S'engueuler au travail : et si ça avait du bon ?
19 déc. 2019
7min
Journaliste indépendante.
Consensus, compromis, convergence… et si la première syllabe de chacun de ces mots en disait long sur leur intérêt ? À l’heure du management bienveillant et de la culture positive, le conflit est devenu un « dirty word ». La tyrannie de l’empathie contraint à rechercher l’unanimité, éviter les désaccords et ménager les egos… Et si éviter le conflit en mode Bisounours avait plus de mauvaises conséquences qu’on ne le croit ? Est-ce qu’il n’y aurait pas du bon à se laisser aller à une bonne grosse engueulade pour remettre les choses à plat de temps en temps ? Nous avons enquêté sur le sujet.
Management bienveillant et mièvrerie, et si c’était trop ?
L’idée de la confrontation est souvent associée à des sentiments et des comportements négatifs : la violence, la rupture, la colère, le rejet, etc. Par extension, c’est donc le conflit lui-même qui devient un problème. Un phénomène d’autant plus ancré que, depuis notre plus jeune âge, l’école et la société prônent les bonnes manières et la bonne entente, même feinte. Mais notre rejet du conflit est aussi lié à la peur : « En esquivant le conflit, nous évitons de mettre en danger notre sécurité affective. Fuir la confrontation, c’est momentanément se soustraire au danger qu’elle peut éventuellement engendrer. Psychiquement, tout nous incite au non-conflit » explique Dominique Picard, psychosociologue clinicienne.
Dans son livre The Good Fight, Liane Davey explique la tension qui existe entre des organisations qui ont besoin de conflits pour avancer… et des collaborateurs qui sont formatés pour les éviter. Pourtant,la discorde est nécessaire pour faire avancer les discussions et obliger les différentes parties prenantes à trouver les meilleures solutions pour les résoudre. Comment lancer une opération marketing sans pénaliser les commerciaux ? Comment répartir le budget entre ces différents projets ? Comment répartir les bénéfices de cette nouvelle idée ? Autant de questions quotidiennes qui créent naturellement des situations d’opposition et obligent à trouver des solutions. C’est pourquoi elles ne doivent pas être écartées sous peine de menacer la santé même de l’entreprise. Oui, l’organisation a besoin de conflit pour réussir.
« Un jour, j’ai vu une collègue littéralement exploser après un événement ridicule, je crois que quelqu’un lui avait piqué ses sachets de thé. Elle a hurlé sur son collègue avant de claquer la porte. Ils travaillaient sur le même projet et avaient l’air de plutôt bien s’entendre, mais ils avaient des façons de travailler très différentes. Je pense qu’elle n’avait jamais osé lui dire à quel point sa façon de s’organiser et de se comporter l’irritait » nous raconte Julie, consultante interne dans la grande distribution. Lorsque l’on retient une frustration profonde par crainte que l’interaction ne se transforme en conflit, la relation prend parfois une trajectoire négative et les sentiments négatifs ne disparaissent pas pour autant. On crée ce que Liane Davey nomme une « dette de conflit ». Ce sont autant de petites tensions qui mijotent et refont surface régulièrement, jusqu’au jour où la pression devient insupportable et où vient le moment de payer les intérêts.
Péter les plombs, un mal pour un bien ?
« One fight a day keeps the doctor away », ne dit pas l’adage anglo-saxon. Or, rares sont les conflits qui se traduisent par des ramettes de papier qui volent et des échanges au langage fleuri. Ils sont plus insidieux, peut-être plus hypocrites. Les conflits larvés se cachent souvent derrière des courbettes et des grands sourires. Pourtant, s’engueuler franchement fait parfois du bien. La colère crée une rupture et libère. Et si elle reste exceptionnelle, elle vous assure d’être pris au sérieux par vos collègues ou vos supérieurs.
« Le pire avec la colère, c’est quand on ne l’exprime pas. Plus on la refoule, plus elle peut devenir dommageable pour la santé », explique Antoinette Giacobbe, psychothérapeute. Un conflit est l’occasion d’évacuer ses frustrations, indispensable à une bonne santé morale et physique. Il évite de laisser une tension s’installer dans la durée. Parfois, remettre les choses à plat est la seule manière de repartir sur une base saine avec un collègue.
S’embrouiller… dans les règles de l’art
S’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises situations, il y a malgré tout de bons et de mauvais conflits. Car crier sur un collègue pour vous soulager a tout de même de grandes chances d’empirer la situation. Mais bien gérée, une intervention musclée a toutes les chances d’apporter du positif, à condition de savoir limiter les dommages collatéraux. Mais alors, c’est quoi une « bonne » engueulade ? Liane Davey nous propose quelques pistes.
Conflit affectif vs. conflit cognitif
Des recherches mettent en avant la coexistence de plusieurs types de conflits, aux résolutions et aux impacts très différents. Le conflit affectif met l’accent sur les émotions et les différences entre les personnes. Il prend généralement la forme d’une attaque personnelle : « J’ai l’impression que tu ne comprends pas bien l’enjeu ici Josiane… » À l’inverse, le conflit cognitif se concentre sur l’action et la conversation : « Je pense que l’on pourrait examiner le problème autrement. As-tu une idée des impacts de cette solution sur ça ? » Il offre ainsi la possibilité de réfléchir et trouver une solution commune. Un bon conflit se concentre autour d’un problème, pas d’une personne. Lorsque l’on est en désaccord avec des gens plutôt qu’avec des idées, le conflit est rendu stérile.
