Rokhaya Diallo : « Être une femme et prendre la parole, c'est contradictoire »
24 mai 2023
6min
Les chiffres et les études se succèdent : en matière de temps de parole, les femmes sont encore bien loin derrière les hommes… Et notamment dans le monde de l’entreprise. C'est pour pallier ce problème que la journaliste et militante féministe antiraciste Rokhaya Diallo a lancé W.O.R.D., des ateliers de prise de parole visant à empouvoirer les minorités. Son enjeu : repolitiser la question de la prise de parole en public.
Quel est votre rapport personnel à la prise de parole en public, vous qui, depuis des années, tenez brillamment tête sur les plateaux de télé aux réactionnaires en tout genre ?
À l’école, je prenais peu la parole. J’ai grandi en étant plutôt timide, avec un rapport assez peu existant avec la prise de parole en public. La nécessité de m’exprimer publiquement est apparue avec le désir de défendre certaines causes, notamment des sujets quasi inexistants dans l’espace public. Lorsqu’on m’a confié l’opportunité de m’exprimer, j’ignorais les enjeux de visibilité liés à cette décision, notamment en termes de perception de ma personne. J’ai donc dû beaucoup travailler pour être crédible face aux éditorialistes affirmés auxquels j’étais confrontée.
Vous avez fondé W.O.R.D., des ateliers empouvoirants de prise de parole. Comment vous est venu ce projet ?
Je fais ce métier depuis 15 ans. J’ai donc capitalisé de l’expérience et des connaissances. C’est pourquoi certaines personnes m’appellent parfois, pour me demander des conseils avant une prise de parole. Au fil des années, je me suis aperçue qu’il y avait un vrai manque de transmission de ce savoir. Alors, plutôt que de répondre aux demandes individuelles, je me suis dit que ça pouvait être intéressant de décomposer les connaissances que j’avais acquises de les transmettre aux côtés d’une équipe plus vaste.
Ces ateliers arrivent après votre livre, “Ne reste pas à ta place” (Ed. Marabout), qui relate votre parcours, celui d’une femme qui « est arrivée là où on ne l’attendait pas ». Vous y partagez votre expérience ainsi que les outils qui vous ont permis d’arriver là où vous en êtes. Diriez-vous que ces ateliers s’inscrivent dans la continuité de cette démarche ?
Ce livre avait en effet pour but de revenir sur mon parcours et de donner des éléments de réponse à ces questions qu’on me pose souvent : comment fais-tu pour endurer les situations que tu endures lorsque tu prends la parole publiquement ? Comment as-tu fait pour en arriver là ? Cette école est un projet moins personnel que le livre. L’idée de W.O.R.D. est de faire reposer cette transmission sur une équipe qui est vraiment formée pour ça, et qui a les outils pour aborder tous les aspects de la prise de parole en public.
Quel rôle l’apprentissage de la prise de parole en public a-t-il justement dans votre propre parcours ?
J’ai vraiment appris sur le tas, et donc parfois dans la douleur. Les confrontations désagréables ont accéléré mon apprentissage, mais cet apprentissage a aussi changé ma vie. Il a boosté ma confiance en moi. J’ai également remarqué que les gens me respectent davantage désormais. En effet, le fait d’avoir fait mes preuves au fil des années, et d’avoir accédé à une certaine stature me valent une forme de respect que je n’aurais pas obtenu automatiquement en tant que femme noire.
Ces ateliers sont payants, et donc non accessibles à celles et ceux qui pourraient en avoir le plus besoin… N’est-ce pas contradictoire ?
La formation coûte 890€ et dure quatre jours. Pour un budget individuel, j’ai conscience que c’est un coût très élevé. Mais par rapport aux autres formations, ce n’est pas très cher. Les cours sont payants, parce que nous devons financer la location des locaux et que nous devons rémunérer les formateurs et formatrices. Mais nous essayons également de trouver des soutiens auprès de fondations pour offrir des cours à des personnes dans le besoin. Nous montons également des dossiers pour obtenir des financements, qui nous permettraient d’offrir une formation W.O.R.D à des gens qui ont vocation à prendre la parole dans l’espace public.
Selon une récente étude de l’Arcom, le temps de parole des femmes à l’antenne stagne à 36% depuis plusieurs années consécutives. Selon une autre étude, réalisée par Kantar au sujet de la prise de parole en public en France plus généralement, 68% des Français ressentent de la peur ou du stress lorsqu’ils doivent prendre la parole en public, et cette proportion monte même à 76% chez les femmes. Ces chiffres reflètent-ils ce qui se passe en entreprise ?
