« J'ai l'impression qu'on me le fait payer » : quand être trop beau nuit au travail
07 déc. 2023
4min
Trop beau, trop con ? Une femme belle est-elle plus souvent et plus rapidement jugée incompétente et moins sincère qu’une autre au physique plus ordinaire ? Contre toute attente, il semblerait qu’avoir un physique “trop avantageux” puisse être un fardeau au travail.
Instinctivement, Audrey a toujours tout fait pour se retrouver face à un recruteur de sexe masculin pour signer une convention de stage lorsqu’elle était étudiante et trouver un job, une fois arrivée sur le marché du travail. Elle sait que face à un homme, si elle ne joue pas frontalement de son physique, il y a de grandes chances qu’elle obtienne ce qu’elle désire. À l’opposé, lorsqu’elle doit défendre son profil devant une femme, peu importe que cette dernière soit jeune ou plus âgée, il y a plus de chances qu’elle se sente mise sur la touche parce que « perçue comme un danger potentiel ». À contresens du discours actuel, la jeune femme se demande parfois si la sororité ne s’arrête pas là où commence la rivalité.
Dans son parcours professionnel, l’expérience la plus marquante à ce sujet fut lors d’un stage dans une grande rédaction parisienne. Lorsqu’elle débarque dans les locaux de l’entreprise, elle a vingt ans à peine et ne fait pas vraiment de cas de sa tenue vestimentaire. Lorsque la température dépasse les 30°C dans l’open space, elle choisit régulièrement des shorts dans sa garde robe, jugés un peu trop courts par son entourage professionnel. Les seules personnes qui acceptent de déjeuner avec elle, sont ses collègues masculins. Lorsque l’un d’entre eux finit par lui dire entre deux bouchées de canard laqué que toutes les nanas n’arrêtent pas de dire des méchancetés derrière son dos, elle est à la fois étonnée et un peu triste. Les phrases qui reviennent régulièrement, « elle est si nulle que c’est évident que son chef l’a choisie pour son physique » ; « toi aussi, tu trouves qu’elle est prétentieuse ? » ; « elle ne pige rien, en même temps, il fallait s’y attendre… »
Depuis ce traumatisme, Audrey fait tout pour cacher sa silhouette à la fois pulpeuse et longiligne, évite de mettre du maquillage sur son visage et prend soin d’attacher le plus sérieusement possible sa tignasse rousse. Aujourd’hui, la trentaine bien entamée, elle a appris à se faire des femmes des alliées en travaillant deux fois plus que les autres, mais s’abstient encore de faire trop de vagues pour éviter qu’on lui dise ou pire qu’on puisse penser qu’elle a été privilégiée par son physique.
La beauté peut-elle être un fardeau au travail ?
Et si, contrairement à ce que l’on disait souvent, la beauté n’était pas qu’un avantage au travail ? C’est en tout cas la thèse défendue par Leah D. Sheppard, professeure adjointe à l’université de l’État de Washington, et Stefanie K. Johnson, maître de conférences à l’université du Colorado, dans leurs recherches. Pour vérifier leur intuition, les deux femmes ont rédigé de faux articles sur de supposés licenciements au sein d’une entreprise, assortis de photos. Elles ont ensuite demandé aux participants de l’étude de lire les articles et d’évaluer la sincérité des personnes figurant sur les photos pour savoir qui devait être licencié. D’après leurs observations, plus les femmes étaient belles, plus elles méritaient d’être sorties de l’entreprise, car jugées moins sincères que les autres. Étrangement, pour les hommes, les résultats ont montré que les hommes beaux étaient au contraire jugés plus sincères que ceux d’apparence ordinaire. Mais alors, si les recherches ne cessent de souligner que les personnes belles tendent à mieux s’en sortir dans la vie, et cela, dès la prime enfance, en attirant davantage leurs professeurs à l’école, l’attrait physique n’aurait pas le même poids que l’on soit une femme et un homme.
D’après ces conclusions, pas étonnant que les individus de sexe masculin ne fassent presque jamais mention du “poids” de leur beauté ou l’identifie comme un problème. Benjamin, homme ténébreux de trente-cinq ans, psychologue de métier, l’évoque avec le sourire : « Deux patientes ont refusé de continuer leur thérapie avec moi, parce qu’elles m’ont dit que j’étais leur type d’homme et disaient craindre de faire un transfert (projection de sentiments ou de désir de la personne en analyse sur une tierce personne, ndlr) sur moi. Honnêtement, ça ne m’a pas dérangé plus que ça parce que la plupart de mes patientes n’en font jamais état. Et si j’adopte une posture très professionnelle dans l’exercice de mes fonctions et que je mets toujours une distance avec mes patients, ces confidences m’ont simplement un peu flatté, sans jamais remettre mes compétences en jeu. »
Une femme belle est souvent considérée comme incompétente
Une légèreté que Julia, qui travaille dans la production cinématographique, aimerait avoir parfois. « Dans ma vie personnelle, j’ai du succès grâce à mon physique, mais au travail, c’est plus compliqué. Je sais que c’est un peu tabou, mais j’ai souvent l’impression qu’on me fait payer quelque chose. D’ailleurs, dès que je fais une erreur, ça prend tout de suite des proportions que j’estime un peu injustes. En prenant de la distance, je pense que mon physique est d’autant plus un problème que je travaille dans un métier de l’image : je ne compte même plus le nombre d’allusions sur le fait que j’aurais plus de chances de percer si je passais devant la caméra…, explique-t-elle. Après, je ne vais pas non plus dire que c’est un fardeau, simplement j’aimerais juste être davantage évaluée sur mes compétences. »
Rien de nouveau pour Claudine Sagaert, docteure en sociologie, professeure de philosophie et autrice de l’Histoire de la laideur féminine (Éd Imago), pour qui cette discrimination envers les femmes trop belles tirerait son origine de la philosophie grecque ancienne. « Si pour les philosophes de l’époque, la beauté est à la fois physique, intellectuelle et morale, la femme a toujours été réduite qu’à une beauté de l’apparence, analyse-t-elle dans Place Gre’net. Le paraître féminin n’est qu’une beauté de surface. » À l’image de la potiche que l’on voyait régulièrement à la télévision au début des années 2000 ou du mannequin de magazine féminin, la femme belle serait en réalité vide et incompétente.
Mais alors, si pour le psychologue Jean-François Marmion qui a participé à l’ouvrage Psychologie des beaux et des moches (Éd Sciences Humaines) : « Il y a bien une vraie injustice liée au fait que l’on soit beau ou laid ! » et que Jean-François Amadieu, professeur en sciences de gestion et directeur de l’Observatoire des discriminations, ne cesse de rappeler que les beaux sont payés en moyenne 15% de plus que les autres, pour les femmes, il y aurait quand même un risque d’être trop belle. À deux doigts d’être balayée pour inaptitude.
Article édité par Manuel Avenel ; Photo par Thomas Decamps.
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