Zineb Fahsi : « En entreprise, le yoga est utilisé au service de la productivité »
11 juil. 2023
7min
Si le yoga est à l’origine une pratique ascétique visant à se détacher de son existence matérielle, il est aujourd’hui une vedette des start-ups occidentales aux citations feel good. Jusqu’à en devenir un instrument culpabilisant pour tous les salariés ? C’est la théorie que développe la professeure de yoga Zineb Fahsi, dans son ouvrage “Le yoga, nouvel esprit du capitalisme” (éditions Textuel). Rencontre zen, mais pas que.
En entreprise, la pratique du yoga se démocratise depuis quelques années. On la retrouve beaucoup en team building, et on la conseille souvent aux salariés en souffrance. Comment expliquez-vous que le yoga ait pris une telle place et qu’on le conseille presque comme un accompagnement psychologique ?
C’est notamment lié au report de la responsabilité du bien-être sur l’individu. A la fin des années 1980 et avec l’avènement du capitalisme néolibéral, se répand l’idée que prendre soin de soi, être heureux, réussir… sont des affaires de volonté personnelle et d’effort individuel. Dans ce contexte, les pratiques comme le yoga, le coaching ou la sophrologie prennent leur essor. Le monde de l’entreprise en est un exemple emblématique. On va enjoindre les salariés à se prendre en main, en leur conseillant tout un tas de techniques pour gérer leur stress, être plus performant, plus concentrés, renforcer leur rélisience ou leur adaptabilité… au service des objectifs de l’entreprise.
Que le coaching soit devenu un outil au service du capitalisme, ce n’est pas si surprenant, mais le yoga, qui semble si éloigné de ces valeurs… Comment l’expliquez-vous ?
Le yoga a effectivement connu son “boom” dans les années 90, en plein essor du capitalisme néolibéral, et semble servir de courroie de transmission de certaines de ses idées. En allant à des cours de yoga, on est souvent confrontés à des discours qui invitent à créer sa propre réalité, à trouver son bonheur à l’intérieur, à cultiver sa résilience, à travailler sur soi pour atteindre l’épanouissement et le bonheur. L’idée derrière tout ça, c’est que le bonheur serait une affaire de disposition intérieure.
Ce sont à mon sens des discours dangereux, qui font miroiter l’idée d’un individu tout puissant qui doit façonner sa réalité, en oubliant que nos réalités sont aussi façonnées par tout un tas de choses qui nous dépassent. Ce sont souvent des paroles tenues par des personnes plutôt privilégiées, dans des studios un peu chics de Paris, qui n’ont effectivement pas de problèmes pour remplir leur frigo, mais on ne peut pas dire à quelqu’un qui a perdu son travail pour licenciement économique : « si tu n’es pas heureux, c’est de ta faute, c’est que tu ne travailles pas assez sur toi ! »
En faisant porter aux salariés la responsabilité de leur bien-être au travail, les hiérarchies seraient ainsi épargnées de se poser des questions sur leur management et sur les conditions de travail de leur équipes ?
Effectivement, cela évite de remettre en cause l’organisation du travail. En proposant des cours de yoga, on transfère la responsabilité du bien-être en entreprise sur les salariés et non plus sur l’organisation du travail. Si cela se faisait en plus de conditions de travail correctes, après tout pourquoi pas. Mais si cela vient remplacer des solutions organisationnelles - comme on a pu le voir par exemple dans les entrepôts d’Amazon avec leurs cabines AmaZen - cela devient problématique. On fait croire aux salariés que c’est à eux de se régénérer pour mieux retourner endurer des conditions de travail déplorables ! Nul besoin de modifier la charge de travail, la cadence de travail, la rémunération ou le traitement des équipes, puisqu’elles sont responsables de leur condition.
C’est ce que la sociologue Carolyn Chen, dénonce dans son ouvrage “Work, Pray, Code”. Dans les entreprises de la Silicon Valley notamment, où des cours de yoga sont souvent proposés en interne, elle explique que les gens n’ont en réalité jamais le temps de s’y rendre, parce qu’ils sont submergés par leurs tâches de travail.
