Faut-il avoir un travail "essentiel" à la société pour lui trouver du sens ?
07 avr. 2020
11min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Le monde tourne au ralenti. Et c’est une première pour nous tous. À nous qui vivions à 100 à l’heure, pris dans une éternelle course à l’efficacité, on a demandé de diminuer la cadence et de rester chez nous. S’il y a encore des salariés qui se déplacent pour aller travailler et assurent en première ligne, les autres, qui ne sont pas « indispensables au bon fonctionnement de la nation », sont confinés et généralement taraudés par un sentiment d’impuissance qui les mène souvent à l’introspection, voire à la remise en question. C’est d’ailleurs ce que nous indique le dernier sondage YouGov publié par Society : pour 56% des Français, cette crise aurait permis de redéfinir ce qui était vraiment important pour eux et 40% souhaiteraient un changement radical dans la société. Des chiffres qui nous montrent bien que si les récents événements nous bouleversent et nous troublent tous, ils rebattent aussi les cartes des métiers : difficile pour certains de déterminer le rôle qu’ils ont à jouer aujourd’hui, pour sortir de cette crise, et demain, dans la société “post-crise”. Alors que certaines professions se montrent plus indispensables que jamais et d’autres sont à l’arrêt total, comment la crise a changé la donne en matière d’utilité sociale ? Cela peut-il affecter le sens que nous mettons dans notre travail ?
Une crise qui distingue les jobs “utiles” des jobs “inutiles”
Sentiment d’inutilité quand tu nous tiens…
Théo est ingénieur-commercial dans une grande entreprise de maintenance aéronautique. À en croire son entourage, ses amis d’école et ses confrères, il a “bien réussi sa vie.” Pourtant, ce prestige a peu de valeur pour lui : « Un ingénieur aéronautique, est toujours un peu perçu comme l’élite des métiers de l’ingénierie. Mais moi, je ne me suis jamais senti “supérieur” par rapport à ça… En fait, ma mission dans cette compagnie aérienne, c’est de vendre les ressources de maintenance (matériel, espaces, mécaniciens, etc) non utilisées par mon entreprise à d’autres compagnies. C’est un job qui me plaît assez, mais je me suis toujours questionné sur son utilité… Je suis issu d’une famille de profs et j’ai toujours trouvé qu’enseigner était bien plus utile à la société. Mon seul but, c’est d’enrichir ma boîte et ses actionnaires… »
Un sentiment réveillé et exacerbé par la crise que nous traversons : « Là, je travaille encore à 40%, mais bientôt, je n’aurais clairement plus d’activité. Et le monde ne s’arrêtera pas de tourner. Je réalise que si demain il y a un cataclysme, c’est ceux qui font des choses de leurs mains qui seront utiles à la société. Le maçon est plus utile que l’ingénieur. Pourtant, il y a beaucoup de gens qui se sentent importants de par leur statut professionnel… Sur LinkedIn, leurs CVs rayonnent. Mais en temps de crise, tu as beau avoir trois Masters, tu sers à rien mon gars, s’exclame Théo. Et a contrario, il y a beaucoup de métiers (comme ceux de caissiers, éboueurs ou livreurs) qui d’habitude sont peu valorisés ou dénigrés et qui, en ce moment, tirent la France à bout de bras ! »
Je réalise que si demain il y a un cataclysme, c’est ceux qui font des choses de leurs mains qui seront utiles à la société. - Théo, ingénieur
De nouveaux héros
En effet, ces professions, plutôt manuelles, sont souvent moins reconnues que les métiers prestigieux décrits par Théo, et pour certaines, plus précaires. En pleine crise, ce sont pourtant eux qui polarisent notre reconnaissance, que nous applaudissons à nos fenêtres et que nous remercions chaque jour ! Le confinement semble rappeler à tout le monde l’importance et l’utilité de ces métiers, même à ceux qui les exercent… Priscilla, 29 ans, est manager d’une pâtisserie portugaise à Bruxelles et réalise aujourd’hui l’importance de son métier : « À l’annonce du confinement, mon patron m’a demandé si je pensais qu’il fallait continuer d’ouvrir la boutique ou non, car les boulangeries ont le choix. Mais il y a beaucoup de personnes âgées qui viennent et mon quartier est très touché par le coronavirus, alors j’ai trouvé qu’il était plus sage de fermer. En ce moment donc, je ne travaille plus, mais j’ai des clients qui m’envoient des messages depuis le début du confinement pour me dire que je leur manque et qu’ils ont hâte qu’on réouvre ! Ça prouve bien que, pour les gens, ça reste important de pouvoir aller chercher du pain… Ce qui est fou, c’est qu’au départ, ce job en pâtisserie, c’était censé être un job temporaire, et là, j’ai beau être à l’arrêt, il n’a jamais eu autant de sens pour moi. Je me rends compte qu’au-delà du fait qu’il soit utile, il m’apporte beaucoup de joie. En tant que pâtissière, je ne me sens pas interchangeable… » La vision que l’on a de son métier dépend-elle donc de la vision que la société porte sur ce dernier ? Ou est-ce quelque chose de très personnel ? D’ailleurs, fondamentalement, y-a-t-il vraiment des jobs “utiles” et des jobs “inutiles” ? Des jobs “qui ont du sens” et d’autres qui n’en n’ont pas ?
