« Tout être humain a des prédispositions à être heureux, y compris au travail »
15 juil. 2021
7min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste
“Travail, mon beau travail, dis-moi ce qui me rend heureux·se…” Marguerite Morice est docteure en psychologie. Alors qu’elle passe son master de recherche, elle constate qu’on en sait peu sur le concept de bonheur au travail. Pire, le sujet manque d’une assise scientifique forte. Qu’à cela ne tienne, elle a planché six ans sur le sujet avant de publier sa thèse en 2019 : “Être heureux au travail : vers un modèle explicatif du bonheur au travail” soutenue à l’École doctorale de Nanterre. Alors que les confinements successifs ont mis nos nerfs à rude épreuve, que nous sommes fatigués du télétravail et que les burn out explosent, nous avons plus que jamais besoin de comprendre ce qui nous rend heureux en entreprise. Et surprise (?), ce n’est ni l’argent, ni notre sexe ni même - et c’est étonnant - nos traits de personnalités qui déterminent à 100% notre niveau de contentement. Marguerite Morice nous parle de sa nécessaire “échelle de bonheur au travail”. Interview.
Votre thèse revient sur la définition du bonheur. Être heureux au travail, ça veut dire quoi ?
Marguerite Morice : Être heureux au travail c’est trouver une cohérence entre la personne que l’on est (sa personnalité, ses aspirations, ses désirs, ses besoins etc.) et l’environnement de travail dans lequel on évolue, c’est-à-dire l’environnement réel, tel qu’on l’évalue et tel qu’on le ressent.
Cette équation était déjà compliquée avant la pandémie, mais aujourd’hui, avec la fatigue générale qui nous saisit, la surcharge de travail ou au contraire le chômage et la distance physique qui pèsent sur notre relation au travail, le bonheur dans la vie pro n’est-il pas carrément devenu une utopie ?
Clairement, la pandémie pèse lourdement sur la vie au travail et hors travail des personnes. Cependant, dans certaines grandes entreprises, elle a aussi confirmé que certains cadres pouvaient réussir à travailler différemment tout en répondant aux attentes de l’entreprise. Le télétravail a permis, pour certains métiers, de trouver plus de cohérence et d’équilibre entre le salarié et son environnement (travail et privé). Quelques entreprises prennent effectivement en compte ces observations pour améliorer les conditions de travail de leurs cadres.
Vous avez créé une “échelle francophone de Bonheur au Travail” (EBT), comment l’avez-vous construite et validée ?
Ce travail de recherche a été confronté à deux difficultés : d’une part, des incompréhensions ou des incohérences subsistaient dans la définition même du bonheur et, d’autre part, il n’existait pas de modélisation du bonheur au travail sur laquelle s’appuyer. Je me suis basée sur le modèle PERMA de Martin Seligman (l’un des fondateurs de la psychologie positive, NDLR). Selon ses premiers travaux, le bonheur est structuré en trois composantes, à savoir le sens donné au travail, les émotions positives et l’engagement. C’est ce qu’il appelle « le bonheur authentique ». Progressivement, ses recherches l’ont amené à mettre en évidence deux autres composantes, à savoir les relations positives et l’accomplissement. Mes travaux se sont appuyés sur ce modèle en cinq composantes pour créer et valider une échelle de bonheur au travail unidimensionnelle composé de neuf items : le plaisir, l’utilité, le respect des valeurs, l’éthique de l’entreprise, l’espoir pour l’avenir de l’employé, la possibilité d’apprendre de nouvelles choses, l’investissement, la liberté dans le travail et, enfin, la reconnaissance.
“Composantes”, “items”… Lorsque l’on vous écoute, on a presque l’impression d’une approche “Start-up nation” du bonheur…
Il est vrai que cela rejoint la méthodologie classique du marketing, mais l’approche est différente. À savoir que l’on s’est basé sur un travail théorique très important, assez fastidieux, parce qu’on partait d’une feuille vierge. En sciences humaines et plus particulièrement en psychologie, la méthode d’enquête utilisée pour la création d’un outil de type échelle d’attitude se décompose comme suit : une recherche documentaire donnant un soubassement théorique au travail, des entretiens, des analyses de contenu, la création d’items, la passation de l’outil sur un effectif large et la vérification de ses caractéristiques psychométriques (sensibilité des items, fidélité et validité de l’outil notamment). L’objectif de ma thèse était de proposer aux entreprises et plus particulièrement aux managers ou aux RH un outil solide, hyper court en un one shot, avec une véritable assise scientifique afin qu’ils puissent aider les salariés à se sentir bien ou mieux dans leur travail. Cette échelle est assez courte et permet ainsi d’avoir une lecture rapide et efficace de la perception des salariés. La passation se fait par auto évaluation et peut être prolongée par un entretien.
Comment lire cette échelle ? Que peut-elle apporter aux salariés et/ou aux patrons ?
La première chose à voir c’est que les neuf items de l’échelle n’ont pas de rapport hiérarchique (aucun des critères nommés ci-dessus ne prévaut sur l’autre, NDLR), et que l’on obtient donc un score par item (sur 5 points) et un score global (sur 45 points). Le niveau de bonheur au travail peut ainsi être déterminé finement pour chaque salarié mais aussi pour une équipe de travail. En s’appuyant sur un item, on peut aussi savoir si globalement, les salariés se sentent reconnus dans leur travail par exemple. Il peut être intéressant de constater ce qui fonctionne bien dans l’entreprise et ce qui fonctionne moins bien. Cette échelle peut constituer un outil RH précieux.
