Sociologie et full-remote : « de nombreuses normes comportementales ont émergé »

21 oct. 2021

8min

Sociologie et full-remote : « de nombreuses normes comportementales ont émergé »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

La crise sanitaire et la généralisation du télétravail ont été un laboratoire inattendu et à grande échelle du full-remote, une organisation extrême du travail qui remet en question les liens qui unissent habituellement le salarié et l’entreprise. Une organisation qui peut offrir au salarié la liberté du freelance tout en conservant les avantages d’un contrat de travail. Quoique. Le full-remote interroge le sentiment d’appartenance à une équipe, un service, une entreprise… et même à la relation au travail tout court. Entretien avec Marie Benedetto-Meyer, maîtresse de conférence en sociologie du travail et co-autrice, avec Anca Boboc, de Sociologie du numérique au travail (Éd. Armand Colin).

Après le flex-office, le mode « agile » et le télétravail, le full remote est-il l’aboutissement de la révolution du travail ?

Le full remote apparaît dans le paysage comme étant une organisation extrême. Dans les nouvelles formes d’hybridation, il y a toutes sortes de combinaisons possibles : onze jours dans l’année en télétravail, deux jours par semaine… Le full-remote est la situation tout au bout de cette palette, qui correspond à un travail entièrement hors de l’entreprise. Il peut être subi ou choisi.

Qu’est-ce que le full remote change dans la manière d’appréhender le travail ?

De manière générale, travailler en full remote interroge forcément la place du travail dans l’identité de l’individu et dans sa construction personnelle. Parmi ceux qui ont choisi ce mode de travail, on peut trouver des gens qui s’éloignent de la valeur travail, du travail en lui-même mais aussi de leur entreprise et qui vont investir d’autres sphères, comme le monde associatif ou la vie familiale. Cela reste toutefois minoritaire car le travail reste encore très présent dans la construction identitaire de l’individu. Notre société accorde toujours une place très importante à l’activité professionnelle et il est rare de parvenir à s’en dégager.

Qui sont alors la majorité des 100% télétravailleurs ? En quoi sont-ils différents ?

Il peut s’agir de personnes qui ont un rapport très fort à leur travail mais pas à leur entreprise. Ils sont centrés sur leurs missions et leurs productions, accordent beaucoup d’importance au travail mais beaucoup moins au contexte dans lequel celui-ci est effectué. Ils ont des activités très individuelles, comme dans la création ou le développement informatique, où on évolue moins dans des collectifs de travail. Ces salariés ont un sens moins développé de l’entreprise et du collectif. Dans ce cas, on a presque un rapport de freelance à l’entreprise, ce qui signifie un engagement minimal avec son employeur.

« De nombreuses normes comportementales, des règles implicites ont émergé autour de cette nouvelle organisation. (…) Et pour ceux qui restent sur la touche apparaissent alors ces risques dont on parle maintenant depuis plusieurs mois, qui sont l’isolement et la perte de repères notamment » - Marie Benedetto-Meyer, maîtresse de conférence en sociologie du travail

Et au sein de leur entreprise, comment ces personnes sont-elles perçues ?

Des études d’avant crise ont montré qu’ils pouvaient être mis de côté : ils avaient moins accès à la formation, à des promotions, car ils étaient considérés comme moins impliqués et moins centraux. Mais cela a changé aujourd’hui, du fait de la généralisation du télétravail.

En quoi cela a-t-il changé ?

Avec la démocratisation du télétravail, on observe de nouveaux éléments de distinctions entre les salariés. Certaines personnes sont beaucoup plus visibles, même à distance, hyper-connectées et très moteurs. Ces gens postent beaucoup de choses sur les espaces collaboratifs, organisent, mettent leur caméra dans les visios… Il s’agit de nouvelles formes de distinction entre les télétravailleurs eux-mêmes et entre les télétravailleurs et les non-télétravailleurs. On n’a pas encore beaucoup de recul sur le sujet mais on observe que des gens savent se saisir de ces outils pour se rendre plus visibles que d’autres.

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Le full remote crée donc de nouvelles inégalités ?

Oui. De nombreuses normes comportementales, des règles implicites ont émergé autour de cette nouvelle organisation. Il y a ceux qui comprennent ces règles et ceux qui ne les comprennent pas, ceux qui s’en saisissent et ceux qui ne s’en saisissent pas. Et pour ceux qui restent sur la touche apparaissent alors ces risques dont on parle maintenant depuis plusieurs mois, qui sont l’isolement et la perte de repères notamment.

