Plus de nez… plus de métier ? Les métiers de sens à l'heure du Covid-19
11 mars 2021
7min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste indépendante
A priori, personne ne sourit à l’annonce d’un test PCR positif. Même sans “gravité”, personne ne prend plaisir à être touché par le Covid-19, et à parfois perdre le goût et/ou l’odorat pendant des semaines. Mais pour certain.e.s, la situation se corse davantage. Parmi eux, celles et ceux qui ont besoin de leurs sens pour travailler et gagner leur vie. Difficile pour un parfumeur de composer sans son nez, ou pour un.e chef.fe d’assaisonner sa sauce signature sans la goûter de la pointe de la cuillère… Une fois privé.e.s d’une partie de leurs sens, que ressentent ceux.celles qui comptent dessus pour exercer leur métier ? Comment s’adaptent-ils.elles ? Et si ces professionnel.le.s ne sont pas touché.e.s par le coronavirus, comment font-ils.elles pour s’en protéger à tout prix ? Pour comprendre, on a mis les pieds dans le plat.
Jean-Michel Maillard se définit comme un « patient-expert ». Cinq ans après avoir perdu l’odorat à la suite d’un accident domestique, il crée l’Association Anosmie en France avec la ferme intention de se « battre pour ce sens ». Selon lui, il est avant tout primordial de dissocier la perte d’odorat de la perte de goût : « dans le langage courant, on dit qu’on a “perdu le goût” alors qu’on a “juste” perdu l’odorat dans 90% des cas. Ce sont pourtant deux sens différents ! ». À des kilomètres de là, à l’Institut du Nez (France et Suisse), le Dr Ayoun explique que l’anosmie (la perte d’odorat) concerne environ 80% des malades symptomatiques du Covid-19, tandis que l’agueusie (perte de goût) est moins fréquente. Il précise : « Ces deux pertes sensorielles sont souvent intriquées. En effet, le goût des aliments associe les saveurs (sucré, salé, acide, amer), l’odeur de l’aliment, et enfin sa texture perçue par la pression de la langue sur le palais. » De quoi se sentir déboussolé.e à la perte de ces facultés… surtout quand on en fait usage quotidiennement dans le cadre de son métier.
A Londres, dans son laboratoire de pâtisserie, Filitsa Gray en fait la longue et amère expérience. Entre mars et juillet 2020, la pro du 100% vegan assure avoir totalement perdu les sens de l’odorat et du goût. Puis, les choses se sont à peine arrangées. « Fin juillet, j’avais à peu près retrouvé 50% de mon goût, mais beaucoup d’aliments étaient encore insipides et d’autres n’avaient plus du tout leur odeur habituelle, se souvient-t-elle. C’est à ce moment-là que je me suis mise à ressentir des odeurs de pétrole et de cigarette pendant des jours, au point de me réveiller la nuit. » En langage médical, Filitsa est donc désormais sujette à la parosmie (le fait de ressentir une odeur qui ne correspond pas ce qu’on sent) et à la phantosmie (hallucination olfactive, le fait de percevoir une odeur qui n’existe pas), deux phénomènes qui font partie du « chemin de guérison d’un très grand nombre de malades de le Covid », d’après Jean-Michel Maillard.
Une détresse évidente
Selon le Dr Irfan Syed, chirurgien ORL et directeur de la London Smell Clinique, la plupart des malades concerné.e.s par l’anosmie et l’agueusie retrouvent leur(s) sens dans le mois qui suit leur infection par le Covid-19. Malheureusement, il note qu’environ 10% de ses patient.e.s ne voient aucune amélioration après un mois. Il affirme qu’au-delà de l’impact psychologique évident (il souligne une « forte association entre la perte d’odorat et des syndromes d’anxiété et de dépression »), cette réalité affecte de nombreux.ses professionnel.le.s, « plus particulièrement dans le secteur de l’hôtellerie et de la parfumerie », menaçant leurs revenus et leur vie professionnelle toute entière.