Le sociologue Stéphane Lelay expliquait pour Welcome to the Jungle, que la gamification (le jeu en entreprise), sous couvert de rendre ludique le travail et le cadre de travail, serait en fait délétère et accroîtrait notamment la compétitivité… Est-ce que le yoga peut également être utilisé pour créer de “bons petits soldats” ?
Le principe même du management, c’est d’inciter les collaborateurs à s’investir au maximum au service de l’entreprise. Aujourd’hui, comme le dit le philosophe Frédéric Lordon, le management, « passe par un enrôlement des subjectivités au service de l’entreprise ».
Il y a aujourd’hui beaucoup de modèles d’entreprise où il ne suffit plus de faire son travail, mais où il faut faire preuve de proactivité, s’impliquer corps et âme, adhérer à la culture d’entreprise, se rendre à des évènements de convivialité organisés par l’entreprise. Aujourd’hui, le travail est présenté comme une source de réalisation de soi, d’accomplissement personnel, là où il pourrait être simplement un moyen de subsistance. Se réaliser dans son travail, en faire son identité unique, induit une logique d’investissement personnel qui peut parfois être extrêmement coûteuse psychologiquement. Et puis en proposant des cours de yoga ou autres, les salariés peuvent se sentir redevables, et se dire : « Je ne peux pas me plaindre parce qu’ils me proposent un cours de pilates toutes les semaines - même s’ils n’ont pas accepté mon augmentation. » C’est d’ailleurs ce que balance ta start-up dénonce avec sa punchline « le baby-foot c’est bien, le droit du travail c’est mieux ».
Donc oui, le yoga peut être instrumentalisé aujourd’hui pour faire de nous des bons petits soldats, capables d’encaisser avec le sourire les exigences que le capitalisme néolibéral fait peser sur nos corps et nos psychés.
Le yoga et la médiation promettraient également, selon vous, de monter en compétences : la médiation rendrait plus calme, plus créatif, le yoga plus patient.. Comme s’il fallait trouver un objectif professionnel à chaque activité. Tout devient utilitaire, au service du travail, et non plus une simple manière de se détendre ?
Le yoga est effectivement présenté comme une façon d’avoir un corps sain (et donc productif), de meilleures relations interpersonnelles, de mieux encaisser les conflits, de régénérer son énergie. En devenant un bien de consommation, le yoga est de plus en plus abordé selon une logique utilitaire de réponse à des besoins, pour soi, mais aussi pour être plus performant au travail.
Toujours dans les entreprises de la Silicon Valley, beaucoup de personnes partagent le fait qu’ils pratiquent le yoga pour être mieux au travail, c’est vraiment un allié au service de leur vie professionnelle, conseillé par les RH. La sociologue Carolyn Chen, en entamant son enquête sur la pratique religieuse en Californie, s’est d’abord rendue dans des cours de yoga, pensant qu’il s’agissait de la pratique religieuse majoritaire, avant de réaliser que les gens prenaient des cours de yoga au service de leur performance professionnelle : elle a finit par comprendre que la véritable religion en Californie, c’est le travail !
Historiquement, le yoga est « une pratique ascétique, visant au salut de l’âme », mais aujourd’hui, il semble parfois réduit au rang de développement personnel. Comment une telle transformation a-t-elle pu être possible ?
Dans les philosophies auxquelles s’adossent les pratiques de yoga, l’idée sous-jacente est effectivement que la vie est précaire, et par essence remplie de souffrance. Je trouve ça donc toujours cocasse de voir des citations “feel good” attribuées au Bouddha par exemple. Le Bouddha ne parlait pas d’obtenir le job et la voiture de ses rêves en travaillant sur soi !