N’y a-t-il pas aussi, chez certain·e·s, un sentiment de manque de légitimité à s’imprégner de ces codes ?

C’est tout à fait ça. Ce n’est pas un problème d’équipements ou de familiarité avec les outils du numérique, ni même un problème de génération. C’est en effet un problème de légitimité. Ce n’est pas une histoire de jeunes et de vieux mais une histoire qui concerne la familiarité avec le mode de fonctionnement de l’entreprise et d’une équipe autour du numérique.

Par exemple ?

Par exemple, les nouveaux arrivants au sein d’une équipe. Ils se rendent comptent à moyen terme que toutes sortes de choses implicites leur échappent, de même que la capacité à créer des liens. Ils doivent non seulement comprendre les règles de fonctionnement de l’entreprise mais aussi les règles de fonctionnement de l’entreprise autour du numérique. C’est très compliqué. Prenons par exemple aussi tout ce qui concerne le partage de documents et la co-édition. Il faut se sentir légitime et confiant pour rendre visible ce qui est encore à l’état de brouillon, intervenir sur le document de quelqu’un d’autre… Ce n’est pas le cas pour tout le monde.

« On sait prolonger des collectifs à distance et récréer des rituels, mais seulement entre des gens avec qui on a l’habitude de travailler, avec qui on est à l’aise et avec qui on a des liens forts. Dès que les liens sont plus faibles, on sait faire de la coordination mais on ne sait pas travailler véritablement ensemble. » - Marie Benedetto-Meyer

Vous évoquez la capacité à créer des liens. Quels liens possibles en full remote ?

Pas beaucoup ! Une étude vient de sortir, réalisée par Microsoft, menée sur l’ensemble des mails et échanges téléphoniques de ses 60 000 salariés américains. La question étant de savoir : qui avait échangé avec qui sur les six premiers mois de l’année 2020 ? Résultats : le télétravail a recréé ces fameux “silos” en entreprise, qui signifient que les différentes équipes ont été moins connectées entre elles. Les gens ont échangé essentiellement avec leur équipe proche. Il n’y a pas eu de nouveaux réseaux, de ponts entre les différentes entités distinctes. Cette étude a montré qu’on sait prolonger des collectifs à distance et récréer des rituels, mais seulement entre des gens avec qui on a l’habitude de travailler, avec qui on est à l’aise et avec qui on a des liens forts. Dès que les liens sont plus faibles, on sait faire de la coordination mais on ne sait pas travailler véritablement ensemble - soit la mise en place des conditions favorables aux interactions nécessaires à la cohésion de groupe et à la transmission des apprentissages.

Est-ce la faute des managers·euses ?

Les managers ont appris beaucoup de choses sur le maintien de liens entre les entités d’une équipe. On en a vu prendre à bras le corps les frustrations et le découragement de certains et mettre en place des méthodes de travail très participatives pour accompagner ces salariés en difficulté. Mais concernant cette perte des petits collectifs, avec des liens faibles, il y a la question du manager et de son management sans doute mais je crois que cela va bien au-delà de ses compétences.

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Il est donc difficile voire impossible de créer à distance un groupe de travail, avec des gens qui n’ont jamais travaillé ensemble ?

C’est ça. On ne sait pas encore le faire. Pourtant ces liens sont essentiels, c’est grâce à eux qu’on est au courant de ce qui se passe dans l’équipe d’à côté et qu’on est au courant de la stratégie globale de l’entreprise. Je ne parle pas ici de la sociabilité dont on a déjà beaucoup parlé pendant les confinements. Non, je parle de liens nécessaires au travail, on a besoin de signaux faibles qui nourrissent continuellement les liens forts et le travail collectif.

« (On risque de se retrouver avec) des gens qui se sentent moins engagés dans les collectifs, dans l’entreprise, qu’on ne parvient pas à fidéliser sur le long terme pour créer des apprentissages collectifs » Marie Benedetto-Meyer

Quelles sont les solutions pour y remédier ?

Il faudrait totalement repenser l’organisation du travail pour retrouver ces collectifs mais il faudra encore du temps pour l’imaginer.

Donc, la dérive première du full remote c’est d’avoir des freelances les uns à côté des autres au sein même des entreprises ?

