À quoi ressemblera la France du full remote ?
25 oct. 2021
7min
Consultante spécialiste des nouveaux modes d’organisation et de l’aménagement des espaces de travail
Imaginons un monde où le 100% télétravail serait la norme. Que deviendraient les immeubles de la Défense dans un tel scénario ? En quoi le territoire tout entier changerait-il de visage, et nos habitudes avec ? Jusqu’à quel point ? Camille Rabineau, notre experte en urbanisme et aménagement des espaces de travail, a sondé trois spécialistes pour penser la France du « full remote » : Philippe Gargov, Nicolas Bouby et Léa Wester. Interviews croisées.
Partir loin, tout plaquer… sauf son job. Concilier le poste de rêve et le salaire confortable avec la vue sur mer ou les prairies verdoyantes. Satisfaire ses envies de voyage, la sécurité de l’emploi en prime. Ce tableau, beaucoup en ont rêvé. Depuis la pandémie, ils / elles sont un certain nombre à le concrétiser, et à le faire savoir.
Entre explosion généralisée des prix de l’immobilier, renaissance des villes moyennes et désertion des métropoles, quelles reconfigurations territoriales pouvons-nous attendre du développement du télétravail ? En quoi choisir sa vie en fonction de ses aspirations personnelles et non plus de ses ambitions professionnelles peut-il remodeler nos espaces de vie ?
J’ai interrogé trois experts pour y voir plus clair : Philippe Gargov, prospectiviste urbain fondateur de Pop-up Urbain ; Nicolas Bouby, chef de projet prospective chez Bouygues Construction ; et Léa Wester, cheffe de projet spécialiste des mobilités pour le cabinet d’études 6t.
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La pandémie a popularisé le mode de travail « remote » – ou 100% télétravail. Déjà, des migrations s’observent, par exemple en France avec des départs de ménages parisiens vers les villes moyennes et campagnes de province. Vous qui étudiez de près ces phénomènes, quels premiers signaux voyez-vous se dégager ?
Nicolas Bouby : L’ObSoCo réalise tous les deux ans un Observatoire des Usages et des représentations des territoires dont nous sommes partenaires, fondé sur un échantillon représentatif de 4000 personnes : il nous permet de suivre l’évolution des souhaits de vie des Français. En juin 2021, 19% des répondants ayant télétravaillé pendant la crise affirment ne plus souhaiter se rendre sur leur lieu de travail, sauf de manière très occasionnelle. Ce mode de travail « remote » reste toutefois marginal pour la population dans son ensemble, surtout si on tient compte du cadre que sont en train de remettre en place les grandes entreprises avec un télétravail fixé à 2 ou 3 jours par semaine maximum.
Toujours selon la même étude, 63% des personnes en capacité de télétravailler souhaitent vivre ailleurs – dans les villes moyennes, mais aussi en périphérie des métropoles –, un chiffre ramené à seulement 54% pour ceux qui ne peuvent pas télétravailler. Et parmi ces 63%, plus d’un quart veulent conserver leur poste actuel, en utilisant le télétravail comme levier pour réaliser leurs aspirations.
Philippe Gargov : En réalité, il y a une incertitude folle sur ce 100% télétravail. Nous assistons à des effets d’annonce, notamment sur les exils à la campagne. Nous avons un biais de perception de CSP+, de métropolitains. Est-ce que les gens qui vont télétravailler vont partir ? Si oui, ce qui semble se dessiner à mon sens, c’est davantage un rééquilibrage métropolitain qu’un mouvement vers les villes moyennes et les campagnes.
Avant la pandémie, il y avait déjà tout un travail pour redynamiser ces villes moyennes, notamment avec le programme Action Cœur de ville. Mais ce rééquilibrage s’observait surtout dans les imaginaires. Des écrits comme ceux d’Olivier Razemon y ont participé. À mon sens, le déficit d’attractivité de ces villes moyennes est encore trop fort pour inciter les cadres supérieurs à bouger, surtout les jeunes. À Vesoul, les restaurants ferment à 21h, n’ouvrent pas le dimanche, etc. Pour les familles, ce sera une problématique scolaire : elles ne trouveront pas la bonne école pour leurs enfants, pas plus que les bonnes infrastructures périscolaires.
