Prendre un congé sabbatique pour lancer sa boîte, ça se fait ?

10 juin 2019

7min

Prendre un congé sabbatique pour lancer sa boîte, ça se fait ?
auteur.e
Anouk Renouvel

Freelance @ Communication numérique

« I’d never seen myself as an entrepreneur, so being able to have that kind of security and something to fall back on, I think that played a pretty big role. »

« Je ne me serais jamais imaginée devenir entrepreneure, donc pouvoir bénéficier de ce niveau de sécurité et savoir que je pourrais retomber sur mes pieds a semble-t-il joué un rôle très important. », confie Jana Cagin à la BBC, six ans après avoir lancé avec son compagnon son e-shop de pièces de remplacement pour meubles. De quelle sécurité parle-t-elle ? De celle octroyée par The Right to Leave to Conduct a Business Operation Act, une loi suédoise datant de 1998 qui permet aux salariés de prendre un congé sabbatique pour lancer leur start-up. Alors, comment ce congé fonctionne-t-il ? Permet-il vraiment plus de sécurité pour le salarié ? Encourage-t-il réellement les Suédois à lancer leur start-up ? Et surtout comment cela se passe en France ? Autant de questions auxquelles nous répondons dans cet article.

Comment ça marche en Suède ?

La loi dispose que tout salarié qui justifie de plus de six mois d’ancienneté est en droit de faire la demande de ce congé (non rémunéré) auprès de son employeur, congé qui peut durer jusqu’à six mois maximum et qui lui permettra de créer son entreprise. Le salarié doit prévenir son employeur minimum trois mois à l’avance. Les restrictions sont les suivantes : il ne peut pas lancer un business qui concurrencerait son entreprise actuelle et l’employeur peut refuser (ou reporter) le congé si le salarié est indispensable au bon fonctionnement de l’entreprise. Si le projet entrepreneurial lancé par l’employé fonctionne et s’il souhaite s’y consacrer totalement, il peut choisir de démissionner à la fin de son congé. Dans le cas inverse, il peut récupérer son ancien poste, comme si de rien n’était.

Ainsi, il semble que ces conditions soient idéales pour les salariés, qui bénéficient ainsi d’un véritable filet de sécurité : ils peuvent se lancer tout en minimisant les risques en cas d’échec. Notons tout de même que le congé n’est pas rémunéré : faire ce choix signifie qu’il faut avoir préalablement penser à mettre des fonds de côté pour lancer son projet. Il n’existe malheureusement aucun relevé du nombre exact de salariés ayant eu recours à ce dispositif.

Mais qu’en pensent les employeurs ? On pourrait les penser frustrés en raison des allers-retours effectués par leurs salariés… Eh bien, détrompons-nous : cette aventure entrepreneuriale semble être bien plus valorisée que stigmatisée ! « Laisser partir un(e) salarié(e) pour qu’il (ou elle) essaie quelque chose de nouveau, puis qu’il (ou elle) revienne est loin d’être vu comme négatif », explique à la BBC Claire Ingram Bogusz, docteure en économie suédoise qui a étudié les différents systèmes de congés du pays. Au mieux, leur réaction est neutre, voire même positive, car le salarié comprend que le poste qu’il occupe est vraiment fait pour lui. Et cette aventure lui aura permis d’acquérir de nouvelles compétences (autonomie et polyvalence, si ce n’est plus), qui feront de lui un meilleur élément. Enfin, le salarié de retour sera plus à même d’apprécier les avantages et les privilèges d’un emploi stable et il sera donc plus épanoui au travail.

Cette approche plutôt détendue est probablement liée au fait que la culture du travail en Suède l’est également. La prise de responsabilités, l’autonomie, l’ouverture d’esprit sont des qualités encouragées et les employeurs sont sensibles au bien-être de leurs salariés. En bref, une situation gagnante pour toutes les parties ! Notons aussi que les citoyens suédois sont bien lotis question congés et sont donc habitués à ces allers-retours, les leurs et ceux de leurs collègues : ils bénéficient de cinq semaines de congés payés et non moins de 16 mois de congés parentaux (à diviser entre les deux parents)… Cela explique pourquoi ce type de congé est vu de façon positive par les salariés, mais aussi par les employeurs et la société de manière générale.

