Mobilier, logiciels, température... L'aménagement de nos bureaux est-il « sexiste » ?

27 nov. 2023

5min

Mobilier, logiciels, température... L'aménagement de nos bureaux est-il « sexiste » ?
auteur.e
Camille RabineauExpert du Lab

Consultante spécialiste des nouveaux modes d’organisation et de l’aménagement des espaces de travail

Plus ou moins discrètement, certains aménagements des espaces de travail font la part belle… aux hommes, au point de nuire au bien-être comme à la productivité de leurs homologues féminines. Tour d’horizon des inégalités bien cachées du bureau avec notre experte Camille Rabineau, et mieux, ses conseils pour adresser et améliorer la situation.

Quel est le point commun entre la station spatiale internationale, la place du conducteur dans votre voiture et les poches de votre jeans ? Comme la plupart de ce qui compose notre quotidien, ces objets ont été conçus pour les hommes, laissant de côté les utilisatrices féminines. Langues, lois, outils ou espaces, rien n’échappe à la règle. Voyez plutôt : des cours de récréation aux lieux de travail en passant par nos rues, nos gares, nos infrastructures, chaque détail a été pensé pour les hommes, par des hommes et selon leur point de vue. Un état de fait qui n’est pas le simple résultat du hasard, mais bien d’une volonté de domination.

Ce sujet, la journaliste et autrice Rebekka Endler en a fait son cheval de bataille. Elle a publié un livre Le patriarcat des objets (Éditions Dalva, 2022), à travers lequel elle explore -vaste corpus scientifique à l’appui- les multiples façons dont le « référentiel homme (blanc, hétérosexuel, valide) » influence notre vie courante. Elle dévoile combien ce dernier crée une multitude de micro-contraintes et contrariétés pour ceux qui ne rentrent pas dans ce moule. Comment cette approche restrictive du design s’illustre-t-elle en entreprise via l’aménagement du bureau ? Qu’est-ce qui, dans ses formes traditionnelles comme plus actuelles, se révèle inadapté aux femmes, voire les met mal à l’aise ? Et surtout, comment envisager de nouveaux aménagements non susceptibles de renforcer une atmosphère de travail déjà teintée d’a priori et/ou de comportements sexistes ?

Un bureau peut en cacher un autre

Le design de nos bureaux échappe-t-il à ce biais de genre ? Non, et c’est d’autant plus regrettable à l’heure où certaines structures déploient des politiques RH ambitieuses pour réduire les inégalités professionnelles. Mais dans quels détails du bureau le diable du patriarcat se cache-t-il précisément ?

Des inégalités à la pelle

Tant que les aménagements de bureaux reflétaient la structure hiérarchique de l’entreprise -ils le font encore pour nombre d’entre elles-, les choses étaient simples : les femmes figurant moins aux postes de direction, elles se retrouvaient nécessairement avec des bureaux plus petits, davantage partagés et moins bien équipés.

Si aujourd’hui, une majorité d’entreprises disposent d’espaces ouverts et flexibles, ils n’en sont pas plus égalitaires pour autant. Pour preuve, les études qui analysent la perception des open space par les femmes révèlent des résultats contrastés. Certaines se montrent moins à l’aise que leurs homologues masculins dans un bureau collectif. Sans compter que les femmes ont tendance à être davantage empêchées par le bruit. D’autres, en revanche, s’épanouissent mieux que les hommes dans des open spaces de petite taille, ce qui pourrait s’expliquer par le fait que les femmes sont plus sensibles au fait de pouvoir échanger avec leurs collègues.

Pour Clémence Pagnon, cofondatrice de l’agence de formation et de conseil pour concilier parentalité et carrière baptisée Issence, les espaces ouverts peuvent plus particulièrement incommoder les mères. De quelle façon ? En les obligeant à trouver des recoins inadaptés, comme des seuils ou des couloirs, pour gérer leur charge parentale. « On sait que ce sont les mères qui gèrent la crèche, le pédiatre, les appels impromptus de l’école. Le fait qu’il ne soit pas simple d’accéder à une certaine intimité pour aborder ces sujets les gêne », confie l’experte.

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Poufs, fatboys, tabourets et jupes

Une autre caractéristique des bureaux actuels est de proposer des aménagements et des mobiliers toujours plus variés, dans l’objectif d’encourager à changer de posture au fil de ses activités et à interagir de façon dynamique. Une recherche d’originalité qui s’exprime notamment dans des assises de toute sorte, aux design et coloris originaux. Un parti pris qui peut vite se retrouver dans la catégorie des fausses bonnes idées, quand on porte une jupe ou une robe.

