S. Brown : « Gagner des revenus en tant qu’influenceur est un faux eldorado »
07 juin 2022
7min
Journalist
Il y a 10 ans à peine, l’industrie des influenceurs était balbutiante. C’était avant Instagram, avant que nos téléphones partagent nos vies 24h/24. Aujourd’hui, le secteur pèse 13 milliards d’euros, les marques revoient leur budget influence à la hausse et un enfant sur cinq espère percer dans le métier : le phénomène n’a pas fini de prendre de l’ampleur. Si l’industrie crée des jobs et fait rêver adultes ou gosses en quête de célébrité, le champagne peut y avoir un goût amer. Derrière les paillettes se jouent aussi des histoires d’exploitation et d’escroquerie organisée.
Symeon Brown, reporter et journaliste pour la chaîne TV britannique Channel 4 News, s’est invité dans les coulisses du marketing d’influence. Au-delà des selfies et du nombre de followers, il a levé le voile sur un système plus complexe qu’il n’y paraît. Symeon Brown nous livre ici son analyse et nous parle de son ouvrage Get Rich or Lie Trying: Ambition and Deceit in the New Influencer Economy (“Gagne ou crève : la nouvelle industrie des influenceurs entre ambition et jeu de dupes”, non traduit en Français, ndlr).
Pourquoi avoir écrit ce livre ?
J’ai d’abord remarqué que beaucoup de jeunes hommes issus de milieux non traditionnels – la jeunesse populaire citadine, en somme – semblaient soudainement avoir de l’argent plein les poches. Ils avaient la vingtaine à peine, au volant d’une Rolls Royce, d’une Jaguar, avec un profil en ligne titré « PDG » ou « À la tête d’un fonds spéculatif / Canary Wharf » (un quartier d’affaires londonien) et des milliers, parfois des centaines de milliers, de followers.
Quand j’ai commencé à les interviewer, beaucoup m’ont simplement répondu : « Nous sommes des influenceurs. » Je n’avais pas face à moi des traders, mais des gens qui gagnaient leur pain en recrutant de jeunes clients pour le compte d’obscures plateformes financières : crypto-monnaies, Forex, options binaires (aujourd’hui interdites en France et au Royaume-Uni). Il y a là-dedans un tas d’offres et de produits faussement prometteurs, qui fonctionnent sur invitation. Ces plateformes enrôlent des jeunes qui n’ont pas vraiment de recul sur la situation, souvent en leur faisant miroiter un vrai job à la clé. J’ai creusé cette piste, celles de ces personnes qui vivent leur vie en ligne plus qu’en vrai, la façon dont ces jeunes issus de la classe populaire se tournent vers Internet pour nourrir leurs ambitions. Ils sont sous pression, celle de réussir, en étant constamment exposés au piège de l’argent et du luxe. J’ai aussi observé combien la malhonnêteté est devenue une vraie monnaie sur Internet. Et elle a l’art de flatter les ambitions d’une génération qui a le sentiment d’évoluer à mille lieues de l’univers auquel elle rêve pourtant d’appartenir, celui où se trouve le vrai pouvoir : l’élite capitaliste. Mais l’entrée est bien surveillée, les préjugés contre les milieux dont je parle dans mon livre y ont la vie dure. De là, je me suis retrouvé face à un conte moderne, une story qui a su fasciner une génération, englobant races, genres, économie et technologie, semblant en résonance avec tout ce que le monde traversait.
Qu’est-ce que le succès aux yeux des influenceursˑeuses ?
Cela dépend de la personne en question. Mais si on simplifie, c’est tout bonnement une source de revenus. Ce que l’on constate souvent dans la « hustle culture » (la valorisation du surmenage professionnel comme unique moyen de gagner le respect des autres ndlr.) c’est une pression à afficher des revenus à six chiffres. Gagner gros, c’est le minimum. Et je pense que les jeunes hommes sont nombreux à courir après cet objectif. J’ai découvert une culture où le besoin d’être riche est une vraie valeur, avec l’idée que si un homme n’a pas des revenus à six chiffres, il n’est rien.
Dans votre livre, vous parlez beaucoup des personnes issues de milieux très modestes se tournant vers une carrière d’influenceur⋅euse. L’une de celles que vous avez interrogées a déclaré « investir dans son avenir » en passant sous le bistouri. Peut-on encore affirmer que l’industrie des influenceurs laisse sa chance à tout le monde ? Si on doit dépenser une fortune pour répondre aux critères physiques « du métier », peut-on encore prétendre qu’il est possible de réussir même sans avoir de pedigree ou bénéficier du réseau de papa-maman ?
Oui et non. Beaucoup de jeunes hommes attirés par cette culture de l’ultra productivité affichée (en ce moment autour des crypto monnaies ou des NFT, par exemple) veulent se faire une place dans les milieux d’affaires. En d’autres termes, ils veulent bosser pour Goldman Sachs – décrocher un job dans un secteur où l’on est grassement payé. Mais ces mêmes secteurs sont élitistes et plutôt fermés, on s’y recrute entre semblables. Et je n’ai pas vu beaucoup d’influenceurs correspondant à cette image. Quand je les regarde, je vois plutôt des gens qui cherchent à exploiter un filon. Internet leur offre des moyens de créer l’illusion d’un succès financier – sans devoir débourser trop d’argent. En revanche, quand on vise un statut d’influenceurˑeuse en raison de son physique ou qu’on veut s’attirer les faveurs d’une marque, oui, il y a clairement des dépenses – matériel de prise de vue, vêtements – pour lesquelles les aspirants influenceurs s’endettent souvent.