Une approche originale pour encourager la création d’entreprise

On s’est tout de même demandé ce qui a poussé l’État suédois à créer ce dispositif. D’après Séverine Le Loarne-Lemaire, professeure associée à Grenoble École de management et spécialiste des questions liées à l’entreprenariat, le but de cette loi est de relancer l’économie suédoise par la création entrepreneuriale. Mais l’approche mise en place est originale : à ses yeux, il y a une véritable volonté de l’État de transformer les normes sociales vis-à-vis de l’entreprenariat. Elle explique : « Il s’agit de faire en sorte que l’ensemble du collectif, entreprises comme individus, intègre l’idée qu’il est possible de considérer la carrière de l’entrepreneuriat comme une voie parmi d’autres (notamment le salariat). » Le deuxième objectif serait de désacraliser l’univers de l’entrepreneuriat : « i son projet perso-pro ne fonctionne pas ou si on n’aime pas être (auto)entrepreneur, ce n’est pas grave !* », ajoute-elle. La vie continue !

L’approche suédoise va donc encore plus loin : en plus de rendre l’entrepreneuriat moins risqué financièrement, ce congé, qui permet de revenir occuper son poste, rend l’expérience moins risquée socialement. De fait, abandonner sa carrière professionnelle pour lancer sa start-up est considéré comme un véritable sacrifice pour les Suédois, qui craignent de perdre leur statut social. Et cette crainte freine tout autant les éventuels entrepreneurs que le fait le risque financier. Samuel Engblom, à la tête de la Confédération suédoise des employés (TCO), le confirme : « On pourrait promouvoir l’entreprenariat en axant sur son côté lucratif, ce que l’on fait dans une certaine mesure, mais on peut aussi le promouvoir en diminuant le sentiment d’insécurité. »

Mais la solution miracle pour booster la scène entrepreneuriale suédoise ?

Une stratégie payante ? Si on s’intéresse au nombre de start-up suédoises, on a tendance à répondre oui ! La Suède est la deuxième zone géographique du monde, après la Silicon Valley, qui totalise le plus grand nombre de start-up valant des millions de dollars par habitant. Deuxième chiffre plutôt parlant : il y a 20 start-up pour 1 000 habitants en Suède contre cinq pour 1 000 aux États-Unis. On surnommerait même Stockholm, la capitale du pays, la “fabrique à licornes” – “licorne” étant le nom donné aux start-up valorisées à plus d’un milliard de dollars ! En effet, on ne peut passer à côté des succès incontournables que sont ceux de Spotify, service de streaming musical ou de King, l’éditeur de jeux vidéo derrière Candy Crush, notamment. En bref, l’écosystème entrepreneurial suédois semble on ne peut plus dynamique, mais est-ce vraiment dû au Right to Leave to Conduct a Business Operation Act ? Ce congé de six mois seulement, soit « un temps bien trop court pour initier une activité sérieuse et pérenne », tempère Séverine Le Loarne-Lemaire, serait-il le seul élément responsable de ce succès ?

Spoiler alert : non, ou en tout cas pas uniquement. D’abord, on note une hausse des créations de nouvelles entreprises dès le début des années 1990, en d’autres termes bien avant l’application de la fameuse loi. À cette époque, la Suède vit une crise économique de grande ampleur : récession, augmentation du taux du chômage, effondrement du marché immobilier… L’État suédois prend alors des mesures drastiques pour renverser la vapeur : dérégulation, ouverture à la concurrence, prêts aux banques… Ces nouvelles lois ont aussi pour objectif de limiter la mise en place de monopoles et de faciliter la création de nouvelles entreprises. L’État suédois décide également de réduire les impôts sur les bénéfices des entreprises, qui passent de 52 % à 30 %. Cette politique de réduction des taxes s’est poursuivie dans les années 2000 avec la suppression de l’impôt sur l’héritage, ainsi que de l’équivalent de notre impôt sur la fortune afin d’encourager les investissements dans les nouvelles entreprises : un pari risqué mais gagnant !

