Chanson, livre, série… Comment le burn-out a envahi la sphère culturelle

09 avr. 2024

8min

Chanson, livre, série… Comment le burn-out a envahi la sphère culturelle
auteur.e
Nitzan Engelberg

Journaliste Modern Work

contributeur.e

Le burn-out est partout. Dans nos cercles proches, au bureau, dans les médias, à travers les mises en garde de nombreux médecins… Une “épidémie” mondiale qui a explosé, et laisse sa trace jusque dans nos œuvres culturelles. La preuve par quatre, avec une sélection de livre, série et chanson dédiée à l’épuisement professionnel.


Le travail est depuis toujours un sujet inspirant pour la culture. Mais ces dernières années, une plus grande préoccupation pour la santé mentale s’est manifestée dans ces œuvres. Ce n’est un secret pour personne : le burn-out est un problème si grave dans nos sociétés qu’il est parfois qualifié d’épidémie mondiale. Voire, de maladie du siècle. Selon un sondage mené par le McKinsey Health Institute en 2022 auprès de 15 000 employés de 15 pays dans le monde, environ un quart d’entre eux ont déclaré souffrir de burn-out. Il n’est donc pas étonnant qu’un problème de cette ampleur se manifeste également dans les œuvres culturelles, qu’il s’agisse d’œuvres fictives auxquelles le spectateur peut s’identifier, ou d’œuvres inspirées du vécu de son créateur ou sa créatrice. Parmi elles, nous vous avons tiré une sélection riche d’enseignements.

Livre :

Mon année de repos et de détente / Ottessa Moshfegh (2018)

Si vous aviez la possibilité de quitter votre emploi, de faire une pause dans votre routine répétitive et de dormir pendant un an, le feriez-vous ?

C’est le summum des aspirations de l’héroïne du roman de 2018, « Mon année de repos et de détente », le deuxième roman de l’auteure Ottessa Moshfegh.
L’oratrice de ce livre, un personnage dont le nom n’est jamais révélé, est une New-Yorkaise de 24 ans. Bien qu’elle ait fréquenté une école prestigieuse, elle n’a aucune ambition professionnelle, et est renvoyée de la galerie d’art où elle travaille. Pour elle, l’argent n’est pas un problème, et le travail, ses relations sociales, et fondamentalement tout dans sa vie n’ont aucun sens. L’héroïne parvient à obtenir de son psychiatre (dont la licence est totalement douteuse) des médicaments sur ordonnance qui la font dormir, avec de courts réveils temporaires pour survivre.

Plus rien - sûrement pas son travail, ni sa colocataire ou les événements importants qui surviennent dans le monde au début des années 2000 - ne l’intéresse ou ne l’émeut, à part l’idée de pouvoir dormir pendant une année entière…

Ce qu’il faut en retenir :

L’énorme malaise de l’héroïne face à son métier n’est certes qu’un aspect parmi les nombreuses difficultés rencontrées par ce personnage, qui souffre d’un burn-out général dans sa vie et peut-être même de dépression. Mais on ne peut ignorer les signes de burn-out professionnel qui apparaissent chez elle : la New-Yorkaise dort dans le placard pendant ses pauses déjeuner à la galerie d’art moderne, et son dysfonctionnement général dans son travail finit par entraîner son licenciement.

Le burn-out se manifeste par une fatigue physique et mentale, et ne se limite pas à un simple état d’esprit négatif. Selon des recherches menées par l’American Psychological Association sur le burn-out en 2021, 26% des malades interrogés signalaient un manque d’énergie, 32 % un épuisement émotionnel, et 44 % ont signalé une fatigue physique.

Il est possible que le burn-out de l’héroïne provienne aussi d’une inadéquation entre ses attentes et la réalité. Elle espérait que le travail donnerait un sens à sa vie, mais en réalité, elle n’a réalisé qu’à quel point tout était dénué de valeur pour elle. Cette idée est exprimée après son renvoi : « Je n’éprouvais ni tristesse ni nostalgie, simplement du dégoût d’avoir perdu tant de temps à accomplir un travail inutile alors que j’aurais pu dormir et ne rien ressentir. J’avais été assez bête pour croire qu’un emploi ajouterait de la valeur à ma vie. »
Après son licenciement, le personnage se met à déféquer sur le sol de la galerie, ce qui illustre clairement son attitude envers cet emploi, et peut-être envers le monde du travail tout entier.
Il semble que l’héroïne n’ait aucune ambition professionnelle (même si elle est diplômée d’une université prestigieuse) et soit tellement désillusionnée par le monde du travail qu’elle ne veuille plus du tout travailler.

