Savoir arrêter, plutôt que de persévérer dans l’erreur : la vraie clé du succès
06 avr. 2023
8min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois son dernier livre de chevet pour vous inspirer. Aujourd’hui, lecture de “Quit: The Power of Knowing When To Walk Away" (Penguin Random House, 2022), un manifeste moderne qui nous apprend l'art de battre en retraite...
La période récente a vu fleurir des expressions comme Big Quit ou Quiet Quitting comme si les travailleurs se mettaient à démissionner à tout va et qu’on le valorisait davantage sur les réseaux sociaux. Mais derrière les buzzwords, le fait de démissionner, d’abandonner une activité ou de laisser tomber un hobby reste largement moins valorisé culturellement que la persévérance et la constance. La gnaque d’une personne qui consacre toute son énergie à un projet au mépris des obstacles et des critiques reste considérée comme admirable. En revanche, quelqu’un qui jette l’éponge aura tendance à être décrit comme instable, inconstant, voire paresseux.
Pourtant, le fait de savoir abandonner à temps, un travail, un projet ou une collaboration, est une qualité aussi importante que la persévérance et la constance dans la poursuite d’une activité. En fait, il n’est pas matériellement possible de continuer tout ce que l’on commence. Savoir choisir ce qui mérite d’être abandonné et ce qui vaut la peine d’être continué, ce sont les deux faces d’une même médaille.
Dans un livre passionnant qui évoque le travail, l’entrepreneuriat, la gestion des ressources humaines et la vie privée, Quit: The Power of Knowing When To Walk Away (Penguin Random House, 2022), la championne de poker Annie Duke propose des clefs précieuses pour maîtriser l’art de battre en retraite et de déclarer forfait… pour mieux réussir au travail et dans la vie. Elle y raconte l’histoire de nombreux chefs d’entreprise qui ont perdu des fortunes, incapables d’arrêter à temps des projets qui étaient des gouffres financiers.
Dans cet ouvrage, Duke démontre que l’abandon, lorsqu’il est bien pratiqué, permet de mieux atteindre ses objectifs. Elle explique aussi que les biais et obstacles sont considérables et qu’il est souvent très difficile d’abandonner à temps une chose à laquelle on a déjà consacré beaucoup de ressources. En somme, il est bien plus difficile de démissionner qu’il n’y paraît, même quand on a toutes les raisons de le faire ! Savoir quand il est préférable de baisser les bras, c’est tout un art.
Arrêtons de valoriser la gnaque à tout prix !
Dans le sport comme au travail, les gens qui n’abandonnent jamais sont admirés. Finir un marathon avec une blessure, surmonter des obstacles immenses pendant des années pour imposer son succès entrepreneurial, escalader des montagnes jusqu’à l’épuisement… Il faut bien reconnaître que notre culture valorise la persévérance et considère la démission comme une défaite. C’est encore plus vrai dans la culture américaine, friande d’expressions comme “Winners never quit, and quitters never win!” (« les gagnants n’abandonnent jamais, et ceux qui abandonnent ne gagnent jamais ! »). On associe la persévérance au courage et à l’héroïsme : face au danger, le héros préfère frôler la mort plutôt qu’abandonner la lutte. En revanche, ceux qui battent en retraite sont vus comme des lâches…
Pourtant, la capacité à jeter l’éponge, à savoir arrêter une chose inutile ou toxique est essentielle. Notre temps et notre énergie sont limités. Savoir persévérer et savoir arrêter sont les deux faces d’une même médaille. Pour pouvoir continuer quelque chose, il faut en abandonner une autre. Mais la symétrie s’arrête là car non seulement la capacité à démissionner n’est pas valorisée mais elle est aussi plus difficile encore que la persévérance. Il existe de nombreuses forces (y compris des biais cognitifs) qui nous empêchent de réaliser qu’il est temps de jeter l’éponge et de passer à autre chose. La persévérance n’est précieuse que lorsqu’elle est au service de quelque chose de bon. Elle se transforme en défaut (l’obstination têtue) quand elle sert quelque chose de mauvais, quand on reste enlisé dans une situation sous-optimale, quand on gaspille des ressources en vain dans un projet voué à l’échec…
« Les meilleurs joueurs de poker sont meilleurs que les amateurs parce qu’ils savent déclarer forfait à temps » - Annie Duke, championne de poker et autrice de “Quit”
Selon Annie Duke, joueuse de poker professionnelle, la table de poker fournit une illustration on ne peut plus pertinente. Savoir arrêter à temps, c’est même LA compétence-clé au poker, celle qui distingue les grands joueurs des simples amateurs. « Sans la possibilité d’abandonner une main, le poker ressemblerait beaucoup plus au baccarat, un jeu qui ne requiert aucune compétence car il n’y a pas de nouvelle décision à prendre une fois que les cartes sont distribuées. Les meilleurs joueurs de poker sont meilleurs que les amateurs parce qu’ils savent déclarer forfait à temps » explique l’autrice.