Enfin, il ne faut pas négliger l’ensemble du système social suédois, qui fournit un véritable filet de sécurité aux citoyens : frais de scolarité gratuits, assurance chômage, assurance santé… Ce sont bien tous ces facteurs réunis, économiques comme sociaux, qui sont à prendre en compte lorsqu’on constate l’effervescence entrepreneuriale suédoise.

Et en France, comment ça se passe ?

Sachez déjà que si vous souhaitez faire une pause dans votre carrière (sans forcément lancer votre start-up), vous avez deux options à disposition :

Le congé sabbatique
Vous devez avoir au moins 36 mois d’ancienneté dans votre entreprise et six années de vie professionnelle derrière vous. Le temps du congé peut être fixé par convention ou accord collectif d’entreprise : renseignez-vous auprès du département RH. Sinon, la loi fixe la durée minimale à six mois et la durée maximale à 11 mois.

Le congé sans solde
Ce dernier étant beaucoup moins encadré par la loi, c’est à vous d’en fixer les limites avec votre employeur, au cas par cas. Si vous souhaitez passer le pas de l’aventure entrepreneuriale à proprement parler, vous avez aussi le droit, comme en Suède, à des congés dédiés, qui vous permettent de reprendre votre poste en cas d’échec ou si vous changez d’avis ! Le congé pour création d’entreprise peut même prendre deux formes, afin de s’adapter au mieux à vos besoins.

  • Un congé d’un an (ou moins) renouvelable
    Vous devez avoir au moins 24 mois d’ancienneté dans l’entreprise et devez prévenir votre employeur au moins deux mois avant. Évidemment, là aussi, vous n’avez pas le droit de vous lancer dans une activité concurrentielle. Vous ne pouvez pas bénéficier deux fois de ce congé dans la même entreprise. Notons que dans une société de moins de 300 salariés, l’employeur peut refuser de vous accorder ce congé.
  • Le temps partiel pour création d’entreprise
    Les conditions sont les mêmes, sauf que vous devez en plus vous accorder avec votre employeur sur les modalités du temps partiel.

Quelle que soit la solution que vous privilégierez, sachez que pendant votre congé vous ne serez pas rémunéré, vous ne gagnerez pas en ancienneté, vous ne cotiserez pas pour votre retraite et vous ne serez pas éligible au régime du chômage. En revanche, vous serez toujours assuré par la Sécurité sociale.

Fait étonnant, ce congé pour création d’entreprise semble relativement méconnu en France, autant par les employés que par les employeurs. En effet, alors qu’on nous enseigne, au secondaire et dans le supérieur, ce qu’est le système de Sécurité sociale ou nous explique le fonctionnement du congé maternité ou parental, le congé pour création d’entreprise n’est jamais abordé, sauf rares exceptions. Après leur embauche, le département RH devrait semble-t-il les informer sur l’ensemble de leurs options, mais dans les faits c’est aux employés éventuellement intéressés d’être proactifs, voire de s’enquérir eux-mêmes des démarches à effectuer. Cette information nous est confirmée par Séverine Le Loarne-Lemaire : « Contrairement à la Suède, en France, on ne markète pas ces congés ! » Et ce alors qu’ils peuvent même être plus avantageux que le congé suédois : en France, vous avez le choix entre plusieurs options et même s’il y a des contraintes d’ancienneté vous avez plus de flexibilité au niveau de la durée, un facteur particulièrement appréciable quand on parle de création d’entreprise, qui implique souvent de nombreux imprévus.

Ainsi, même si le système français semble en avance sur son équivalent suédois, notons que l’approche originale adoptée par la Suède, qui vise à transformer les normes sociales, est probablement la bonne : élever l’entreprenariat au rang du salariat dans les mentalités, là réside peut-être bien le meilleur moyen pour encourager la création d’entreprise.

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Photo par WTTJ

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