« En tant que pâtissière, je ne me sens pas interchangeable. » - Priscilla, manager d’une pâtisserie
Bullshit job, or not. That’s the question
Selon la bien connue théorie sur l’utilité sociale des métiers de David Graeber, oui. Pour cet anthropologue et militant anarchiste qui avait, en 2018 publié le livre : Bullshit Jobs, a theory, une (trop) grande partie d’entre nous occuperait un “job à la con”. Carrément. Un job inutile, voire néfaste, à la société, mais souvent très valorisé : « Ceux qui occupent ces boulots à la con sont souvent entourés d’honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (…). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n’avoir rien accompli , (…) ils savent que tout est construit sur un mensonge. » écrivait-il. Ce sentiment d’inutilité, bon nombre d’entre nous peuvent le ressentir en ce moment, à l’heure où 5 millions de salariés sont concernés par le chômage partiel en France, et où parler de réunions et de process peut nous paraître bien futile… Mais ne pas être “indispensable à la société” fait-il forcément de notre métier un “job à la con” ? Une profession doit-elle forcément être utile pour être porteuse de sens ? Pour David Graeber, c’est à chacun de trouver la réponse puisqu’il s’agit avant tout d’un rapport subjectif qu’on entretient avec son travail et qu’il n’est pas question pour lui de hiérarchiser les métiers en fonction de leur utilité sociale. Mais alors, comment savoir ?
Un job inutile est-il toujours dénué de sens ?
Un job n’a de sens que celui qu’on veut bien lui donner…
La question est : faut-il “claquer sa dém’” si on ne sauve pas des vies ? Pour Thomas, qui anime des formations chez Switch Collective, un centre d’aide à la reconversion professionnelle, il faut avant tout déterminer le rôle qu’on a envie de jouer dans notre propre vie. L’idée de vouloir se rendre utile et changer la société est tout à fait louable et tentante - surtout en période de crise -, mais selon lui, il faut avant tout penser à soi : « J’incite souvent les personnes que je coach à penser à elles, à leur bien-être… » Vouloir s’engager pour une grande cause, c’est bien, mais ça ne doit pas être une obligation « On peut évidemment choisir un travail qui nous permet d’aider les autres, mais il faut que ça soit une motivation intrinsèque, qu’on sente qu’on a les compétences et l’expérience pour le faire. Ce qui compte, poursuit Thomas, c’est que notre travail nous fasse vibrer. D’ailleurs, je ne parle même pas vraiment de “travail” mais plus d’”activité”. L’idée, c’est de se dire : à quoi tu veux consacrer ta vie ? Une question qu’on pose souvent aux personnes qui se reconvertissent c’est : “quand tu seras vieux, qu’est ce que tu veux raconter de toi à tes enfants ?” » La question du sens de notre travail est très personnelle. L’idée, ce n’est pas d’exercer à tout prix un métier considéré par le plus grand nombre comme “utile”, mais de comprendre ce pour quoi voulons-nous nous lever le matin, ce qui nous galvanise.
