Et si demain, nous gagnions tous le même salaire ? Rencontre avec Baptiste Mylondo
20 oct. 2023
6min
Méritez-vous vraiment votre salaire ? Baptiste Mylondo s’est penché sur la question de la rémunération et de sa répartition dans “Ce que nos salaires disent de nous” (2023 Ed. Essais Payot). L’économiste et philosophe s’oppose à l’idée du mérite salarial et dénonce le manque de considération envers les métiers les plus pénibles.
Dans votre ouvrage, vous dites « ouvrir la boîte de Pandore des inégalités salariales » au travers de votre étude. Pourquoi ?
J’emprunte cette métaphore au journaliste Romaric Godin, sur le fait qu’Emmanuel Macron aurait ouvert la boîte de Pandore des salaires en disant qu’il fallait que tout le monde soit payé à hauteur de sa contribution à l’utilité commune. Le livre part du constat que nous avons toutes et tous pu faire lors de la crise sanitaire de 2020 et des confinements qu’elle a entraînés : les métiers reconnus comme indispensables, ceux des premiers de corvées, comptaient aussi parmi ceux qui étaient les moins valorisés socialement et économiquement. Pour autant, rien a été fait depuis pour corriger cette injustice, et il serait bon d’ouvrir un débat plus large sur les problématiques de justice salariale. Quels sont les critères pertinents que nous pouvons mobiliser pour justifier des inégalités de rémunération? À mon sens, il doit s’agir de l’utilité sociale et, plus encore, de la pénibilité, et c’est que je m’efforce de justifier dans le livre. Quand on “ouvre” cette boîte de Pandore pour regarder comment sont justifiées les inégalités salariales, on s’aperçoit que rien ne tient et qu’on devrait logiquement remettre en cause notre organisation sociale.
Au fil des pages, vous déconstruisez le mythe des éboueurs, qui seraient prétendument bien payés malgré la pénibilité de leur travail, alors que ce n’est pas le cas. Pourquoi cet exemple ?
Cela fait plusieurs années que je présente un cours sur les questions de salaires et de pénibilité et des étudiants me rétorquent parfois comme contre-argument à ma thèse que les éboueurs sont bien payés, preuve que la pénibilité serait bien reconnue et valorisée économiquement dans notre société. Mais un éboueur gagne autour de 1 700 € par mois. Quand on regarde les grilles de rémunération, on s’aperçoit qu’ils ne sont pas vraiment bien rémunérés par rapport au salaire mensuel net médian. Cela traduit une forme de mépris envers ce type de profession. On peut avoir tendance à se dire : « 1 700€, c’est quand même pas mal pour ce qu’ils font », alors même qu’il s’agit d’une activité primordiale pour la société et qu’elle est particulièrement pénible.
D’où viendrait ce mépris envers les métiers moins bien rémunérés ?
Aujourd’hui, les inégalités salariales sont justifiées par les qualifications des individus, qui se traduisent souvent par le niveau de diplôme. On considère qu’on mérite de gagner davantage lorsqu’on a fait des études longues. De fait, les métiers “méprisés” vont être ceux qui seront non-qualifiés ou peu qualifiés. Si l’on reprend l’exemple des éboueurs à travers cet axe de pensée, on peut considérer qu’ils sont “bien payés” pour des gens qui ne sont pas qualifiés car ils gagnent plus que le salaire minimum.
« Qu’on soit cadre ou pas, à l’arrivée, on est soumis au stress. »
Qu’est-ce qui différencie les écarts de salaires des autres inégalités qu’on peut observer en France ou ailleurs ?
Pour les inégalités salariales, il existe tout un discours qui vient les conforter, les justifier, que ce soit à travers la question du mérite, de la qualification ou de la loi du marché. Ça ne me semble pas juste. Tout l’enjeu pour moi est d’essayer de distinguer ces inégalités des autres en voyant que l’on pourrait assez facilement les remettre en cause.
Les hauts niveaux de rémunération des chefs d’entreprise se justifieraient par les responsabilités qu’ils occupent, la pression qu’ils subissent et les risques qu’ils sont amenés à prendre. Pourtant, votre ouvrage vient totalement détruire cette idée…
La plupart du temps, lorsqu’on est responsable d’autres salariés sous ses ordres, le seul risque qu’on prend est de devoir sanctionner la personne en dessous de nous qui commet une erreur. Celui qui encourt le plus de risque, c’est celui qui faute et non son responsable. Il me semble donc compliqué d’essayer de justifier une augmentation de rémunération parce qu’on a la charge de sanctionner ou de licencier une personne. Sur la question de la charge mentale, on s’aperçoit que le stress est présent tout au long de la grille des salaires. Plus on grimpe les échelons hiérarchiques, plus on a de marge de manœuvre pour appliquer les différentes consignes qui sont données. Être en bas de l’échelle et avoir des injonctions sans marge de manœuvre peut être aussi source de stress. Qu’on soit cadre ou pas, à l’arrivée, on est soumis au stress.
Dans votre livre, vous évoquez la “journée de la jalousie” en Finlande : ce jour-là, les avis d’imposition de tout le monde deviennent consultables pendant une semaine. Pourquoi le pays a-t-il mis en place une telle journée ?
C’est une question de transparence de la vie publique, pour faciliter le consentement à l’impôt. On donne donc accès aux feuilles d’imposition des autres pour que tout le monde constate que les charges sont bien réparties. Ceci dit, je tique toujours un peu sur ce terme de “journée de la jalousie” car ça laisserait entendre que toute revendication pour plus d’égalité serait toujours sous-tendue par une logique de jalousie alors qu’on peut tout à fait mettre en avant une logique de justice.
