Turn-over : comment le départ de vos meilleurs talents favorise l'effet domino
13 sept. 2023
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Qui m’aime me suive ? L’effet domino provoqué par le départ d’un collaborateur particulièrement doué et apprécié n’est pas sans conséquence. Notre experte Laetitia Vitaud dévoile comment il peut mettre en péril la stabilité de l’équipe et avoir des conséquences dévastatrices sur la performance globale de l’entreprise.
Comment attirer et retenir les meilleurs talents ? Voilà LA question que se posent à peu près tous les employeurs aujourd’hui. Certes, la qualité de vie, l’aménagement de l’espace, les salaires, la charge de travail et la nature du management sont des éléments cruciaux. Mais les dynamiques les plus décisives concernent les influences qu’ont les individus les uns sur les autres, les liens sociaux qu’ils tissent et l’ambiance qu’ils créent ensemble.
Parmi ces dynamiques mystérieuses et essentielles, il y a l’effet domino engendré par le départ des meilleurs salariés. Travailler aux côtés de collègues intelligents et talentueux est souvent une source d’inspiration et de motivation pour de nombreux professionnels. Quand ces collègues stimulants partent, ceux qui restent perdent en motivation et sont susceptibles de les suivre. Comment expliquer cet effet de contagion ? Et comment minimiser son impact ? Explications.
Comment le départ des meilleurs influence les autres
Une étude américaine examine l’impact du départ de certains collègues sur la décision d’autres salariés de quitter l’entreprise à leur tour. Il s’avère que les départs des individus « exceptionnels » ont un effet significatif sur le taux de départs au sein de leur entreprise. Mais la manière dont ces salariés s’en vont influence l’ampleur de cet effet. Plusieurs chercheurs, issus de l’Université de Colombie-Britannique et de l’Université du Minnesota, ont analysé les mouvements de plus d’un million d’employés dans 1 620 grands magasins de détail sur une période de près de deux ans. Ils ont identifié les employés performants et moins performants en se basant sur l’étude de leurs évaluations.
Résultat ? Le départ d’un collaborateur performant influence la décision d’autres salariés performants de quitter leur emploi, ce qui crée un effet multiplicateur qui peut être dangereux pour l’entreprise. Quand un « bon » s’en va, il/elle en entraîne d’autres à sa suite. Les employés identifiés comme les plus performants par leur employeur sont souvent les plus ambitieux. Leur départ éveille aussi du FOMO chez celles et ceux qui partagent la même ambition : « Si cette personne part, c’est peut-être qu’il existe de meilleures opportunités ailleurs. Peut-être est-ce le moment d’aller voir ailleurs ? »
L’étude analyse aussi l’effet des conditions du départ desdits salariés. Quand les « stars » se font licencier, l’effet sur les autres est plus modéré. En revanche, quand ils partent d’eux-mêmes, l’effet d’entraînement est plus important. Le pire : les mises à pied (disciplinaires) de collaborateurs de haut niveau créent un sentiment d’incertitude et de confusion qui influence négativement l’ensemble des collaborateurs.
Quand l’homophilie sur l’engagement au travail s’en mêle
L’étude américaine parle de « l’effet multiplicateur de la démission ». Ça s’explique assez simplement : on a tendance à s’entourer de collègues qui travaillent aussi dur que soi-même et avec lesquels on a des atomes crochus. Et leur ardeur au travail influence la nôtre de manière forte. Qui se ressemble s’assemble dit le proverbe. La psychologie sociale appelle ce phénomène l’« homophilie », c’est-à-dire le fait de se lier d’amitié ou de s’associer avec des personnes qui partagent des caractéristiques sociales, culturelles, cognitives et professionnelles similaires.
L’homophilie a une importance démesurée dans la formation de réseaux sociaux, la création de communautés et la dynamique des équipes. De manière étonnante, cette homophilie ne concerne pas seulement les caractéristiques sociales (le fait de s’assembler avec des gens du même niveau d’éducation ou de richesse, par exemple), mais aussi le niveau d’engagement au travail. Autant, il peut être intéressant de freiner l’homophilie sociale pour favoriser la diversité et l’inclusion (et empêcher le phénomène de l’armée de clones), autant l’homophilie qui concerne l’engagement au travail est fondamentalement vertueuse.
Si quelqu’un qui est aussi engagé que vous et qui travaille aussi dur que vous s’en va, vous risquez de vous retrouver plus isolé dans votre niveau d’engagement. Le départ de ces personnes qui vous ressemblent vous interroge : « Qu’est-ce que je fais là ? » Si le salarié engagé est sanctionné par l’entreprise, vous ressentirez un niveau de confusion qui abîme votre engagement. En somme, c’est toute l’équipe qui est perturbée. Cela risque alors d’entraîner des démissions en cascade.