« Je ne parle même pas vraiment de “travail” mais plus d’”activité”. L’idée, c’est de se dire : à quoi tu veux consacrer ta vie ? » - Thomas, coach professionnel
Aller retrouver nos collègues ? Cultiver notre créativité ? S’investir pour une cause qui nous touche personnellement ? Avoir un beau salaire ? Et puis, si nous travaillions uniquement pour assurer notre survie, que ferions-nous de tous les métiers du divertissement et de la culture par exemple ? Sont-ils considérés comme “indispensables” ? Non ? Et pourtant, que ferions-nous sans Netfl… Arte ? À chacun donc de choisir son cheval de bataille. À l’instar de Sandra, conseillère en stratégie pour un collectif d’artisans à Paris, qui s’est longtemps demandée si elle ne se battait pas contre des moulins à vent en orientant toute sa carrière vers un seul but : celui de revaloriser et perpétuer l’artisanat. En plein confinement, alors que son travail est mis à l’arrêt et que son nouvel objectif est de repeindre sa salle de bain, sa conviction aurait pu flancher. Mais, contre toutes attentes, pour cette passionnée d’artisanat, l’envie de porter ses valeurs à travers son métier n’a jamais été aussi forte aujourd’hui. D’ailleurs, quand elle parle des métiers de l’Art, on ne l’arrête plus ! « Aujourd’hui, surtout en période de crise, force est de constater que notre mode de consommation n’est pas viable et ça ne fait que renforcer mon engagement. Certes, faire appel à un ébéniste est plus coûteux qu’acheter un meuble Ikea, mais il faut tout de même veiller à préserver ce savoir-faire qui a une valeur dans le temps, qui a une valeur culturelle, et donc qui a toute son utilité ! »
… même s’il faut parfois une crise pour se le rappeler
Mais parfois, on perd l’essence de notre métier et nos objectifs personnels de vue, par la force des choses… « Avant le confinement, le but de mon travail me semblait parfois trop loin de moi. J’avais même mis un post-it sur mon bureau pour me rappeler pourquoi j’avais pris ce poste… » avoue Claire en riant (jaune). Responsable des relations et partenariats écoles et universités dans une start-up tech spécialisée dans l’IoT, sa mission ultime : rendre l’éducation accessible à tous. Paradoxalement, la crise que nous traversons l’a aidée à renouer avec son travail : « J’ai l’impression qu’en temps normal, on se retrouve vite à ne gérer que des mails et à faire des réus… Mais en ce moment, pour aider les écoles à donner des cours en ligne, on a dû être réactifs face à la situation. Et donc tous les éléments les plus superflus de mon travail ont été évincés. Je suis concentrée sur ce que je produis donc je peux voir les résultats réels de mon travail. Tout ça, ça me rappelle que c’est à moi de décider comment je fais mon job et ce que je dois prioriser pour qu’il ait toujours du sens à mes yeux. » Un discours qui - on l’espère - incitera chacun d’entre nous à travailler différemment après la crise… Demain peut-être, allons nous commencer à refuser certaines réunions pour se re-centrer sur le concret ? Demain peut-être, allons nous arrêter de passer notre temps à réfléchir à des process perméables à la moindre tempête ? Demain, peut-être, nous concentrerons-nous enfin sur la réelle valeur de notre travail ?
« Les éléments les plus superflus de mon travail ont été évincés. Je suis concentrée sur ce que je produis donc je peux voir les résultats réels de mon travail. » - Claire, responsable des relations et partenariats écoles et universités dans une start-up
C’est le cas de Maxime, qui a déjà prévu d’adapter sa manière de travailler après la crise pour donner plus de sens à son travail. Il est facilitateur, à son compte. Son but ? Aider des entreprises à déterminer la raison d’être de leur projet et les valeurs de leur équipe pour créer une forte culture d’entreprise. La baisse d’activité, il la vit de plein fouet et, forcément, ça l’a fait réfléchir… « J’ai toujours eu un fort engagement dans mon travail, je me suis toujours dit qu’il était utile pour les personnes que j’aidais, mais là, je me rends compte qu’il est loin d’être vital ! Du coup, au début, j’en ai presque remis en question mon orientation pro… » Questionnements qu’il a assez rapidement balayés : « Finalement, j’ai réalisé que je faisais un métier qui, pour moi, avait du sens. Et que c’était le plus important. En revanche, il y a de grandes chances pour que tout ça modifie ma manière de travailler dans le futur. Par exemple, j’étais déjà assez regardant sur les missions que je choisissais et l’éthique des entreprises dans lesquelles j’intervenais, mais je pense que je serai encore un peu plus radical sur ma manière de choisir mes missions à l’issue de la crise… »