Cela n’a rien d’évident : en effet, perdre est frustrant et peut conduire à un état d’instabilité émotionnelle qui pousse le joueur à prendre des décisions irrationnelles. En abandonnant la partie lorsqu’on se sent frustré ou émotif, on évite de commettre des erreurs coûteuses qui risquent d’entamer davantage son solde de gains. Or l’autodiscipline et une gestion efficace de son temps sont deux éléments qui font les champions de poker.
Il en va de même pour tout ce qui concerne la carrière, les affaires et la poursuite d’un projet professionnel. Faut-il continuer ou arrêter les frais ? Pour prendre la bonne décision, il faudrait savoir faire une estimation éclairée de la probabilité que les choses aillent dans le bon sens et de la probabilité d’un plantage. Il faudrait savoir déterminer si le succès a suffisamment de chance de se produire pour justifier qu’on investisse davantage de ressources (temps ou argent) pour continuer. Pour cela, il est important de bien interpréter un certain nombre de signaux, d’écouter les critiques et les avis des personnes pertinentes et de savoir s’écouter. Mais généralement, cela ne suffit pas, car les dés de l’abandon sont pipés…
Les 5 freins qui nous empêchent de lâcher l’affaire quand il faudrait
- Le biais des coûts irrécupérables
Nous sommes nombreux à être victimes du biais des coûts irrécupérables de temps à autre. Quand on a déjà investi beaucoup de temps et d’argent dans quelque chose, on voudrait éviter de voir cet investissement « gaspillé ». Du coup, on continue à investir du temps et de l’argent dans cette chose, même après qu’il est devenu clair que cela n’en vaut pas la peine. Le problème de ce biais est qu’il peut conduire à des pertes énormes.
Un exemple classique est celui de la fin d’un mauvais livre : vous commencez à lire un livre et vous vous rendez compte que vous ne l’aimez pas vraiment. Mais vous continuez à le lire jusqu’à la fin parce que vous y avez déjà investi du temps et que vous ne voulez pas avoir l’impression de l’avoir gaspillé. (Personnellement, je suis fière de dire que cela ne m’arrive plus : J’abandonne volontiers un livre que je n’aime pas, même après avoir lu 50 pages).
Continuer à investir dans une entreprise qui échoue, poursuivre une carrière qui rend malheureux, simplement parce qu’on y a déjà investi beaucoup de temps et d’argent, cela n’est pas rationnel. On ferait mieux de réduire ses pertes et de commencer une nouvelle entreprise ou une nouvelle carrière. Mais admettre que l’on a fait une erreur et accepter les pertes sont des choses difficiles sur le plan émotionnel.
- L’effet de dotation (ou aversion à la dépossession)
Il s’agit d’un biais qui pousse les gens à accorder plus de valeur à quelque chose qu’ils possèdent qu’à quelque chose qu’ils ne possèdent pas, même si les deux choses ont la même valeur objective. Supposons par exemple que l’on vous offre un mug en cadeau. (Il s’agit d’un exemple classique que j’avoue ne pas avoir inventé). Vous accorderez plus de valeur à ce mug à partir du moment où il vous appartient. Si quelqu’un vous propose de vous le racheter au même prix qu’en magasin, vous refuserez peut-être de le vendre à ce prix parce qu’il est déjà doté d’une valeur sentimentale.
L’effet de dotation peut également fonctionner en sens inverse. Si vous essayez d’acheter un mug à un inconnu, vous ne serez peut-être pas prêt à payer autant que si vous le possédiez déjà. Cela fonctionne également avec les choses intangibles : vous êtes propriétaire de vos idées et de votre carrière, ce qui rend plus difficile le fait de les abandonner quand il le faudrait.
- L’effet IKEA
L’effet IKEA est une variante intéressante de l’effet de dotation. Il s’agit de notre tendance à accorder une valeur disproportionnée aux choses que nous avons construites ou auxquelles nous avons contribué, indépendamment de leur valeur ou de leur qualité réelles. On comprend pourquoi il porte le nom du géant suédois de meubles en kit. Qui n’a jamais ressenti une immense fierté après avoir assemblé un lit ou une armoire IKEA pendant des heures ? Même si le produit final n’est pas très bon, vous l’apprécierez davantage parce que vous avez consacré tant d’efforts à sa construction.
