Télétravail pour les personnes LGBTQI+ : un répit face aux discriminations ?
16 mars 2022
7min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste Modern Work @ Welcome to the Jungle
En France, environ 8% des personnes LGBTQI+ pensent que faire son coming out au travail est un avantage, contre 43% aux États-Unis. Certain·e·s vont même jusqu’à considérer cela comme un risque pour la progression de leur carrière. Pire, au moins 54% d’entre elles déclarent avoir subi des discriminations sur leur lieu de travail. On aurait pu penser que le télétravail allait réduire ce genre de problèmes en permettant l’émergence d’un mode de travail plus “safe”. Tout ne semble pourtant pas plus rose dans la vie des personnes LGBTQI+ qui travaillent à distance. Là où certain·e·s voient l’opportunité parfaite pour avoir plus de contrôle sur leur espace de travail, d’autres ont plus de difficultés à sortir du placard. Alors comment les personnes LGBTQI+ vivent-elles le télétravail ? Décryptage.
Webcam activée et fenêtre Zoom ouverte, je rencontre Élodie (1), jeune femme lesbienne de 29 ans avec un verre de jus de fruit à la main. Au moment où nous réalisons l’entretien (le 4 février 2022 ndlr), l’association où elle travaille accorde deux jours de télétravail par semaine, ce qui correspond aux obligations gouvernementales. Pour elle, le télétravail rime globalement avec : peu de contacts extérieurs, mais plus de flexibilité dans ses horaires pour descendre dans la librairie en bas de chez elle, un des rares lieux culturels queer de sa ville d’Occitanie.
Jusque-là, une expérience du télétravail assez banale. Pourtant, là où ça se complique, c’est lorsqu’elle se retrouve avec sa compagne : « Ma conjointe n’est pas “out” dans son milieu professionnel. Quand on est toutes les deux en télétravail, ça peut donc poser des conflits car nous vivons dans un T1 bis avec une chambre et que ses collègues ne sont pas censés m’entendre… Donc quand on est en visio, l’une de nous est obligée de changer de pièce ! Ça peut poser des difficultés dans l’organisation. »
Passage au tout numérique : même les discriminations ?
En temps normal, les personnes LGBTQI+ rencontrent déjà plusieurs difficultés au travail en présentiel. Pour Line Chamberland, sociologue québécoise spécialisée dans l’exclusion des minorités sexuelles et de genre dans les milieux de travail, elles font face aux discriminations explicites mais aussi détournées comme la mise à l’écart « notamment lorsqu’il y a des enjeux de promotion ». Les discriminations liées au genre sont très présentes pour les personnes transgenres : « Dans le milieu du travail, les vêtements, les toilettes et les vestiaires sont souvent genrés donc il y a des difficultés qui peuvent en résulter en période d’affirmation de genre. » Selon la sociologue, elles ont davantage de problèmes au niveau de l’accès à l’emploi. En ce qui concerne les discriminations en télétravail, il n’existe pas suffisamment de données : « Mais on peut penser que les discriminations informelles, du type mise à l’écart, peuvent être renforcées car on est moins là pour développer des liens et des alliances. On peut rater des informations. » Pour Line Chamberland, un des plus gros risques du télétravail, c’est d’aggraver l’isolement : « Ça coupe les personnes LGBTQI+ des sources de soutiens qu’elles peuvent avoir. Il y a plus de personnes qui sont isolées à l’avance, qui vivent seules ou qui ne sont pas en bons termes avec leur famille. On sait que comparativement, les personnes LGBTQI+ ont plus de difficultés en termes de santé mentale et physique. »
Les discriminations derrière l’écran, Élodie (1) les craint également : « Une des formes qu’elles pourraient prendre, ce serait le cyberharcèlement. Sauf que là, les harceleurs n’ont pas cette crainte de se faire opposer physiquement. Et il peut y avoir le fait de se dire que c’est pas si grave parce que ce n’est pas physique justement. » La travailleuse en association voit aussi le télétravail comme un frein à la prévention : « Au boulot, on a tous les affichages obligatoires avec les numéros anti-harcèlement et des publications liées à ça. Que ce soit en termes de médecine du travail ou du droit du travail, il n’y a pas d’affichage en distanciel. »