Le bonheur au travail est le fruit d’une adaptation réussie. Cela nécessite une remise en question permanente et d’accepter qu’il y ait des périodes de flottement, de latence, de réajustements, pour le salarié et pour l’entreprise.
La crise Covid a pourtant bousculé la hiérarchie de nos propres priorités : certains se rendent compte qu’ils ne veulent plus autant travailler, d’autres que leurs collègues leur importent plus qu’une simple mission etc. Votre échelle reste-t-elle toujours valable ?
Oui, plus que jamais. Par exemple, dans une étude portant sur le bonheur au travail pendant la pandémie, que j’ai présentée à la Journée Francophone de Psychologie Positive le 14 juin dernier, j’ai montré que le score obtenu par les cadres avant et pendant la pandémie n’était pas significativement différent. Même si, il est vrai, certains items ont été impactés. Par exemple, l’item “J’ai des occasions pour apprendre de nouvelles choses dans mon travail” présente des scores plus élevés pendant la pandémie. Bien sûr ces résultats restent à confirmer par d’autres recherches mais l’accélération de la digitalisation du travail pendant la pandémie semble bien perçue par les cadres.
“Success is a moving target”, comme le disait déjà Robert Cain en 1979. Le bonheur au travail est-il lui aussi une cible mouvante ?
Oui, on peut dire que le bonheur au travail est une cible mouvante puisque le travail tout comme l’être humain sont en perpétuelle évolution. Le bonheur au travail est le fruit d’une adaptation réussie. Cela nécessite une remise en question permanente et d’accepter qu’il y ait des périodes de flottement, de latence, de réajustements, pour le salarié comme pour l’entreprise.
Ce dont on se rend compte, c’est que n’importe quel salarié qui est autonome, qui a une liberté d’exécution, de travail, et qui se sent responsable et reconnu dans la responsabilisation de son travail va se sentir plus heureux
Dans votre étude, l’extraversion et l’ouverture sont positivement corrélées avec le bonheur au travail. Pas de bol, je suis introverti·e, suis-je destiné·e à être malheureux·se au travail ?
Non ! Et justement, c’est une lecture très intéressante : il ne faut pas se tromper et catégoriser les personnes par rapport à leurs traits de personnalité. Oui, il existe des variables de la personnalité qui aident : l’enthousiasme, l’altruisme, le fait d’être assez consciencieux et d’avoir un fonctionnement émotionnel plutôt stable. Mais le psychologue doit aider la personne à acquérir une lecture de son fonctionnement et lui permettre de se sentir comprise et plus à l’aise au travail : “Tu es anxieux·se ? Ce n’est pas grave, on va te rassurer.” Car tout être humain a des prédispositions à être heureux, y compris au travail. C’est aussi important de s’accepter et d’être accepté tel que l’on est. C’est souvent le conflit intrapersonnel qui fait souffrir et lorsqu’on lâche, on est plus paisible. Et a contrario ce n’est pas parce que tu as une dimension extraversion forte que tu vas être heureuse. Il existe une vraie richesse dans la mixité pour un bonheur partagé.
Pour autant, selon vos résultats, les cadres supérieurs et les postes de direction sont plus heureux que la moyenne ! Plus que l’extraversion et l’ouverture, pour être heureux, faut-il être le boss ?
Dans nos recherches, nous avons recensé le “statut perçu”. Autrement dit, on peut tout à fait avoir un·e cadre supérieur·e qui se perçoit comme exécutant·e. Ce dont on se rend compte, c’est que n’importe quel salarié qui est autonome, qui a une liberté d’exécution, de travail, et qui se sent responsable et reconnu dans la responsabilisation de son travail va se sentir plus heureux.
Vous n’incluez pas l’argent dans votre échelle… Moi, ça me rend heureuse quand on me paye cher pour mon travail.
On n’est pas dans un monde de Bisounours, l’argent compte. Néanmoins, lors de nos recherches, nous avons constaté que ce n’est pas ce qui prime. Le plaisir, l’apprentissage et l’utilité sont classés avant l’argent. Ça ne veut pas dire que la rémunération n’a pas son importance, mais les personnes qui ont 5 à 10 ans d’expérience professionnelle auront tendance à choisir un travail dans lequel elles se sentent plus heureuses, même si la rémunération est moins importante.
Utiliser la carte du bonheur de la part des employeurs pour rendre les gens plus productifs, n’est-ce pas au mieux antinomique, au pire un peu cynique et surtout archi culpabilisant ?
Il faut faire attention à l’injonction du bonheur au travail en général. Le concept de bonheur au travail est nouveau, on s’y intéresse beaucoup sans qu’il y ait souvent une assise scientifique claire. Donc il ne faut surtout pas tomber dans cet écueil, sous peine, pour l’employé, d’être en position d’échec. L’objectif n’est pas de forcer les personnes à être heureuses, parce que ça serait complètement absurde. Il existe dans le bonheur une notion de liberté. L’initiative de la personne est primordiale. Je pense qu’il faut être dans une démarche d’ouverture et de proposition. Ce qui est déroutant, c’est qu’on a envie d’avoir un modèle bien cadré qui nous permette, comme par magie, de nous sentir heureux. Une sorte de recette magique pour un gâteau fantastique. Sauf qu’à chaque personnalité son gâteau, pour filer la métaphore. Et certains vont être à la pistache, aux pralines ou aux fraises…
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Photos by Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Clémence Lesacq
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