C’est notamment le cas de Filitsa Gray, qui n’a toujours pas retrouvé l’essentiel de ses capacités olfactives. Elle témoigne : « À l’arrivée des symptômes, j’ai eu l’impression de perdre la chose la plus importante pour ma carrière. Parfois, j’essayais de me dire : “ça va aller”, mais ensuite, quand j’avais besoin de sentir ou de goûter quelque chose, je réalisais que non, ça n’allait pas. C’était comme traverser un deuil. »
Pourtant, la pâtissière vegan ne s’en tient pas aux recettes qu’elle avait établies avant de tomber malade : «J’utilise mon expérience pour assembler les aliments qui vont bien ensemble. Le problème, c’est que je ne peux toujours pas tester mes préparations : le chocolat a encore le goût de cigarette ! Parfois, mon compagnon est là pour valider mes recettes. D’autres fois, je dois juste me faire confiance et apprendre à ne compter que sur moi. » Heureusement, les client.e.s sont toujours aussi nombreux.ses à complimenter ses cakes and treats. À part deux habitués de longue date, les autres ne savent rien de ce qu’il lui arrive. Par peur des qu’en-dira-t-on, la professionnelle préfère rester discrète : « Ce serait comme demander à un peintre de vous peindre les yeux bandés… Lorsqu’on se retrouve dans cette situation, on n’a pas envie d’être immédiatement jugé.e et rayé.e de la liste, sans avoir eu la chance de faire ses preuves ! »
Se protéger avant tout
Face à des craintes évidentes, comment se protègent ceux pour qui odorat et goût sont le gagne-pain quotidien ? Nathalie Helloin Kamel, vice-présidente de The Fragrance Foundation France, en sait quelque chose : « On applique les gestes barrières au doigt et à l’œil. On doit être les meilleur.e.s de la classe (rires) ! » Concrètement, du côté de ceux qu’on nomme les “nez”, là où ils avaient pour habitude de sentir leurs compositions ensemble, cela n’est plus qu’un lointain souvenir : « Impossible de sentir à deux sans masque dans la même pièce. Désormais, on sent de manière isolée. Ça devient très compliqué. »
Nathalie Helloin Kamel nous explique que bien que l’outil principal des parfumeurs soit leur cerveau, le nez joue le rôle essentiel du contrôleur : « Les compositeur.trice.s créent d’abord dans leur tête, grâce à une sorte de bibliothèque olfactive, où des milliers d’odeurs sont répertoriées. Ils commencent par écrire la formule du parfum, puis utilisent leur nez pour le sentir, comme ultime verdict. L’un ne va pas sans l’autre. »
Difficile, donc, d’exercer son métier normalement lorsqu’on est touché.e : « Même si j’ai très peu entendu parler de cas lourds dans la profession - peut-être grâce à ce protocole très stricte -, ce qui est prévu, c’est que le parfumeur privé de son nez compose grâce à la formule qu’il avait imaginée, et qu’il la fasse sentir à son binôme, sans pouvoir s’assurer lui-même qu’elle correspond bien à ce qu’il avait en tête. C’est extrêmement frustrant. C’est comme si Neymar se cassait la jambe ! », commente Nathalie Helloin Kamel.
S’adapter, coûte que coûte
Quand on perd son meilleur atout, une fois l’angoisse atténuée, pas le choix, il faut s’adapter. Lorsque Katia a entamé sa formation en œnologie avec Franck Thomas (Meilleur Sommelier d’Europe) du haut de ses cinquante ans, elle ne pensait pas que son aventure serait si éprouvante… Détectée positive au coronavirus le 26 décembre au matin, elle perd l’odorat deux jours après. Elle est alors incapable de distinguer un rhum d’un whisky, aussi bien au nez qu’en bouche : « Je savais que c’était de l’alcool, mais sans pouvoir les identifier. » Alors, comment aborder son partiel de dégustation ? D’abord, Katia ressent une immense frustration. Au bout du fil, elle confie avec émotion : « Pour moi, le nez, c’était le pilier du métier ! » Finalement, si elle se rend à l’examen les larmes aux yeux, elle finit par déguster autrement : « Ne plus pouvoir utiliser mon nez m’a obligé à davantage travailler le visuel du vin et mes sensations (est-ce chaud ? froid ? gai ? triste ?) que j’avais l’habitude de laisser de côté avant le virus. » Bien décidée à ne pas laisser cette dimension émotionnelle de côté, Katia a même relaté son expérience avec humour sur son blog, depuis Cagnes-sur-Mer.