L’impression qui ressort principalement, c’est de devoir toujours marcher sur des œufs. En présentiel, il y a toujours le poids des stéréotypes qui associent les gays à la féminité et les lesbiennes à la masculinité, et en télétravail « c’est un peu plus détendu car on est à la maison et on nous pose donc moins de questions personnelles » explique la chercheuse québécoise. Cela reste plus complexe pour les personnes transgenres : elles peuvent ne pas allumer leur caméra et échapper aux toilettes genrées mais elles sont plus susceptibles de rencontrer des difficultés en ce qui concerne « la question de la voix ou les informations numériques avec le prénom de naissance (aussi appelé deadname ndlr) ». Pour les personnes intersexes, il y a très peu d’informations (quelques rares recherches) et la plupart ne parlent pas ouvertement de leur intersexuation. Le fait d’être derrière un écran crée une difficulté supplémentaire : « La vulnérabilité de départ et les facteurs d’isolement rendent plus complexe le fait de décoder ce qu’il se passe, qui sont les allié·e·s ou de faire face aux discriminations. »
Un peu de répit face aux micro-agressions
Et puis, il y a les micro-agressions. Tous ces commentaires, “blagues” ou questions intrusives qui portent sur l’intimité et la sexualité, et peuvent créer un climat de travail désagréable. Marc, ingénieur gay de 25 ans en région parisienne, travaille dans une entreprise qu’il estime être assez « classique dans les mentalités ». Il parle de sa vie personnelle uniquement aux collègues de son âge, mais n’hésite pas à prendre la parole face aux propos déplacés. « Parfois, il faut un peu éduquer certain·e·s collègues sur des questions LGBTQI+. Par exemple, une fois j’ai dû reprendre un collègue sur le sujet de l’interdiction au don du sang aux mecs gays. » Pour Marc, le télétravail permet de limiter ce genre d’interactions : « Chez moi, c’est un endroit familier et je n’ai pas à aller voir machin à droite, à gauche. Je n’ai pas à avoir peur du regard qu’une personne va me porter si je ne la connais pas. »
Là aussi, pas de chiffres sur la question, mais Line Chamberland confirme la sensation de Marc : « En télétravail, il pourrait y avoir un répit en ce qui concerne les micro-agressions parce qu’il y a moins de contextes où celles-ci vont survenir. Tous les moments de sociabilité informels, qui étaient propices aux propos plus ou moins déplacés, les pauses, les déjeuners, les rencontres après le travail ont disparu. Si on se croise juste en réunion par écran interposé, on est concentré sur les objectifs à remplir ! »
Difficile coming out
Élodie (1), elle, n’a jamais rencontré de problème concernant son orientation sexuelle au travail. Elle estime cependant que « le virtuel peut faciliter les choses », notamment pour amoindrir la peur de la réaction de l’autre lors d’un coming out. La sociologue québécoise a plus de réserves : « Il y a très peu de gens qui font cette annonce pendant les tâches de travail. Généralement, les gens le font dans les moments informels, en profitant des conversations quotidiennes. Si on enlève les moments informels cela laisse donc moins d’espaces pour faire son coming out » explique la sociologue, qui valide cependant le fait que pour celles et ceux qui ne veulent justement pas dévoiler leur vie personnelle, le télétravail peut être un vrai plus. Un avantage que confirme Marc, out auprès de la plupart de ses collègues : « Je pense que le télétravail peut être bien pour les personnes introverties, si elles ne veulent pas faire leur coming out en direct. »
