Pourquoi la solitude de vos salariés grève leur engagement (et comment y remédier) ?
10 juin 2024
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
C’est un fait : nous sommes de plus en plus nombreux à vivre seuls et/ou à éprouver un sentiment de solitude accrû, et pire, à en souffrir. Dans la vie privée comme au travail, les salariés s’enfermeraient ainsi dans des usages numériques qui les isolent, amenuisant leur engagement. Une tendance qui représente, aux yeux de notre experte Laetitia Vitaud, un véritable désastre pour les entreprises.
La solitude serait-elle finalement le mal de notre siècle ? En 2019 déjà, 26 % des salariés déclaraient se sentir souvent seuls au travail. Mais depuis la pandémie de 2020, et avec elle la généralisation du télétravail, la banalisation des outils de visioconférence et une plus forte individualisation des conditions de travail, c’est encore pire. Une étude d’Owl Labs de 2022 confirme qu’un Français sur quatre se sent seul en situation de télétravail. 33 % d’entre eux estiment aussi qu’il est plus difficile de nouer des relations avec des collègues travaillant à distance. Et même au bureau, les salariés ressentent leurs relations professionnelles comme plus superficielles et, par conséquent, moins durables. Travail en « mode projet », équipes modulables, turnover en hausse, travail hybride… tout conspire à nuire aux liens durables traditionnellement construits dans la vie de travail.
Nous sommes donc moins nombreux à voir quotidiennement les mêmes collègues, jusqu’à développer un sentiment de familiarité. Évidemment, cette dernière peut présenter des inconvénients (comme avec les collègues « relous »), mais elle reste le rempart le plus efficace contre l’isolement. Et sans surprise, celui-ci a un impact énorme sur la vie professionnelle, contribuant à la fragilité globale des salariés. Or, comme l’a constaté le baromètre Malakoff-Humanis, 59 % des personnes en situation de fragilité vivent une dégradation de la qualité de vie au travail. Parmi ceux-là, beaucoup se sentent moins engagés. C’est simple au final : un salarié malheureux, c’est aussi un salarié moins motivé et moins productif. L’écrasante majorité des dirigeants se dit préoccupée par la déliquescence du « collectif » et l’isolement croissant. Alors, comment renverser la vapeur lorsqu’on est employeur ? Quels sont les moyens de la prévenir ou de l’amoindrir ?
Comprendre le lien entre solitude et engagement
Le sentiment de solitude n’est pas toujours causé par le travail, mais même quand il n’est pas d’origine professionnelle, il a toujours une influence sur ce dernier. C’est d’abord dans la vie que l’on est de plus en plus seul. En 1962, seulement 6 % des Français vivaient seuls. Aujourd’hui, cette proportion a grimpé à environ une personne sur cinq. Il y a beaucoup plus de familles monoparentales, de personnes divorcées ou veuves, de personnes célibataires ou encore de couples sans enfants qu’il y a quelques décennies. Beaucoup de gens sont très heureux de vivre seuls. Mais beaucoup d’entre eux sont susceptibles de souffrir de cette solitude. Selon un sondage récent de l’Ifop, qu’ils vivent seuls ou pas, 44 % des Français déclarent se sentir souvent seuls. 12 % seraient même en situation d’isolement total. Paradoxalement, les zones les plus denses sont celles où la solitude et l’isolement est le plus marqué : il y a, par exemple, 7 fois plus d’isolement en Île-de-France qu’en Bretagne.
Nos usages numériques (mails, réseaux sociaux, médias en ligne…) exacerbent le sentiment de solitude. Souvent, les échanges virtuels remplacent les interactions en face à face. Les réseaux sociaux, malgré leur nom, créent une illusion de connexion avec des interactions souvent superficielles et filtrées. La consommation excessive de contenus en ligne nous conduit à passer de longues heures seuls devant un écran, réduisant ainsi le temps disponible pour les interactions sociales réelles. Et l’omniprésence des notifications et des distractions numériques fragmente notre attention, rendant plus difficile l’engagement authentique avec les personnes qui nous entourent. Ce phénomène que l’on observe dans la vie privée est largement répliqué dans la vie professionnelle : au travail aussi, on forge moins de liens profonds. Nos usages numériques et notre mode de travail hybride nous empêchent de développer ces petites interactions du quotidien qui font le sel social de la vie pro. Et cette solitude accrue dégrade sérieusement le bien-être et la performance des salariés.