Série :

BoJack Horseman (2014 - 2020, Netflix)

Une des séries les plus marquantes de ces dernières années, où le burnout est un thème central, est Bojack Horseman. Cette série animée suit l’ancienne star de la télévision BoJack Horseman, un cheval anthropomorphe aux prises avec des démons intérieurs, usant de l’alcool et de la drogue pour fuir ses tourments.
Bien que BoJack Horseman dans son ensemble puisse être interprété comme une série qui aborde le burn-out, cet aspect est particulièrement mis en avant dans l’épisode “The New Client”, 2ème épisode de la saison 6.

Princess Carolyn, l’agente énergique de BoJack Horseman, retourne au travail après avoir adopté sa fille. Désormais mère solo mais toujours travailleuse acharnée, sa double vie trop intense a vite des effets négatifs : stress, perte de concentration et fatigue, jusqu’à s’endormir en pleines réunions… Impossible d’échapper aux effets visuels du burn-out en train d’advenir : Princess Carolyn est accompagnée des différentes versions semi-translucides d’elle-même tout au long de l’épisode, chacune accomplissant des tâches différentes, tandis que la “principale” Princess Carolyn essaie de rester calme et de fonctionner devant les différents personnages de l’épisode, qui ne voient pas ses versions semi-translucides.

A cela s’ajoute une bande son toute aussi oppressante, avec des mots répétitifs lors des conversations avec les clients, les pleurs de son bébé qui persistent presque tout au long de l’épisode, et le son du clavier, illustrant la réalité écrasante du burn-out.

Ce qu’il faut en retenir :

Si l’épuisement professionnel est considéré comme une “pathologie essentiellement professionnelle”, il mêle parfois, comme dans le cas de Princess Carolyn, des bouleversements intimes qui s’ajoutent au monde professionnel et font voler un équilibre en éclat. C’est alors l’explosion, le “burn-out”.

À ce titre, le cas des “mères solos” est un problème de société à part. Pour commencer, toutes les charges financières de la maison leur incombent : le loyer, les courses, les factures. Elles doivent donc travailler à plein temps pour financer tout cela. D’autre part, la garde des enfants leur incombe également entièrement, de sorte qu’elles ne peuvent parfois pas se permettre d’exercer un travail exigeant à temps plein, avec des réunions et des deadlines qui se prolongent jusqu’aux heures du soir. En raison de cette complexité, selon une étude de l’Insee de 2020, 41 % des enfants qui grandissent dans des familles monoparentales (dont la très grande majorité est la mère) se situent en-dessous du seuil de pauvreté.

Mais jongler entre travail et vie familiale n’est pas compliqué que pour les mères solos : selon un sondage Motherly de 2022, 23 % des mères qui travaillent estiment que combiner une carrière et une bonne gestion familiale est impossible. De plus, une enquête de la Canadian Women Foundation en mai 2022 révèle que 37 % des mères ont mis leur carrière en veilleuse pour s’occuper de leur famille, et 47 % trouvent épuisant de concilier travail et parentalité.

Chanson :

Stromae - L’enfer (2022)

Quand on pense au burn-out, la première image qui vient à l’esprit est souvent celle d’infirmières à l’hôpital enchaînant les gardes sans pouvoir se reposer, ou d’employés de bureau modèles pris dans la spirale d’une organisation toujours plus compétitive… Pourtant, même ceux dont la vie et le métier pourraient nous faire rêver se cognent parfois au mur de l’épuisement professionnel. C’est le cas du chanteur belge Stromae. Dans sa chanson « L’enfer », Stromae révélait courageusement son burn-out, et les pensées suicidaires qu’il avait engendré : « Du coup, j’ai parfois eu des pensées suicidaires / J’en suis peu fier / On croit parfois que c’est la seule manière de les faire taire / Ces pensées qui me font vivre un enfer ».

Stromae a écrit « L’enfer » en réaction aux dommages mentaux et physiques causés par sa carrière longue et fructueuse, son succès mondial et ses tournées de concerts épuisantes. Déjà en 2018, lorsqu’on lui demandait pourquoi il avait pris une longue pause dans sa carrière musicale, l’auteur-compositeur répondait : « Je suis arrivé à une limite (…) Même si on vend du rêve, ça reste un métier, et comme dans n’importe quel métier, quand on travaille trop, on finit par faire un burn-out. »

Ce qu’il faut en retenir :

Le burn-out est un problème mondial. Il peut affecter n’importe qui - qu’il s’agisse d’ouvriers, d’employés de bureau ou d’artistes, et indépendamment de notre situation financière - qu’elle soit précaire, modérée ou aisée. Dans sa chanson, Stromae est ainsi conscient que le burn-out est une épidémie (taboue) bien répandue et déclare : « J’suis pas tout seul à être tout seul / Ça fait d’jà ça d’moins dans la tête / Et si j’comptais, combien on est / Beaucoup ».