De son côté, Vincent, assistant chef de produit, ne cache pas du tout le fait qu’il est gay. Ce qui ne l’empêche pas de rester prudent : « C’est vrai que quand je suis dans un contexte de travail, j’ai toujours peur de faire mon coming out parce que les gens ont tendance à vite changer la perception qu’ils ont de toi et ça peut engendrer une sorte de curiosité » assure le vingtenaire. « Quand tu arrives dans un lieu de travail, tu te dis toujours : “À quel moment je vais devoir faire mon coming out ?”. Commencer un nouveau job est déjà stressant en soi, mais ça rajoute toujours une appréhension supplémentaire de se demander si tout va bien se passer à l’annonce. » Lui qui n’a pas eu beaucoup de jours de télétravail, pense tout de même que cela peut enlever un poids : « Si j’avais eu plus de télétravail, j’aurais moins eu cette appréhension de devoir être confronté à de possibles regards homophobes. Au moins s’il y a un souci, tu te dis que tu ne croises les personnes que deux jours par semaine. »
L’orientation sexuelle ou l’identité de genre d’une personne est parfois devinée en fonction de signes interprétés par les collègues. Élodie (1) estime que le télétravail peut en partie atténuer cela : « Je pense que ça peut protéger dans le sens où l’on capte moins d’informations. Parce que lorsque tu ne vois les autres que par le prisme de l’écran, tu perds énormément de mimiques corporelles, d’attitudes etc. » développe-t-elle. Cependant, le décodage est brouillé dans le sens inverse. Dans la gestion du coming out en présentiel, Line Chamberland explique qu’il y a des problématiques spécifiques : « Les personnes LGBTQI+ vont souvent essayer de décoder les attitudes et les signes dans leur milieu de travail. Elles vont tenter de décoder le degré d’ouverture de leurs collègues, voir s’il y a des allié·e·s, et bien réfléchir aux enjeux avant de faire leur coming out. » Un argumentaire que valide finalement Vincent : « C’est vrai que c’est en présentiel que l’on voit les vraies opinions de tout le monde… C’est là où les masques tombent ! »
Quand les personnes LGBTQI+ se réapproprient les outils du télétravail
Avec la transposition du travail dans la sphère numérique, la plupart des personnes LGBTQI+ ont dû développer de nouvelles méthodes, et en utiliser d’autres déjà connues, pour éviter les situations risquées. Marc explique qu’il lui arrive parfois de faire du code switching : « Quand je suis en réunion, je mets mon costume d’hétérosexuel, et zou ! » plaisante-t-il. « En vrai je change un peu d’attitude mais je le fais sûrement inconsciemment. » Pour lui, s’adapter au télétravail, c’est aussi avoir un potentiel outil à ses côté qui peut l’aider en cas de problème, comme pouvoir garder des traces de discussions conflictuelles : « Si tu te confies à quelqu’un sur une messagerie, elle peut prendre un screenshot et l’envoyer à quelqu’un d’autre en disant “Regarde ce qu’il m’a envoyé” si elle est mal intentionnée et qu’elle veut faire du cyberharcèlement. C’est pas mal d’avoir des traces maintenant. »
Les outils numériques utilisés permettent en partie d’afficher les pronoms, ce qui est une bonne chose selon Vincent : « Personnellement, je mets mes pronoms sur les réseaux sociaux. Je ne pense pas que l’expression que je fais de mon genre puisse prêter à confusion mais ce n’est pas forcément le cas pour les personnes transgenres et non-binaires donc c’est important de le mettre. » Là aussi, la sociologue exprime quelques inquiétudes : « Si quelqu’un affiche un pronom comme “iel” dans un milieu de travail où il n’y a jamais eu de questionnements sur ce sujet-là, est-ce que l’outil rendrait cela favorable ? Cela pourrait susciter des questions mais cela dépend finalement du milieu de travail plus que de l’outil. »
Là où le télétravail semble pouvoir surtout aider les personnes LGBTQI+, c’est sur les charges mentales quotidiennes. L’assistant chef de produits y voit une possible forme de libération : « Une personne LGBTQI+ ne va pas forcément se sentir à l’aise dans un environnement professionnel en présentiel et va peut-être se dire qu’être en télétravail, ça évite d’avoir la pression de potentielles discriminations. Plus de charge mentale par rapport à ça, c’est moins d’attention allouée à la productivité ! » avance Vincent, avant de conclure : « C’est très capitaliste de dire ça, mais ça peut affecter les performances et on devrait donc selon moi avoir le choix du télétravail. »
(1) Le prénom de la personne interrogée a été anonymisé.
Article édité par Clémence Lesacq ; Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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