À l’inverse, quand un « sale con » s’en va, cela encourage les bons à rester ! J’emprunte cette expression provocatrice au professeur Robert Sutton qui dans son livre Objectif Zéro-Sale-Con s’intéresse à l’influence délétère des salariés (et notamment des managers) les plus toxiques. En parasitant les équipes, ces individus deviennent une cause majeure de démotivation, de baisse d’engagement et de départs. Mais quand ils partent, l’ambiance s’améliore et les autres perdent moins de temps à atténuer les effets négatifs de leurs actions.
Quant aux tire-au-flanc et aux passagers clandestins, leur départ provoque aussi un soulagement : une plus juste répartition de la charge de travail s’ensuit et les salariés restant en éprouvent un sentiment de justice accrû. Si effet d’entraînement il y a, celui-ci est plutôt vertueux. Quel employeur ne se réjouirait pas d’une cascade de départs de ses travailleurs les moins productifs et les plus toxiques ? L’étude ne dit pas à quel point le départ des tire-au-flanc entraîne le départ d’autres tire-au-flanc…
Cultiver votre marque employeur, c'est faire grandir vos équipes.
Quid de l’identification des « meilleurs » talents ?
Il faut reconnaître que les classifications des salariés basées sur les indicateurs de performance présentent des limites significatives. Les évaluations peuvent être biaisées, favorisant parfois les collaborateurs qui se livrent au présentéisme, s’engagent dans des jeux politiques ou excellent dans l’art de mettre en avant leur travail, alors qu’il s’agit d’efforts collectifs. Malheureusement, cela signifie que les salariés discrets, qui travaillent dans l’ombre sans faire étalage de leurs contributions, sont souvent sous-estimés et ne reçoivent pas toujours la reconnaissance qu’ils méritent.
Les introvertis sont particulièrement touchés par ces biais.
Dans une société qui valorise l’extraversion, leurs talents et leurs compétences sont souvent négligés. Ce phénomène est bien exploré en profondeur dans le livre de Susan Cain, La force des discrets, qui met en lumière les défis auxquels sont confrontés les introvertis dans un monde qui ne les reconnaît pas suffisamment.
Ce type d’études qui évoque les « meilleurs » et les « performeurs » est donc à prendre avec quelques pincettes. Les individus identifiés comme tels ne le sont pas toujours. Néanmoins, il est probable que de nombreux excellents travailleurs qui ne sont pas reconnus par leur hiérarchie soient également concernés par l’effet domino. Leur départ, s’ils se sentent sous-estimés et sous-reconnus, peut avoir un impact tout aussi négatif sur la dynamique de l’entreprise et sur ceux qui choisissent de rester.
Comment éviter les spirales de départs et minimiser l’impact de la contagion ?
Mieux vaut prévenir que guérir : il est toujours préférable d’éviter les départs des salariés identifiés comme talentueux en leur ménageant de bonnes conditions de travail, des opportunités de croissance, une rémunération compétitive, etc. Pour cela, il est essentiel de mieux gérer en amont les problèmes relationnels au sein des équipes. La transparence et la communication ouverte sont indispensables pour détecter les problèmes dès qu’ils se manifestent et éviter de les laisser s’envenimer jusqu’à provoquer de la frustration.
Bien accompagner les départs : une fois prise la décision de départ, il est indispensable d’accompagner le salarié de la meilleure manière possible et d’en faire un allié. S’il n’y a pas de tension pendant la période de préavis, l’effet domino est bien moindre ! Un bon processus d’offboarding permet de collecter des informations précieuses, de célébrer le collègue sur le départ, mais aussi de construire une bonne passation avec ceux qui restent. Créer une communauté d’alumni est aussi bénéfique pour maintenir des liens positifs avec les anciens salariés.
Rendre meilleurs ceux qui restent : on l’a vu, la mesure de la performance individuelle est souvent contestable. La performance est souvent collective. Il est essentiel de mettre en place des mécanismes qui permettent de mieux partager les connaissances et l’expertise dans toute l’équipe. Cela aide à minimiser la perte de compétences critiques en cas de départ. Plus généralement, une culture d’entreprise solide qui renforce le sentiment d’appartenance des salariés et valorise l’intelligence collective permet à la fois de mieux retenir les talents et de mieux survivre à leur départ éventuel.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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