Pensez-vous qu’une telle journée serait possible en France, qu’il pourrait y avoir un impact positif à plus de transparence ?
Oui, plus de transparence serait souhaitable, tant sur le plan salarial que sur le plan fiscal. Cela permettrait de mettre en lumière les injustices actuelles. C’est ce qu’on observe pour les inégalités hommes/femmes par exemple : à partir du moment où on est obligé de rendre publiques les grilles des rémunérations et donc les écarts de salaire, on se rend compte qu’il y a des différences injustifiables qu’il faut corriger.
« On a tendance à trop facilement valider les inégalités salariales, derrière la fable du mérite notamment. Mon souhait est de démonter ce mythe, qu’on arrête de glorifier la distribution des rôles ou de croire qu’il y a une logique de justice derrière tout cela. »
Il y a aussi une certaine pudeur à parler d’argent. Vous dites d’ailleurs, comme le soutien la sociologue Janine Mossuz-Lavau, que les Français parleraient plus facilement de sexe que de leur salaire. Comment expliquer cette gêne autour de ces sommes qui dirigent pourtant notre quotidien ?
Dès qu’on parle de ses revenus, on donne à voir qui on est et ce que la société pense de nous. Parler d’argent, c’est prendre le risque de devoir justifier notre salaire, pourquoi on mérite de gagner plus ou moins que son interlocuteur. Mais comment justifier la situation des “perdants” du système de distribution des revenus ? S’il y a des gagnants, cela signifie que les perdants méritent de perdre et c’est beaucoup plus dur à justifier. Décider de qui ne mérite pas plus que le minimum, c’est un raisonnement assez violent. C’est ce qu’on fait vivre aujourd’hui à toutes les personnes au SMIC ou moins.
Comment expliquer ce défaut de considération envers les personnes au SMIC ?
À la question « Seriez-vous heureux que votre enfant fasse tel ou tel boulot ? », on trouverait peu de personnes qui souhaitent que leurs enfants deviennent caissiers ou caristes. C’est une forme de déconsidération liée au manque de qualifications supposées. Mon espoir est qu’avec ce livre, on arrête avec l’hypocrisie consistant à justifier la distribution actuelle des tâches et des salaires. On a tendance à trop facilement valider les inégalités salariales, derrière la fable du mérite notamment. Mon souhait est de démonter ce mythe, qu’on arrête de glorifier la distribution des rôles ou de croire qu’il y a une logique de justice derrière tout cela.
Afin de vaincre les injustices salariales, vous proposez le revenu inconditionnel, un salaire que chaque individu toucherait sans condition ni contrepartie et qui serait d’un montant égal à celui du seuil de pauvreté, soit environ 1 100 € en France. En quoi ce dispositif permettrait de rééquilibrer les choses ? Est-ce qu’il y aurait quand même des gagnants et des perdants dans cette histoire ?
Ce serait davantage une expérience de pensée pour mettre en lumière les problèmes actuels de notre société. Dans ce système, tous ceux qui bénéficient des inégalités seraient perdants et inversement. Pour autant, je ne présente pas le revenu inconditionnel comme une solution car il serait compliqué de mettre en place une telle chose, je ne pense pas que notre société soit prête.
Il faudrait mettre en place un revenu suffisant pour échapper à la pauvreté, à l’exclusion et à l’exploitation, le tout dans une optique décroissante. Si c’était en place, ça voudrait dire qu’on aurait déjà fait un grand pas vers une société anti-productiviste, écologique et plus égalitaire. Sans doute qu’on aurait même plus besoin de mettre en place le revenu inconditionnel dans une société pareil.
« Il me semblerait plus juste que ceux qui occupent les boulots dont personne ne veut soient mieux rémunérés que les autres. »
En guise de conclusion, vous allez plus loin en imaginant un monde dans lequel tout le monde toucherait le même salaire, peu importe le métier occupé. Dans cet univers parallèle, comment la hiérarchie sociale des métiers pourrait être impactée ?
Il me semblerait plus juste que ceux qui occupent les boulots dont personne ne veut soient mieux rémunérés que les autres. Pour autant, la meilleure solution serait de partager autant que possible les tâches. On remettrait en cause la notion même de hiérarchie sociale des métiers. Si on occupe tous des emplois à la pénibilité équivalente, on peut tous avoir des métiers différents mais autant valorisés au sein de la société.
Ce serait une sorte d’hybridation des métiers ?
Oui, c’est ce que proposent ceux qui planchent sur l’économie participaliste. Il faut partager les tâches, multiplier les métiers. Dans cette société, je ne serais pas qu’enseignant mais également agent d’entretien par exemple. On multiplie les activités dans une logique de partage des tâches, que ce soit au cours d’une journée, d’une semaine ou d’une carrière.
Dans un monde pareil, les inégalités auraient-elles encore leur place ?
Les écarts de revenus actuels me semblent profondément injustes mais je ne dis pas que tout le monde doit avoir exactement la même chose. Je peux tout à fait entendre que certains “méritent” gagner légèrement plus. Si tout le monde se retrouve dans une situation satisfaisante, ça ne me pose pas de problème qu’on parle de mérite, mais si le mérite permet de justifier des écarts de salaire qui engendrent des relations de domination du fait des inégalités économiques et sociales, ça me semble vraiment problématique.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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