En effet. En réunion par exemple, les femmes ont tendance à moins prendre la parole que les hommes, et surtout moins longuement. Aussi, elles sont énormément interrompues. Parfois, elles vont énoncer des idées qui ne vont pas être écoutées, et qui ne seront entendues que lorsque les hommes vont les répéter et se les réapproprier. Et ce problème prend aussi sa source dans l’éducation : les femmes sont élevées dans l’idée qu’elles doivent être plaisantes et qu’elles ne doivent pas être désagréables. Alors, prendre la parole et affirmer quelque chose pouvant induire de la contrariété chez les interlocuteurs, c’est contradictoire et ça n’encourage pas à parler publiquement. Prendre la parole, c’est aussi occuper l’espace de manière physique ou verbale. Et, comme on le sait, les femmes ne sont pas encouragées à occuper l’espace. Tous ces éléments génèrent donc des limites et des craintes plus importantes pour les femmes que pour les hommes.
Pourrait-on également étendre cette disparité à d’autres minorités ?
Ce phénomène s’amplifie effectivement lorsqu’on appartient à une autre catégorie minoritaire. En tant que personne non-blanche, quand on est sous représenté dans l’espace public, c’est compliqué de valoriser sa propre parole et de la sentir légitime. D’autant plus que le regard qui est porté sur nous peut être facilement un regard de mépris ou de disqualification. Quand on appartient à un groupe qui n’est pas considéré comme intelligent et visible, on sait d’emblée qu’on va moins nous prendre au sérieux. Et cela crée de l’intimidation, car on sait l’image que l’on renvoie à l’autre. Si on est une femme musulmane qui porte un foulard, on sait très bien que la moitié des gens ne vont pas écouter ce que l’on dit. Ils vont être focalisés sur le foulard et vont projeter des choses qui ne vont pas leur permettre d’accéder à ce qu’on est entrain de dire. Il y a tout processus d’intimidation et de disqualification qui rend la prise de parole beaucoup plus stressante et donc, difficile.
Existe-t-il des modèles dont on pourrait s’inspirer pour pallier ce problème ?
J’ai enseigné plusieurs fois aux États-Unis, et j’ai pu constater que les étudiants sont complètement différents. Déjà, on est sur un modèle beaucoup moins ascendant, ce qui fait que, lorsqu’on vient donner des cours, on transmet du savoir de manière dynamique. On discute et on échange. En France, on a l’image du professeur d’université qui vient, qui lit son cours et qui s’en va. Il n’y a aucune interaction. Ce système entretient l’idée qu’il y a un professeur en surplomb, et des étudiants qui ingèrent un savoir sans le questionner. Le système américain est plus stimulant en cela qu’il donne davantage de place à la prise de parole, c’est pourquoi les gens là-bas ont beaucoup moins d’appréhension que nous à ce niveau là. Et la différence à l’oral en termes d’aisance est spectaculaire.
Dans l’atelier W.O.R.D. auquel a assisté Marie-Claire en janvier dernier, 100% des participantes étaient des femmes, 90% étaient non blanches. Comment expliquez-vous ces chiffres et quelles réalités pointent-ils du doigt ? Avez-vous pu observer d’autres phénomènes de ce type au fil du temps ?
Quand il s’agit de se former, les femmes, du fait de leur conditionnement, ressentent plus de nécessité. La question de la confiance en soi est donc à prendre en compte. Quant à la présence d’une majorité de femmes non-blanches, je pense qu’il y a un processus d’identification. Elles savent qu’avec moi, ce qu’elles sont va être pris en compte, et qu’elles vont être prise en charge correctement en sachant que, oui, ce n’est pas la même chose de prendre la parole quand on est une femme musulmane avec un foulard, une femme asiatique ou nord africaine, que quand on est un homme ou une femme blanche. Que forcément, qui on est a un impact sur la réception de notre propos.
Comment régler ces différences de façon plus systémique ? Comment repolitiser la question de la prise de parole en public ?
Il faudrait une prise de conscience politique et une volonté de la part de l’Éducation nationale de rééquilibrer les choses. La prise de parole en public est un savoir de classe. Un outil transmis dans le cadre familial. Si on ne naît pas dans une classe sociale favorisée et qu’on n’a pas un environnement familial qui permet de débattre et d’argumenter régulièrement, ou d’entendre des discussions animées autour de l’actualité ou la culture, on a moins d’opportunités de se former. Il faut créer massivement des espaces où les jeunes peuvent discuter, confronter leurs idées, débattre, commenter, etc.
Avez-vous des futurs projets concernant l’empouvoirement des minorités ?
J’ai coréalisé avec David Rybojad un documentaire, Destins Croisés, qui sort à la fin du mois de mai 2023 et qui sera diffusé sur la chaîne Toute l’histoire. Il est question de solidarités juives et noires aux États-Unis au XXe siècle, et de comment des personnes opprimées pour des raisons différentes peuvent trouver des points d’alliance pour aller au devant d’oppressions systémiques. Je suis convaincue que la mémoire et l’histoire sont sources d’empouvoirement. Pour moi, raconter cette histoire, c’est redonner des clés pour avancer.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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