Faut-il payer ses salariés pour démissionner ?
23 nov. 2023
5min
Mise en place par le géant Amazon voilà près de dix ans, « The Offer » permet aux employés de quitter leur poste moyennant une prime de 1 000$ minimum. L’objectif ? Ne conserver que les salariés les plus investis. Une démarche synonyme de coup de génie ou d’ineptie ? Décryptage.
Non, il ne s’agit pas d’un nouveau TV show américain. « The Offer » est une invention du titan Amazon, appliquée à toutes ses antennes dans le monde. Depuis 2015, en France, les salariés en CDI peuvent ainsi démissionner « en échange d’une prime pouvant aller jusqu’à 8 000 euros en fonction de leur ancienneté, explique une porte-parole du groupe. Il s’agit d’accompagner ceux qui ont des projets personnels ou envie de faire autre chose avec un soutien financier. »
Cette prime n’est, cependant, pas proposée à tous les salariés. Trois conditions doivent être remplies : être en CDI depuis 1 an minimum, avoir un projet professionnel par la suite et être conscient de la portée de sa démission. Elle possède également un cadre temporel : les salariés peuvent en bénéficier entre le 23 janvier et le 5 février, la période succédant au pic d’activité de Noël et aux entretiens de fin d’année. Sachant que la prime est d’autant plus importante, selon la participation des salariés aux « peaks » de fin d’année.
Une technique qui a du bon…
Avantage n°1 : fidéliser les salariés
Il y a plusieurs manières de considérer la prime à la démission. En voyant le verre à moitié plein, on peut estimer qu’elle peut agir en faveur de la rétention des salariés. « The Offer d’Amazon est indéniablement une stratégie novatrice, visant à retenir les employés les plus engagés et motivés au sein de l’entreprise, contribuant ainsi à la productivité et à la qualité du travail », souligne Céline Méchain, DRH freelance et experte du Lab. Elle ajoute que cette prime peut aussi renforcer la fidélité des employés qui choisissent de rester, sachant qu’ils sont appréciés et que cette option est à leur disposition.
Avantage n°2 : anticiper les départs
RH à temps partagé, Nadia Henner a, elle-aussi, trouvé des vertus à cette prime à la démission. Elle a d’ailleurs proposé à l’un de ses précédents employeurs la mise en place de ce qui s’apparente à une prime de départ. L’idée ? Proposer dès la phase de recrutement une option de sortie, au bout de deux ans et demi. « Les personnes auraient pu quitter l’entreprise six mois après, avec une prime couvrant au moins l’équivalent des indemnités légales d’une rupture conventionnelle », précise-t-elle. Dans l’esprit de la RH, cette mesure -finalement retoquée par la direction- renforçait l’attractivité de l’entreprise pour les nouveaux entrants, et assurait une meilleure transmission des savoirs. Si les salariés décidaient de partir, ils devaient encore passer six mois dans la société, ce qui permettait d’anticiper davantage le recrutement du remplaçant.
Avantage n°3 : lutter contre un taux de turnover trop faible
Beaucoup d’entreprises se targuent d’avoir un taux de turnover bas. Et pour cause, celui-ci semble indiquer que les salariés sont heureux dans leur entreprise. Mais pour Nadia Henner, qui a notamment travaillé dans le secteur traditionnel de l’industrie, il est important de renouveler le corps social. « J’avais du mal à le faire entendre aux dirigeants, mais il ne faut pas oublier que la pire chose est que des salariés restent pour de mauvaises raisons », affirme-t-elle. Dans la même veine, Thomas, DRH dans le secteur de la food souligne que donner une prime à la démission coûte bien moins cher que de payer un salaire à un individu qui n’est pas ou plus engagé.
Avantage n°4 : se séparer plus rapidement
Si la prime pensée par Nadia Henner va plutôt dans le sens d’une meilleure anticipation des départs, on peut aussi voir le sujet différemment, selon les modalités d’application. « Par rapport à une rupture conventionnelle, qui est tout de même le procédé qui se rapproche le plus de la prime à la démission, l’avantage est que le départ peut être bouclé encore plus rapidement », affirme encore Thomas.