Ce qu’il faut souligner aussi, c’est que les centres de villes moyennes sont désertés. Ce que cherchent les ménages qui s’installent dans ces endroits, c’est du périurbain, la maison avec jardin. Ce qu’on trouve dans ces centres-villes sont soit de très beaux biens trop chers, soit des logements qui ne sont pas adaptés.
Les villes moyennes ne sont donc pas si attractives, mais jamais les très grandes villes comme Paris n’ont eu si mauvaise presse !
P. G. : Paris a toujours perdu des habitants, c’est une ville qui se vide. L’attractivité se fait dans le péri-métropolitain. Ce concept a été développé à Libourne pour désigner les villes moyennes en périphérie d’une métropole attractive qui « essaient d’avoir le beurre et l’argent du beurre ». Celles-ci profitent des infrastructures de la métropole et de son rayonnement sans subir les difficultés de la ville moyenne désertée ou de la ville dortoir, c’est le type de ville qui va peut-être gagner de la population.
Par ailleurs, ce que nous allons observer est un rééquilibrage inter-métropolitain. Il s’agit des mouvements de populations auxquels nous avions déjà commencé à assister, de Paris vers Bordeaux, Nantes, Lille. Ce sont des endroits où les nouveaux arrivants vont trouver les aménités qui leur correspondent et pouvoir se passer de voiture, dans la lignée de leurs habitudes passées. Sans compter la recherche naturelle d’une sorte d’endogamie et les différences de classe sociale qu’on ne peut pas changer en un claquement de doigt. S’installer à Bordeaux, Lille ou Vesoul n’est pas anodin. Ce sont des choix de vie qui existent depuis toujours, mais à ne pas prendre à la légère et pour lesquels le télétravail ne lèvera pas toutes les barrières.
Nicolas, vous avez identifié plusieurs scénarios d’évolution territoriale possibles, dans le cadre d’une démarche prospective ouverte qui est toujours en cours. Quels sont-ils ?
N. B. : Dans le premier scénario, les entreprises se transforment, donnent beaucoup d’autonomie à leurs salariés, de la flexibilité au quotidien. Ici, les métropoles restent vivantes, les mouvements se font surtout vers la périphérie des villes. Les salariés ont de la liberté certes, mais les sièges sociaux sont réinventés pour garder un rôle central.
Un deuxième scénario de rupture voit le full remote prendre beaucoup d’importance. Les entreprises se défont de leur lieu de travail fixe pour se tourner vers un écosystème à la carte. Les sièges sociaux mastodontes sont remplacés par des salles de réunions à la demande, des espaces de créativité, des postes flottants, etc. Un investissement est consenti sur l’équipement des salariés au domicile. Le recours au travail indépendant augmente. Là, on se retrouve avec une forte vacance d’immeubles de bureaux devenus obsolètes. Les travailleurs sont en mesure de déménager, mais finalement seuls ceux qui en ont les moyens peuvent le faire.
Enfin, un dernier scénario voit les modes de vie bouleversés par les engagements environnementaux. Par conséquent, chacun est contraint par un crédit carbone, il n’y a pas de vols longue distance sauf exception. Les trajets en voiture sont fortement limités, on recherche la sobriété numérique. La question du travail remote se pose sous l’angle du bénéfice / risque de chaque mesure en termes environnementaux. C’est un scénario qui recentre la vie économique et la socialisation au niveau local.
Les travailleur·se·s indépendant·e·s sont les pionnier·e·s du mouvement remote. Ce sont eux / elles qui avaient déjà été à l’origine de nouveaux usages urbains comme le coworking ou le coliving. Quels nouveaux services pourrait-on voir apparaître avec le développement du télétravail à 100% ?
