artiste Austin Kleon explique que tout travail créatif s’appuie sur le travail créatif de personnes qui l’ont précédé. Même Pablo Picasso aurait dit un jour « l’art, c’est du vol », car chaque idée nouvelle est un mashup d’autres idées antérieures. C’est pour cela que les artistes, comme les innovateur·rices, sont des collectionneur·euses dont le niveau dépend des personnes dont ils/elles s’entourent. André Gide disait : « Tout a déjà été dit. Mais, comme personne n’écoutait, cela doit être dit à nouveau. » Cela veut dire que l’innovation est forcément le fruit de l’intelligence collective. Cette idée rend l’innovation et la création nettement plus accessibles, vous ne trouvez pas ?
Article édité par Mélissa Darré, photo Thomas Decamps pour WTTJ
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