En arrivant en Occident, et en se métissant avec des courants d’idées ou de spiritualités européens comme la psychologie naissante, l’évolutionnisme, le positivisme, les ésotérismes en vogue à l’époque, l’universalisme, le yoga devient un moyen de s’épanouir dans cette vie, d’accéder à son plein potentiel, avec cette idée de volonté toute puissante qu’on retrouve beaucoup dans le développement personnel.
Dans le monde du travail, vous dites que : « les managers sont incités à devenir des coachs, voire des psys pour “développer l’individu” et “faire émerger son potentiel” ». Un manager qui inciterait ses équipes à faire du yoga est-il forcément un gourou capitaliste ?
C’est Valérie Brunel dans son livre “Les managers de l’âme” qui démontre cette transformation, qu’elle date aux années 90. Elle observe dans les entreprises un déferlement de techniques de développement personnel, avec cette idée de “capital humain” à faire progresser. C’est à ce moment-là qu’apparaissent ces nouveaux types de management qui valorisent l’investissement personnel dans l’entreprise, les savoirs-être plutôt que les savoir-faire, etc. Les compétences ne suffisent plus dans ce marché du travail en mouvance dû à la mondialisation accrue. On va donc valoriser la capacité d’adaptation, la flexibilité, la capacité d’apprentissage ou encore la résilience des salariés.
Je caricature un peu, cela dépend des secteurs et des types d’emploi, mais dans ce système économique plus libéralisé, le management se rapproche effectivement plus du coaching.
Le yoga peut-il alors être utilisé pour apprendre aux salariés à encaisser le surtravail et la souffrance ?
Oui, pour tout un tas de raisons - notamment le fait qu’on soit connectés en permanence - on exige des salariés un investissement et une disponibilité totale dans l’entreprise. On voit bien que les chiffres de burn out explosent, et que l’exigence qui pèse sur les individus en terme de quantité de travail augmente. On ne déconnecte jamais, il n’y a plus de séparation vie pro / vie perso. Et au lieu de travailler sur une reconstruction des modèles de travail, on trouve des solutions pour permettre aux équipes de “mieux encaisser”. Le yoga peut être mis à ce service. Dans un monde de plus en plus exigeant avec des conditions de plus en plus précaires, on cultive donc le fantasme que ce serait aux individus de s’y adapter.
Pourquoi alors avoir vous-même choisi… de devenir professeure de yoga ?
C’est vrai que c’est assez paradoxal. J’ai toujours eu un rapport ambivalent à cette discipline, puisque très rapidement je me suis posé ces questions-là. Mais tout simplement, c’est une pratique bienfaisante à de nombreux égards. Et le bien-être et le plaisir ne sont pas des gros mots. On a tous des pratiques qui nous font du bien : danse, peinture, poterie…, ou même des pratiques plus religieuses ou spirituelles, qui nous permettent de nous ancrer, de nous ressourcer, de nous relier à plus grand que nous…
Ce qui me gêne un peu avec le yoga, c’est qu’on peut lui attribuer la promesse d’une transformation radicale - qu’on ne retrouve pas dans la poterie, par exemple. C’est cette instrumentalisation du yoga, avec des discours quasi méssianiques du type : « si tout le monde pratiquait le yoga, il y aurait la paix dans le monde », ou « grâce au yoga, vous deviendrez invincible », que je trouve problématique car elle est dépolitisante… L’obstacle n’est pas le yoga en soi mais l’usage qui peut en être fait. Sans promesse miracle et sans discours culpabilisants, c’est une pratique physique merveilleuse qui permet de se réapproprier son corps, de se relier à plus grand que soi, de s’ouvrir à d’autres horizons philosophiques, de cultiver la douceur…
Le yoga est donc inutile pour prévenir un burn-out ? Il ne peut strictement rien apporter à un salarié en souffrance ?
Je ne pense pas qu’il soit totalement inutile ! Mais il ne doit pas servir à masquer les causes réelles du burn-out. Pourquoi pas le proposer en entreprise, mais seulement si ça vient en plus d’un cadre de travail sain. Et surtout, je pense que l’accompagnement par le yoga de personnes en situation de burn-out nécessite d’être formé pour.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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