Ce n’est pas pour rien que tant de managers s’inquiètent de la perte de sens du collectif et du sentiment d’appartenance. Il en va de l’engagement des collaborateurs qui est étroitement lié aux relations que l’on entretient avec ses collègues. Des liens professionnels solides et des interactions fréquentes et positives renforcent la motivation des salariés. Lorsqu’ils se sentent isolés, ils sont moins susceptibles de se sentir connectés aux objectifs de l’entreprise, ce qui entraîne une diminution de l’engagement. Les interactions sociales du travail offrent des opportunités essentielles de soutien émotionnel et de collaboration créative. Quand ces interactions sont limitées, les salariés éprouvent un sentiment de déconnexion qui affecte leur satisfaction professionnelle et leur désir de rester dans l’entreprise à long terme. Pour les managers, il est donc indispensable de reconnaître l’importance des relations interpersonnelles pour maintenir un haut niveau d’engagement.
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5 moyens de lutter contre la solitude de vos salariés
1. En favorisant la déconnexion et l’attention
La dégradation de notre attention et de notre capacité de concentration contribue au sentiment de solitude. C’est l’attention qui permet de tisser des liens de confiance et d’intimité avec les autres. Les usages numériques ont transformé notre capacité à développer des relations saines et satisfaisantes. Pour lutter contre cela, l’entreprise peut instaurer des rituels comme des réunions sans outils numériques et promouvoir des périodes de « deep work » (dans un état de concentration absolu, ndlr) sans interruption. En favorisant la déconnexion, non seulement en dehors des heures de travail mais aussi durant celles-ci, les managers peuvent jouer un rôle essentiel pour améliorer l’attention et, par conséquent, les relations interpersonnelles au travail comme dans la vie privée.
2. En développant la mise en réseau des salariés
Créer un esprit de « promo » lors des onboarding, mettre en place des systèmes de mentorat et de « buddies », organiser des retraites bi-annuelles et développer un réseau d’alumni sont autant de moyens pour renforcer les liens entre collègues, et de surcroît d’anciens collègues. Savoir célébrer ensemble, mais surtout, savoir offrir régulièrement des petites attentions au sein de ces réseaux, c’est crucial. Un réseau n’est pas seulement la somme des individus qui le composent, mais une structure dynamique qui nécessite un cadre et un exemple à suivre. L’entreprise et ses managers ont donc un rôle important à jouer en la matière.
3. En faisant de l’entreprise un havre social
La responsabilité sociale des entreprises (RSE) inclut souvent des actions qui vont au-delà des simples initiatives environnementales. Les employeurs sont parfois les principaux pourvoyeurs de lien social, le dernier rempart contre la solitude. Tisser des liens avec le territoire, le voisinage, la commune et les associations locales peut renforcer ce rôle. Les entreprises devraient également se sentir responsables de l’état de solitude de leurs salariés. Cet état est souvent le symptôme de quelque chose de plus profond, par exemple, une culture et une organisation du travail qui exigent trop de sacrifices de la part des collaborateurs.
4. En encourageant les pratiques syndicales et associatives
Encourager les pratiques syndicales et associatives pourrait sembler contre-intuitif, mais ces activités ont historiquement joué un rôle important dans le sentiment d’appartenance des salariés. Ces dernières décennies, de nombreuses entreprises (comme Amazon et Walmart aux États-Unis) ont cherché à affaiblir les mouvements syndicaux. Pourtant, l’activité syndicale offre des rituels et des liens très bénéfiques pour les salariés, et donc l’entreprise à laquelle ils appartiennent. D’autres structures encouragent également leurs collaborateurs à s’engager dans des pratiques associatives, parfois sur leur temps de travail, renforçant ainsi les liens interpersonnels.
5. En créant des « équipes de référence »
Une équipe de référence, c’est un « camp de base » attitré pour chaque employé. Il s’agit de former des groupes stables basés soit sur la localisation géographique des collaborateurs, soit sur des affinités et des intérêts communs. L’objectif étant d’intégrer les salariés dans une véritable communauté où les relations peuvent s’épanouir sur la durée. Ces équipes de référence devraient être composées de manière à ce que les salariés y consacrent une part importante de leur temps de travail, afin que l’on ne puisse se contenter de relations superficielles et éphémères et qu’on soit en situation de développer des connexions profondes et stables. Et puis, ces équipes devraient être tournées vers le long terme, au-delà des projets et des saisons pour augmenter la sécurité émotionnelle et le sentiment d’appartenance des individus qui en font partie.
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Article rédigé par Laetitia Vitaud et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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