Jugement vs. observation
Les méthodes de communication non-violente sont à la base de la gestion intelligente des conflits. « Tu m’as l’air complètement paumé sur ce projet Paul » est un exemple de jugement improductif qui met généralement l’autre sur la défensive. Au contraire, se concentrer sur les faits (« J’ai remarqué que tu avais passé deux jours à préparer la présentation de ton projet, habituellement tu le fais en une demi-journée ») dépouille le jugement et invite l’autre à ne pas entrer en résistance, mais plutôt partager sa réalité.
Proposer une solution vs. engager une discussion
Il est parfois tentant de vouloir couper court à un début de conflit en proposant une solution qui paraît juste et raisonnable pour tout le monde. Cependant, la majorité des conflits naissent d’une différence de points de vue sur le problème… Commencer une discussion litigieuse sans s’être aligné sur le problème conduit inévitablement à l’échec. « J’avais un boss qui avait l’habitude extrêmement irritante de parler à la place de tout le monde. Il devait vouloir paraître intelligent, alors il commençait toutes ses phrases par « Oui, je comprends ce que tu ressens » pour finalement proposer ses idées uniquement. Il était généralement complètement à côté de la plaque et ça lui donnait un côté manipulateur très désagréable », raconte Manon, chargée de communication dans l’assurance.
Finalement, une “bonne engueulade”, c’est une engueulade qui n’a pas eu lieu. Car elle s’est transformée en une discussion intelligente entre des personnes qui ne sont pas d’accord, mais cherchent à trouver un terrain d’entente. Il s’agit donc d’un conflit, certes, mais qui vise à être constructif.
Les bénéfices du conflit productif
Pour la majorité des managers et collaborateurs, le conflit est vu comme un phénomène à éviter plutôt qu’un chemin vers une plus grande compréhension et plus d’engagement. Liane Davey montre les bénéfices du « conflit productif » pour faire avancer une organisation.
Un bon conflit crée plus d’engagement
Si une nouvelle idée ne provoque pas un froncement de sourcil chez vos collègues ou une objection, il est très probable qu’ils ne vous aient pas écouté ou qu’ils s’en moquent. Cela veut aussi dire qu’il sera plus difficile d’obtenir leur aide le moment voulu. Au contraire, ferrailler autour d’un problème peut être extrêmement engageant. Un bon conflit secoue, rend les gens attentifs et les pousse à trouver tous les freins et les solutions à y apporter.
Un bon conflit est une opportunité de progresser
Oui, vos slides sont nazes. Elles sont tellement fournies et désorganisées que l’on ne peut pas se concentrer sur le fond. Les mots font mal, mais c’est en donnant et recevant des feedbacks intelligents que l’on peut progresser en tant que professionnel, et cela ne se fait pas sans une petite dose de discorde. « J’ai eu un boss super exigeant. J’en tremblais presque à chaque présentation et j’avais systématiquement tout à recommencer. Avec le recul, je réalise que ses retours étaient toujours justifiés et que finalement, c’est lui qui m’a le plus appris », raconte Jade, journaliste pour une chaîne d’information.
Un bon conflit prévient les drames avant qu’ils n’arrivent
Tout comme on procrastine à se lancer dans une séance de sport matinale, on procrastine aussi à avoir un conflit immédiat. Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, ce qui en ressort est généralement positif. Et le corps semble bien souvent plus adapté à une souffrance rapide et vive (un désaccord) plutôt qu’un stress et une frustration insidieuse et permanente (une dette de conflit). Laisser traîner une dispute, c’est prendre le risque d’ajouter chaque jour une nouvelle couche de frustration. Il est alors plus difficile de remonter à l’origine du problème pour le résoudre.
Un bon conflit génère plus de créativité et d’innovation
Les meilleures idées naissent quand on se permet de remettre en cause le statu quo. Et c’est d’ailleurs ce qu’ont fait les “pépites” de notre décennie : Uber “contre” les taxis, Airbnb “contre” les hôtels, Blablacar “contre” le train, etc. Les conflits sont inconfortables, mais ils sont nécessaires pour identifier de nouvelles solutions et de potentiels risques. « J’ai une collègue que j’adore et qui est devenue une amie, mais on est rarement d’accord dès le départ et on ne peut pas travailler ensemble sans hausser le ton. Bizarrement, on s’engueule mais on parvient toujours à en rigoler dès que l’on sort de réunion. Cette escalade est devenue notre jeu et c’est comme ça que nous trouvons les meilleures idées pour notre projet », raconte Samuel, consultant en organisation.
Un bon conflit améliore les relations au sein d’une équipe
Un manager qui encadre et invite à des conflits productifs permet à chacun d’expliquer sa façon de travailler et celle des autres, et désamorce les tensions pour une ambiance de travail plus électrique en surface… mais plus paisible dans le fond.
Un bon conflit… rend plus heureux
Une étude menée auprès d’employés américains et chinois en Chine a montré une corrélation entre la mise en place de méthodes de gestion des conflits positives - à savoir celles qui se concentrent sur l’expression des frustration et la recherche d’un terrain d’entente plutôt que sur l’évitement - et le bonheur au travail. En n’ayant plus peur du désaccord, il serait plus facile d’apprécier la vie d’équipe.
S’engueuler, ce n’est donc pas la fin du monde. Et c’est parfois même la meilleure chose à faire pour aller de l’avant et repartir du bon pied. Concernant le conflit, plus généralement, quand il est fait de façon intelligente, il peut non seulement aider des équipes à améliorer leurs performances, mais aussi à créer des liens plus forts et plus sains. C’est une façon d’offrir l’occasion de réparer les dégâts avant qu’il ne soit trop tard. Et pour cela, il est indispensable d’aborder le conflit comme un allié plutôt qu’un adversaire. Oui, il est possible d’avoir de « bons » combats, puis de passer à autre chose.
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