Taboues, les pensées morbides qui peuvent accompagner cette “explosion psychique”, le sont aussi. Pourtant, selon une recherche menée par Front Public Health en Corée du sud en 2023, l’épuisement professionnel est bien lié à une probabilité plus élevée de 47% d’avoir des pensées suicidaires. En France également, selon la médecine du travail, ce lien a été identifié, et ce serait même intensifié ces dernières années post-Covid.

Bien qu’aujourd’hui la sensibilisation aux problèmes de santé mentale soit en augmentation, de nombreuses personnes ressentent encore de la honte et de la culpabilité à parler de ces sujets, craignant d’être vus comme “faibles”. Elles hésitent à demander de l’aide et choisissent souvent de souffrir en silence, jusqu’à atteindre des situations qui leur semblent alors désespérées. C’est ce qu’explique Isabelle Bordat, psychothérapeute et auteure du livre « Souffrance au Travail » : « beaucoup de gens en souffrance ne réagissent pas, à cause de la honte, la peur de dire non, l’envie d’être aimé… l’épuisement professionnel va conduire à la dépression, surtout s’il n’est pas traité. »

Selon une étude de 2020 publiée dans l’International Journal of Environmental Research and Public Health, le danger de la culpabilité liée au burnout non-traité est clair : la dépression, les troubles psychosomatiques, et même la consommation d’alcool et de tabac sont suspectés d’être des conséquences des niveaux de culpabilité les plus élevés associés au burnout.

Il est ainsi crucial de créer un environnement de travail où les difficultés mentales ne sont pas considérées comme taboues. Cela permettrait aux employés de s’ouvrir sur leurs problèmes et de recevoir le soutien dont ils ont besoin avant d’atteindre un point critique.

Comédie Musicale :

Inside / Bo Burnham (Netflix, 2021)

Une autre œuvre qui aborde le burn-out professionnel est “Inside” du comédien et musicien américain Bo Burnham. Burnham a créé cette comédie musicale pendant le confinement dû au Covid, entièrement seul, sans équipe de tournage ni production.

Dans ce “seul en scène” filmé chez lui, Bo Burnham aborde avec dérision les grands traits de notre époque pendant l’événement historique du Covid : les échanges en visios avec nos proches, la santé mentale, les réseaux sociaux… Cependant, le thème central de toutes les chansons de ce drôle de spectacle est le burn-out créatif pendant le confinement, avec des titres comme “Look Who’s Inside Again” (“Trying to be funny and stuck in a room / There isn’t much more to say about it / Can one be funny when stuck in a room? / Being in, trying to get something out of it”), “Shit” (“Wake up at 11:30, feeling like a bag of shit (Oh, no!)/ All my clothes are dirty, so I’m smelling like a bag of shit / Go to pour my coffee, and I miss my cup / OMG, that is just my luck / Look in the mirror, say, “What’s up, you useless fuck?”) et “Comedy”, ou Burnham exprime sa conscience qu’il ne peut pas changer les injustices du monde avec sa comédie, mais qu’il se sent quand même obligé de produire quelque chose.

Il est possible de voir les signes du burn-out et de l’épuisement chez Burnham lui-même pendant ces 87 minutes de comédie musicale. Ses cheveux et sa barbe s’allongent, et à mesure que les chansons défilent, Burnham semble de moins en moins énergique.

Ce qu’il faut en retenir :

Le Covid a eu une énorme influence sur le burn-out et le bien-être mental des employés, mais il est important de rappeler que le fléau de la pandémie persiste encore aujourd’hui.
Selon une étude d’OpinionWay et Empreinte Humaine de juin 2022, 34 % des salariés français sont en burn-out, un chiffre qui est trois fois plus élevé qu’avant la pandémie. Selon l’étude, l’épuisement professionnel pourrait être dû à un climat de travail plus difficile qu’avant le Covid, avec des collègues plus individualistes, des patients et des clients plus agressifs, ainsi qu’une incertitude économique et des contraintes accrues.


Article écrit par Nitzan Engelberg et edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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