À votre avis, pourquoi le monde de l’influence séduit-il tellement la génération Z et, dans une certaine mesure, les millennials également ? Comment la perspective d’une possible carrière dans le secteur de l’influence a-t-elle modifié les projections d’avenir professionnel des jeunes générations ?
Internet fait désormais fondamentalement partie de la culture humaine, notamment chez les moins de quarante ans. On rencontre son âme sœur sur Tinder ou Hinge. C’est devenu notre moyen de communication et une part essentielle de nos vies. Or, on entend de plus en plus parler des revenus générés sur Internet, et tout cela paraît accessible, à portée de main. Pour gagner de l’argent facilement, il suffirait désormais de faire du contenu ! Pour les personnes qui savent qu’elles ont peu de chance de décrocher un emploi au sein d’une banque d’investissement - parce qu’elles n’ont pas les bons diplômes, sont issues de minorités ou sont des femmes - un boulevard semble s’être ouvert. Et depuis deux ans, le Covid a accéléré la grande migration en ligne, avec Internet perçu par un nombre croissant d’utilisateurs comme le seul et unique eldorado.
Il semble plus facile de devenir influenceur⋅euse que de suivre une voie professionnelle classique. Un des revers de la médaille est une frontière complètement brouillée, chez ces influenceursˑeuses, entre leur travail et leur propre personne. Comment cela impacte-t-il leur perception d’eux⋅elles-mêmes ?
Je ne vais pas dire qu’il s’agit là d’une tendance totalement nouvelle : le fait de s’identifier à son travail ne date pas d’hier. Il y a un sentiment partagé par tout le monde, et de plus en plus présent, que notre valeur est intimement liée à notre activité professionnelle. La société nous attribue un statut en fonction du travail que nous faisons. Dans l’industrie de l’influence, la personne est à la fois le produit et le vendeur. Cela relève encore plus de la vie personnelle, avec une érosion du périmètre « boulot ». Chez certaines personnes, le physique est un outil de travail : la frontière entre l’espace public et l’espace privé est encore plus mince. Vous perdez votre anonymat, votre vie déballée devient un produit de consommation. Ce n’est pas sans générer des problématiques psychologiques.
Pensez-vous qu’il puisse y avoir une quelconque forme de longévité dans ce genre de métier ?
Je pense que l’industrie de l’influence est très loin d’avoir atteint son apogée. Il est d’ailleurs étonnant de voir comment la définition de la célébrité a changé. Ce que je veux dire par là, c’est que nous sommes à une époque où 30 000 followers suffisent à faire de vous une sorte de star. Ce sont des chiffres donnés par l’autorité de régulation de la publicité au Royaume-Uni. La célébrité est devenue bien plus accessible, et beaucoup de gens gagnent leur vie en animant leur communauté de followers, où ils sont effectivement des stars à leur niveau. Être vraiment connuˑe, toucher le grand public, en revanche, est bien plus difficile. Vous pouvez être à côté de quelqu’un avec 100 millions de followers et personne ne sait qui c’est. L’univers de l’influence est en réalité composé de nombreux écosystèmes. La célébrité telle qu’on la définissait avant, à savoir une référence commune à toute la population, existe de moins en moins – et ce n’est que le début.
Au cours de votre enquête, quels impacts avez-vous observés sur le psychisme de ces jeunes ?
Je ne me suis pas penché en détail sur la question, mais beaucoup de ceux et celles avec qui j’ai parlé étaient en train de développer des formes d’anxiété et une relation maladive à leur portable. Ces gens-là avaient la sensation que le monde les regardait en permanence. Ce sont des choses qui doivent nous interpeller.
Cette industrie, c’est un peu le Far-West : il n’y a rien pour réguler l’exploitation dont certain⋅es peuvent être les victimes, pas de contre pouvoir, rien qui ne soumette les influenceurs⋅euses à un devoir de transparence.
À l’heure actuelle, on est démuni côté régulation et modération. Il y a par exemple des chaînes avec des millions d’abonnés : les personnes censées réguler sont dépassées. Cela dit, il y a sûrement des solutions à trouver du côté de la tech et des logiciels, le sujet n’a pas du tout été creusé à mes yeux. Encore faudrait-il qu’on y voie une quelconque priorité.
Beaucoup d’entrepreneursˑeuses sont jeunes et ont du mal à accorder leurs choix business et ce qu’ils postent sur leurs réseaux, avec leur propre éthique. Mais y a-t-il vraiment une voie pour une influence qui serait intégre ?
Pour moi, l’enjeu est plutôt du côté des plateformes, et de ce qu’elles choisissent ou non de mettre en avant, de valoriser. Nous sommes tous présents sur des plateformes qui nous “récompensent” lorsque nous agissons comme elles le demandent (avec des likes etc.), et nous agissons tous en suivant ses règles… Mais lorsque quelqu’un peine à satisfaire ses besoins matériels avec un emploi classique, il est plus susceptible de tomber dans ce type de business en apparence lucratifs. Et pour moi il faut surtout observer les circonstances qui poussent les gens à agir de la sorte. Le but n’est pas de savoir qu’un individu publie “telle chose” ou “telle autre”. La question est de savoir quelles sont les plateformes et les personnes qui l’amènent à se comporter ainsi afin de gagner sa vie ? C’est ça, pour moi, le seul et véritable enjeu.
Photos : Betty Zapata
Traduit de l’anglais par Sophie Lecoq
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