« Les aménagements d’aujourd’hui veulent faire tomber les barrières, mais ils n’en demeurent pas moins que dans un monde sexiste, en tant que femme, on passe notre temps à essayer de faire respecter nos barrières. On a déjà l’impression de devoir faire des efforts pour être reconnue comme un interlocuteur professionnel valable. Il serait dommage que les aménagements du bureau sapent ces efforts », constate Clémence Pagnon.

Des préoccupations auxquelles j’ai moi-même été confrontée lors d’ateliers de co-conception avec des salariés. Il y a quelques semaines, les collaborateurs d’un grand groupe m’ont raconté cette anecdote : suite à un déménagement, une salle dédiée aux rendez-vous clients avait été aménagée avec des fauteuils et tables certes cosy, mais particulièrement bas. Un mobilier rapidement troqué pour une configuration plus standard, pour remédier au sentiment d’asymétrie ainsi engendré, dans une relation loin d’être informelle. Un sentiment partagé par Rebekka Endler elle-même, qui a assisté à l’éclosion de « tipis de travail », ces cabanes en feutre censées offrir un cocon propice aux échanges. « Cela crée, en réalité, une promiscuité qui n’est pas nécessairement bienvenue. Finalement, tout le monde est mal à l’aise », recadre-t-elle.

Le désaveu du corps féminin

« Le bureau est un espace dans lequel le corps est totalement mis de côté, abonde Clémence Pagnon. Quand on est une femme, ce corps se rappelle régulièrement à nous. C’est le cas avec les cycles féminins, à la ménopause, quand on est enceinte, quand on allaite. Nos besoins physiologiques refont surface et le bureau ne sait pas y répondre. » Éternel sujet de désaccords entre salariés, la température d’un espace de travail est un exemple parlant de cette invisibilisation des spécificités des besoins du corps féminin.

Plusieurs études scientifiques le confirment : les femmes préfèrent des températures plus élevées, car elles produisent moins de chaleur propre que les hommes. Une différence métabolique qui n’est pas neutre sur le plan professionnel : puisque le froid fait affluer le sang vers les organes essentiels, la capacité d’un individu qui a froid, à se concentrer ou à créer, diminue. « Si on passe 40 ans dans un bureau où on a froid et dans lequel on est par conséquent moins efficace, on imagine sans peine l’impact sur la carrière », confirme Rebekka Endler.

Même l’extension virtuelle du bureau n’échappe pas à ce biais de genre. La conception informatique des logiciels de visioconférence pénalise les femmes. « On s’est rendus compte que les outils de visio étaient paramétrés de sorte à ce que les fréquences audio des voix soient optimales pour les hommes. Des chercheurs ont mené des expériences avec des acteurs hommes et femmes et sont parvenus à la conclusion que les voix féminines paraissent moins compétentes en visio du fait de ce réglage technique. Imaginez les conséquences en entretien d’embauche !», s’insurge la journaliste et autrice.

3 conseils pour orienter le design vers plus d’égalité

Que peut-on faire pour mettre fin à ces aspects sexistes, parfois involontaires, de l’aménagement des bureaux ?

Voici trois conseils :

  • Faites de l’inclusion un sujet de design à part entière : la prise de conscience est une étape nécessaire. Or, c’est peu dire que l’angle de la diversité et de l’inclusion est aujourd’hui secondaire dans les projets de bureaux. Alors même qu’il s’agit d’un aspect prioritaire parmi les aspirations fortes des salariés.
  • Miser sur les aménagements modulables : une rengaine que l’on entend tellement qu’elle en perd un peu de sa force, mais il ne s’agit pas ici de moduler les espaces pour les adapter à différents usages, différents formats ou différents niveaux d’occupation, mais plutôt de laisser à chaque individu la possibilité d’ajuster son espace individuel selon ses besoins. « Chacun devrait pouvoir mettre une capote autour de sa place dans l’open space ! », résume Rebekka Endler.
  • Capitaliser sur cette approche pour le plus grand nombre : mieux que la discrimination positive, cette stratégie ne bénéficiera pas uniquement aux femmes mais au collectif tout entier. L’étude finlandaise sur la température des bureaux conclut, par exemple, que si les températures se fondaient sur les besoins des femmes, tout le monde en profiterait. Et Rebekka Endler de suggérer : « La femme comme mesure de toute chose serait alors une alternative raisonnable. »

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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