P. G. : J’essaie toujours d’avoir un regard nuancé sur ces sujets à la mode, mais il est vrai que ces modèles essaiment, toutes les villes moyennes ont voulu leur espace de coworking. À Ault dans la Somme, un lieu appelé « Coworking », qui est plutôt un rassemblement d’entreprises, a ouvert. L’endroit est situé entre les deux bistrots de la ville. Il remodèle l’hôtel d’entreprise en récupérant l’imaginaire du coworking, avec comme fait nouveau qu’il n’est plus installé en périurbain mais en centre-ville. Au lieu de prendre un espace avec un foncier important pour faire un parking, on a choisi le cœur de ville, avec des personnes qui vont utiliser les services et les commerces, ce qui peut finir par attirer des nouveaux habitants. En s’inspirant du coworking, on peut donc faire changer les modèles et les comportements locaux. Ce qui est intéressant aussi, c’est l’adéquation avec la ville du quart d’heure : le télétravail incite à entrer dans un usage plus fort de la proximité immédiate, qui crée un rapport nouveau au tissu économique local. C’est aller à la banque entre deux réunions, commencer sa journée au café du coin.
Léa Wester : Le télétravail relocalise le quotidien autour du domicile. Il redonne du temps : on réinvestit sa vie familiale, les gens cuisinent plus, se fournissent différemment…
N. B. : Au-delà des nouveaux types de lieux, ce sont les bureaux existants qui doivent évoluer pour s’adapter aux nouveaux modes de travail. On aimerait par ailleurs se dire que les logements se transforment pour s’adapter au télétravail, mais cela ne peut pas s’effectuer d’un coup de baguette magique. Par ailleurs, les infrastructures de transport vont continuer à accueillir de mieux en mieux le travail nomade.
Des questions se posent sur la soutenabilité du 100% télétravail : mobilité exacerbée, bouleversement des marchés immobiliers locaux, populations vivant dans l’entre-soi. À quels écueils devons-nous être attentif·ve·s, et que peuvent les collectivités face à ces risques ?
L. W. : Le télétravailleur est plutôt un cadre supérieur ou un cadre, quelqu’un qui a une voiture, d’autant plus s’il se met à vivre en périphérie. Si on regarde le mode de vie vers lequel il tend en déménageant, il n’y a aucune raison qu’il n’en ait pas. Il souhaitera peut-être adopter des comportements responsables, mais se heurtera à des problématiques de distances : c’est un vrai sujet d’aménagement du territoire.
Gardons toutefois à l’esprit que la plupart des gens n’ont pas envie de faire du 100% télétravail. Dans une étude que nous avons produite pour l’Ademe suite au confinement de 2020, nous avons calculé qu’à l’échelle de la semaine, un salarié va passer de 24,8 déplacements dans un scénario sans télétravail à 20 déplacements hebdomadaires avec du télétravail. Les déplacements domicile-travail baissent et si on a une augmentation des déplacements pour d’autres motifs (loisirs, courses), à l’échelle de la semaine, on a quand même une baisse du nombre de déplacements et de kilomètres parcourus.
Nous avons également calculé les impacts du télétravail sur les modes de transports et le CO2. Comme la réduction des trajets a lieu en heure de pointe, cela désengorge les transports en commun ce qui peut être un gain en termes de confort mais aussi d’attractivité de ces modes de transports. Ce sont 17 millions de déplacements pendulaires en voiture qui pourraient être évités grâce au télétravail, un calcul effectué sur la base de l’appétence réelle des salariés pour le télétravail.
P. G. : Une autre recherche approfondie sur les économies d’énergie que l’on peut espérer du télétravail avait conclu que dans les faits, ces économies sont marginales. Ce qui n’est pas dépensé en énergie au bureau est affecté ailleurs et sur la question des mobilités, le problème vient du fait que si ces déplacements sont périurbains, la voiture va venir se substituer aux autres modes de transport.
N. B. : De plus, la crise a augmenté l’attrait pour les espaces extérieurs privés, notamment les maisons avec jardins qui encouragent l’artificialisation des sols. Rappelons que la forme urbaine la moins néfaste pour l’environnement est cette forme un peu plus dense. Enfin, nous devons être vigilants concernant les fractures sociales. Il y a une fracture encouragée par l’augmentation des prix de l’immobilier qui peut priver les populations locales d’un accès à la propriété, quelque chose qu’on est déjà en train de constater sur certains territoires. Dans l’entreprise, il faudra éviter la fracture entre les métiers qui peuvent télétravailler et les autres, les métiers de terrain.
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Photo par Thomas Decamps
Article édité par Ariane Picoche
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