Oui, des gens qui se sentent moins engagés dans les collectifs, dans l’entreprise, qu’on ne parvient pas à fidéliser sur le long terme pour créer des apprentissages collectifs. Alors que l’idée même du salariat c’est l’internalisation pour justement obtenir une dynamique collective et réussir à faire la somme de tous les apports individuels.

Mais alors, pour ceux qui ont un état d’esprit de freelances, le full-remote offre tous les avantages du salariat sans ses inconvénients, non ?

Ou inversement. Ils ont quand même un lien de subordination, un chef et un engagement. Ils ont un contrat de travail avec toutes les formes de contrainte. Ils ont la pression, la mise en concurrence. Ils ont une organisation de freelance, mais pas la même rémunération, ni la possibilité de choisir leurs clients. Ils sont plus loin des instances de protection des salariés comme les syndicats, la médecine du travail… Ce sont des questions qui interrogent beaucoup actuellement en sociologie : ce qu’on gagne et ce qu’on perd à être indépendant ou à maintenir ce statut de salariat.

Le lien de subordination dont vous venez de parler et toutes les notions qu’il charrie avec lui comme le contrôle du salarié, peuvent-ils être exacerbés avec le tout à distance ?

Il y a effectivement le risque de déporter sur les données ce qu’on ne peut plus voir du regard mais ce n’est pas nouveau en réalité. On travaille depuis longtemps sur les outils numériques qui font déjà partie du contrôle. C’est d’ailleurs paradoxal car il y a une injonction à l’autonomie mais aussi un renforcement du contrôle. Cela non plus, ce n’est pas nouveau : on demande aux gens d’être le plus autonome possible, tout en étant très attentifs à leur connexion. Les salariés se retrouvent alors dans des injonctions paradoxales.

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On est alors face à un vrai risque de dégradation des conditions de travail ?

Évidemment qu’il y a de gros risques qui pèsent sur les conditions de travail et la santé mentale en général des salariés avec cette organisation. Le risque d’isolement, de perte de repères, le surengagement par crainte d’être marginalisé voire même par reconnaissance de ce qu’on voit comme une nouvelle qualité de vie. Et dans ce domaine, contrairement à ce qu’on a dit plus haut, cela relève bien du rôle du manager d’y être particulièrement vigilant et de trouver des solutions.

« Créer des espaces de sociabilité, ça ne suffit pas. C’est beaucoup plus profond que cela : cela relève de la transmission des apprentissages car on continue à apprendre et à se former en voyant les autres travailler. » Marie Benedetto-Meyer

De ce point de vue, le mot confiance qu’on a répété à outrance durant le confinement, n’est pas un vain mot.

Effectivement. Concrètement, qu’est-ce qu’on entend par le mot confiance, qu’on utilise à tout bout de champ ? Dire «je te fais confiance », c’est aussi reporter beaucoup de responsabilité sur le salarié et dans ce cas, cette seule phrase ne suffit pas. Cette confiance doit être encadrée, contrôlée, déterminée avec des droits et des obligations concrets. Faire confiance, ce n’est pas une absence de règles mais quelque chose qui doit être largement discuté, mis à plat. Sinon, c’est en effet très dangereux.

Le 100 % présentiel ne peut plus être la norme après ce qu’on a vécu ; le full-remote présente des problématiques contre lesquelles on n’a pas de solutions… Quelle est l’organisation du futur ?

Le modèle hybride. Là encore c’est très tôt pour faire le point mais il y a effectivement une effervescence autour de cette hybridation. Ce sont de gros chantiers dans les entreprises actuellement. Quelles formes cela va prendre ? On a aujourd’hui des entreprises qui choisissent des formules très différentes, même si le “deux jours par semaine” semble s’imposer. Mais pour qui et quand ? Les membres d’une même équipe reviennent-ils le même jour ? Ou plutôt les membres d’équipes différentes, pour justement créer du lien entre les équipes ? Le télétravail, ce n’est pas juste se dire un jour on est là, l’autre non. Qu’est-ce qu’on vient chercher en présentiel ? Créer des espaces de sociabilité, ça ne suffit pas. C’est beaucoup plus profond que cela : cela relève de la transmission des apprentissages car on continue à apprendre et à se former en voyant les autres travailler. Pour conserver ces transmissions, quelle est la meilleure formule ? L’histoire est en train de s’écrire.

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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