…ou l’arnaque du siècle ?
Écueil n°1 : une inadéquation avec la culture française
Maintenant, voyons le verre à moitié vide. Pour Céline Méchain, la prime à la démission semble moins compatible avec la culture du travail en France. « Préférer récompenser et investir dans les employés qui restent semble être plus en phase avec les attentes des travailleurs français », estime-t-elle. Élise Fabing, avocate en droit du travail et experte du Lab, s’interroge elle-aussi sur le sens du message accompagnant une telle mesure : « Comment un salarié peut-il se sentir encore désiré par son employeur s’il lui propose de partir moyennant une prime ? Cela peut ressembler à une manière de se débarrasser des gens à moindre coût, en évitant les licenciements économiques. » Pour Céline Méchain, la prime à la démission pourrait effectivement être mal perçue par les employés et les syndicats, susceptibles d’y voir une forme de désengagement de la part de l’employeur. « Telle que définie par Amazon, cela paraît peu équitable pour les salariés qui restent et ont également contribué durant les pics d’activité critique », affirme-t-elle.
Écueil n°2 : le risque d’un consentement non libre et éclairé
D’un point de vue juridique, Elise Fabing estime qu’il n’existe pas de contre-indication à la mise en place d’une prime à la démission, si certaines conditions sont respectées. D’ailleurs, la Cour de Cassation semble avoir reconnu l’existence et la légalité de la prime à la démission. « Dans une décision datée de 2017, la Cour a en effet eu à se prononcer sur le traitement social d’une indemnité versée à des salariés volontaires d’une société ayant démissionné », peut-on lire sur le site de Juritravail.
Toutefois, Elise Fabing souligne la question du consentement libre et éclairé du salarié : « Comment peut-on s’en assurer, sachant qu’en démissionnant, le salarié ne peut pas bénéficier d’une allocation de retour à l’emploi ? Il faut faire très attention à ce que la mesure ne soit pas prise comme une incitation à la démission frôlant le harcèlement moral. » Amazon semble avoir trouvé la parade en posant la condition sine qua none que les démissionnaires présentent un projet professionnel pour la suite. Elise Fabing ajoute enfin que cette mesure collective lui semble peu adaptée à la variété de situations dans lesquelles peuvent se trouver les salariés.
Écueil n°3 : un effet d’aubaine pour les meilleurs
L’autre risque selon notre DRH anonyme est de créer un effet d’aubaine chez les meilleurs éléments. En plus de ne pas les retenir, la prime pourrait les pousser à partir. « C’est vrai qu’en proposant à un salarié de l’argent pour démissionner, on s’assure qu’il est attaché à sa boîte pour de bonnes raisons. Reste qu’on pourrait imaginer que les éléments qui ne présentent pas une bonne employabilité sur le marché ne prennent pas le risque, tandis que les meilleurs éléments, capables de retrouver rapidement un travail, pourraient y voir un effet d’aubaine : toucher de l’argent tout en changeant directement de job. »
Alors, pourquoi ne pas s’en tenir à la bonne vieille rupture conventionnelle ? Certes, il y a la question du timing. Mais « l’argument de la rapidité d’exécution me paraît contraire à la pratique en France », affirme Céline Méchain. En effet, un salarié qui quitte l’entreprise a besoin d’être remplacé et l’on connaît les délais du recrutement et des périodes de préavis. Si l’intérêt de The Offer se concentre uniquement sur le point de la rapidité, alors, « c’est le sujet de la réactivité dans les recrutements et les départs qu’il faut traiter dans son ensemble, mais The Offer ne saurait répondre à ce point dans sa globalité ». En somme, la rupture conventionnelle, parce qu’elle offre une approche légale et équilibrée pour les employés qui souhaitent quitter leur job, tout en préservant la réputation de l’entreprise, semble encore l’outil le plus facile à manier.
Certains prénoms ont été changé.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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