Même son de cloche du côté d’Olivier, consultant pour La Cuina D’en Garriga, le restaurant et click & collect barcelonais de sa femme. En temps normal, le frenchy local compose les centaines de recettes proposées, et sélectionne les cépages à la carte. Touché par le virus en décembre dernier, le voilà incapable d’expérimenter son houmous aux petits pois verts, sa salade de pommes de terre à la sardine fumée… et de renouveler sa carte de vins ! Mais Olivier, bien que « dégoûté », rebondi : « Pour la cuisine, on peut toujours demander à quelqu’un de valider. C’est embêtant, mais on peut encore faire notre métier. Concernant les vins, perdre ces deux facultés te pousse à développer d’autres sens. Tu apprends à tester le vin autrement. Tu te concentres sur sa couleur, sa densité. Et puis, soudainement, tu écoutes mieux tes fournisseurs ! (rires) »
Depuis sa cuisine de Blackheath, au sud-est de Londres, Filitsa Gray est même allée plus loin que ses nouvelles recettes. Dans un monde où repenser constamment son business model est devenu primordial, elle a lancé une palette de produits de cuisine. « Je crée des kits pour cuisiner et décorer ses gâteaux à la maison. L’avantage, c’est que je n’ai pas constamment besoin de sentir et de goûter. Puisque cette situation dure depuis plus longtemps que je ne l’imaginais, je me concentre sur ce que je peux faire pour continuer d’avancer, grâce à mon imagination. »
Se battre pour recouvrer ses sens
La réponse à une telle perte passe aussi par la rééducation de ses sens. Cela peut commencer chez soi, à l’exemple de Katia la néo-sommelière qui « s’exerce tous les jours à sentir en essayant de se rappeler des odeurs qu’elle connaissait, pour exercer son cerveau ». À travers son association, Jean-Michel Maillard propose justement un protocole de rééducation des neurones olfactifs grâce à des huiles essentielles. Le Dr Ayoun, quant à lui, conseille la pratique régulière d’une rééducation olfactive utilisant la puissance de la mémoire olfactive. Il souligne l’importance de faire appel au cerveau émotionnel, qui consiste à lier une odeur à un souvenir, pour mieux la faire « revenir ».
De son côté, le Dr Irfan Syed, de la London Smell Clinic, l’affirme : « le support psychologique est aussi important que les traitements médicaux. » Pour lui, « reconnaître l’impact significatif de l’odorat [ et du goût ] est primordial ». En d’autres mots, pour bien accompagner les concerné.e.s, il ne faut surtout pas minimiser l’importance de ces sens et de l’épreuve que représente leur perte. Surtout quand, d’après Jean-Michel Maillard, « même dans le pays du parfum, de la gastronomie et de la sensualité (en France, NDLR), on ne se rend pas compte de la place que prennent le goût et l’odorat ! »
D’où l’importance de parler d’anosmie et d’agueusie pour une meilleure compréhension des malades, dans l’objectif de trouver ensemble des « ressources qui les aideront à rebondir » aussi bien personnellement que professionnellement. Car heureusement, d’après Olivier qui demeure plein d’espoir, on peut toujours « ouvrir son univers », en trouvant des manières de composer face à de tels aléas.
Photos by Thomas Decamps pour WTTJ
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