Cela fonctionne également avec les repas préparés à la maison. Les spécialistes du marketing exploitent cet effet depuis des décennies : faire en sorte que les gens contribuent activement à l’objet qu’ils achètent pour qu’ils l’apprécient encore plus. C’est également un principe fort du management et de la prise de décision. Quand un salarié a participé activement à la décision, il / elle y sera plus attaché.
C’est évidemment une bonne chose d’éprouver un sentiment d’accomplissement quand on fait quelque chose de ses propres mains. C’est bon pour l’estime de soi. Mais cela peut aussi conduire à la catastrophe. Annie Duke donne l’exemple de plusieurs hommes d’affaires qui n’ont pas pu ou su quitter une entreprise qu’ils avaient créée et n’ont pas vu qu’elle était devenue un gouffre financier. Certains ont englouti toute leur fortune dans des projets voués à l’échec.
- La paresse
En anglais, il existe une expression, « mieux vaut le diable que tu connais » (Better the devil you know), qui suggère qu’il est plus sûr ou moins risqué de s’en tenir à ce que l’on connaît déjà, même si ce n’est pas parfait, plutôt que de prendre le risque de faire quelque chose de nouveau qui pourrait être pire. On peut y voir une forme de bon sens. Imaginez que vous envisagiez de quitter votre emploi actuel pour un autre parce que vous n’en êtes pas entièrement satisfait. Mais vous hésitez peut-être à prendre le risque de commencer un nouvel emploi et d’être confronté à de nouveaux défis et à des problèmes inconnus. Votre emploi actuel (« le diable que vous connaissez ») est familier et prévisible. Un autre emploi pourrait être pire…
Le problème, c’est que cela nous pousse aussi à nous accrocher à des choses familières dont on est sûr à 100 % qu’elles sont mauvaises. Il s’agit d’un comportement irrationnel qui peut être très néfaste. Une chose inconnue qui a une petite probabilité d’être meilleure a une valeur attendue plus élevée que la chose dont on est sûr à 100 % qu’elle est mauvaise !
- La construction identitaire
Annie Duke s’interroge : Pourquoi les adeptes des cultes qui annoncent la fin du monde continuent-ils à faire partie de leur secte même après que les folles prophéties auxquelles ils croyaient se sont avérées fausses ? C’est dû à la dissonance cognitive, qui se produit lorsqu’une personne a deux ou plusieurs croyances ou valeurs contradictoires et qu’elle en éprouve une tension. Les membres d’une secte « apocalyptique » croient que le monde va s’écrouler et qu’ils font partie d’un groupe d’élus qui sera sauvé. Mais lorsque la date prévue pour le jugement dernier passe et que le monde ne s’écroule pas, leur croyance entre en conflit avec la réalité qu’ils vivent.
Pour réduire la dissonance cognitive et le malaise qu’elle provoque, les membres de la secte peuvent rationaliser l’échec de la prophétie, faire de nouvelles prédictions ou se reprocher de ne pas être assez purs pour être sauvés. Paradoxalement, cela peut conduire à un renforcement de leur système de croyances et à un engagement plus profond dans la secte, car ils veulent justifier leur engagement continu et maintenir un sentiment de cohérence et de sens dans leur vie. En fait, plus la croyance est délirante ou hors norme, plus elle contribue à la construction de leur identité. Les croyances modérées ne procurent pas un sentiment d’identité aussi fort que les croyances radicales.
En outre, les membres craignent de perdre leur réseau de soutien et d’être mis à l’écart d’un groupe qui nourrit leur identité. C’est pourquoi ils peuvent persister dans leurs idées et comportements farfelus en dépit des preuves de plus en plus nombreuses de leur caractère fallacieux. Si vous pensez que votre identité en dépend, vous ferez des choses folles pour la protéger…
Quitter ou ne pas quitter, telle reste la question
On a l’intuition que le fait d’abandonner ralentira notre progression. En réalité, c’est l’inverse qui est vrai. Quand on abandonne quelque chose qui n’en vaut plus la peine, cela libère du temps pour faire de meilleures choses. C’est difficile parce qu’arrêter à temps donne généralement l’impression d’arrêter trop tôt. Comme l’explique Annie Duke dans son ouvrage Quit, « le succès ne réside pas dans le fait de s’accrocher aux choses. Il consiste à choisir la bonne chose à laquelle s’attacher et à abandonner le reste. »
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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