Mais parfois, le déclic est trop fort. On ne peut nier l’évidence. Pour ces salariés, leur job actuel ne passera pas l’épreuve de la crise. Ni sur la question de l’utilité, ni sur celle du sens. Pour eux, des désirs de reconversion pointent déjà le bout de leur nez…
Des envies de reconversion…
« Je suis en train de saigner Fallout 4 là… Il y a 400 heures de jeu et là je dois déjà en être à 40% je pense… » Confinée depuis le 16 mars dans son appartement parisien qu’elle partage avec son compagnon, un ami, son frère, son chien et ses chats, Julie commence à trouver le temps long… Graphiste en agence depuis plusieurs mois, elle est au chômage partiel. Si elle a encore du travail à fournir pour un client, elle commence à se tourner les pouces (généralement, sur une manette de jeux vidéos…) En parallèle, sa passion pour la cuisine prend de plus en plus de place dans sa vie. Sur Instagram, elle partage à ses amis d’alléchantes recettes… « J’avoue que ce métier de graphiste, c’était un peu la suite logique de mes études… mais c’est pas ce qui m’anime profondément. Et en ce moment, ce sentiment s’est amplifié. J’essaye de me montrer volontaire et de proposer de nouvelles idées à ma manager, mais elle ne fait que refuser mes sujets. Je sens que je ne sers à rien. J’ai l’impression que ce travail ne m’apporte rien, et que moi je n’apporte pas non plus grand-chose à l’entreprise. La crise qu’on vit, elle me montre bien que la cuisine aurait plus de sens à mes yeux. Là, par exemple, ça m’aurait plu de faire à manger pour des gens dans le besoin… Graphiste, ça reste un beau métier hein… mais je pense pas changer le monde avec ça, alors que la cuisine je pense que ça peut apporter beaucoup plus aux gens ! Même en confinement. Manger c’est un peu le seul “kiff” qui nous reste ! » En quête d’un job à la fois plus utile et plus en lien avec ses valeurs, Julie sait qu’elle ne pourra pas se reconvertir dans l’immédiat, mais elle prend ce temps pour se rapprocher de ce qui l’anime profondément : « Là, sur mon temps libre, j’essaye de cuisiner et je me dis que ça sera déjà ça de gagné pour le moment où je péterai un câble et changerai de travail… » Même son de cloche chez Théo, notre ingénieur-commercial : « Moi j’ai toujours voulu devenir professeur d’histoire-géo. Et c’est mon objectif à moyen terme. Là, le poste que j’occupe aujourd’hui, j’y vois surtout un intérêt financier. J’aime bien mon travail, mais une fois que les crédits que j’ai et les investissements que j’ai fait seront bouclés, je vais switcher vers un travail que je juge réellement utile. C’est sûr. J’y pensais déjà, mais la crise me conforte là dedans. »
« Là, sur mon temps libre, j’essaye de cuisiner et je me dis que ça sera déjà ça de gagné pour le moment où je péterai un câble et changerai de travail. » - Julie, graphiste
Bien évidemment, il est légitime de se demander si toutes ces réflexions et bonnes résolutions tiendront l’après-confinement… « J’ai peur qu’une fois le confinement terminé, le monde reprenne son cours. Là, les gens se disent peut-être “mince, mon travail sert à rien” mais j’ai peur qu’à la fin, quand leur patron leur dira “allez mon coco faut retourner au charbon et faire rentrer les sous”, toutes ces réflexions disparaîtront… » nuance Théo. L’avenir nous le dira… En attendant, si un sentiment d’impuissance vous ronge, rappelez-vous que rester chez soi, c’est aussi “être utile”, avoir un impact et participer, à sa manière, à l’effort collectif contre la crise du coronavirus. Et si tout de même, vous ressentez le besoin d’agir pour apporter votre aide, faites comme Marion, coach et consultante qui, dès l’annonce du confinement, a contacté sa mairie pour voir comment elle pouvait aider : « Pour moi, la question à se poser, c’est pas quel job tu veux faire mais comment tu veux orienter ta vie ? Et ça, ça passe aussi par les activités extra-professionnelles ! » Car donner un sens à sa vie et se montrer utile, ça peut passer par le travail, mais pas que…
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Photo d’illustration by WTTJ
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