Parler (en bien) de sa boîte sur ses propres réseaux : la nouvelle obligation ?

05 juin 2023

7min

Parler (en bien) de sa boîte sur ses propres réseaux : la nouvelle obligation ?
auteur.e
Lisa Lhuillier

Journalist Modern Work @Welcome to the Jungle

contributeur.e

C’est le nouveau terme à la mode concernant l’influence pour les entreprises : « l'employee advocacy ». Le principe est simple : sur le modèle des influenceurs d’Instagram, les collaborateurs d’une société communiquent sur leurs réseaux personnels au nom de leur entreprise. Plus ou moins volontaires, plus ou moins formés, ces “ambassadeurs” se multiplient et posent la question : où commence et s’arrête la sincérité ? Et serons-nous tous, demain, obligés de vanter les mérites de nos boîtes sur les réseaux ?

Sur le compte LinkedIn de Valentine, chargée de communication d’un grand groupe de luxe, on trouve des posts sobres, épurés, avec des visuels en noir et blanc. « Ce sont les directives qui m’ont été données par ma hiérarchie » avoue la vingtenaire, un peu dépitée. Il y a encore quelque mois, la jeune femme arborait une page colorée, agrémentée de posts quotidiens, illustrés d’emojis en tout genre. « Au bout de deux mois dans la boîte, j’ai été convoquée par ma direction parce que je partageais des choses “trop personnelles” sur mes réseaux. Ils m’ont dit que ça n’était pas en adéquation avec l’image de la marque, et m’ont distribué une “charte des réseaux sociaux” avec des consignes à suivre. » Pour Valentine, c’est une vraie surprise. Elle ne pensait pas un jour se voir réprimandée parce qu’elle utilisait « trop d’emojis », d’autant plus sur sa propre page LinkedIn. « J’ai dû me plier aux recommandations de la structure : ma bannière, la police d’écriture ou encore la ponctuation que j’utilise me sont maintenant imposées. » Valentine, comme d’autres avant elles et comme de plus en plus de salariés, a découvert ce qu’on appelle « l’employee advocacy », nouveau Graal des entreprises en quête d’influence. Le principe ? Les salariés se voient désormais plus ou moins invités - forcés ? - à communiquer positivement sur leur boîte sur leurs propres réseaux, le réseau professionnel LinkedIn en tête.

Un levier d’engagement majeur

Selon le 2021 Edelman Trust Baromete de 2021, les publications des salariés sur les réseaux sociaux généreraient huit fois plus d’engagement que celles des comptes officiels d’entreprise. On comprend pourquoi les dirigeants ont tout intérêt à convertir leurs collaborateurs à cette pratique. Guillaume Coudert, coach accompagnateur en marque employeur, analyse : « Aujourd’hui, on ne peut pas compter uniquement sur la communication institutionnelle portée par la marque pour attirer une audience. Le contenu officiel de l’entreprise est forcément charté, et donc moins authentique : c’est là que le contenu du collaborateur vient apporter cette touche plus humaine en complément. » Les posts de ces “salariés anonymes”, destinés aux amis, à la famille ou à d’anciens collègues, peuvent finalement toucher une audience beaucoup plus large que les posts officiels de l’entreprise. Multipliés par le nombre de salariés qui publient du contenu, la cible touchée peut se voir multipliée par dix.

« L’employee advocacy est bénéfique pour toutes les entreprises. Celles qui ne le font pas se tirent une balle dans le pied. » - Aude Fraïoli Marçal, experte et enseignante en personal branding.

Si aujourd’hui, la plupart des entreprises et de leurs salariés communiquent au quotidien sur les réseaux sociaux, il y a quelques années encore, ils étaient strictement prohibés dans les bureaux. En 2014 encore, 36% des grandes entreprises Françaises bloquaient l’accès aux réseaux sociaux sur les postes de travail de leurs employés. Seuls les grands patrons avaient accès aux réseaux sociaux de l’entreprise, vantant leurs mérites professionnels à travers des données chiffrées très peu personnalisées… Une stratégie très vite remplacée par le « storytelling » : on comprend dans les années 90 qu’il vaut mieux viser l’affect du consommateur, en racontant une histoire autour d’un service ou d’un produit, plutôt que d’en faire une description froide. Ce sont déjà là les prémisses de l’employee advocacy, qui fonctionne selon les mêmes codes : plus d’humain et moins de chiffres.

D’après Aude Fraïoli Marçal, experte et enseignante en personal branding, « ne pas savoir parler de ses projets, c’est déprécier ses compétences ». Et si dans son métier de communicante, cette affirmation semble évidente, c’est d’après elle valable pour tous les secteurs. « On prête souvent ces pratiques de communication “modernes” exclusivement aux start-up » explique-t-elle, « alors que c’est bénéfique pour toutes les entreprises. Celles qui ne le font pas se tirent une balle dans le pied ». « Le sujet commence à s’étendre à tous types de structures » acquiesce Guillaume Coudert, « Les grands groupes l’ont déjà bien compris, et récemment, une boîte de paysagisme m’a même demandé mes services ».

Aujourd’hui, plus de 70% des candidats postulent à des offres d’emplois directement depuis leurs réseaux sociaux. Les entreprises auraient donc tort de ne pas tout faire pour embellir leur image sur ces plateformes. Même en scrollant sur Instagram ou TikTok, on tombe régulièrement sur des messages publicitaires, des conseils de recherche d’emploi ou des offres directes : « ce sont des médias à ne pas négliger ! », confirme Guillaume Coudert.

« Certains collaborateurs ne demandent qu’à être sollicités ! »

Désormais, l’employee advocacy ne peut donc plus laisser place à l’improvisation. De plus en plus d’entreprises mettent en place des formations en interne - sur la base du volontariat assurent-elles - pour accompagner les salariés demandeurs. « Ces formations durent généralement une journée », indique le coach Guillaume Coudert. Mais certains comme Martin, directeur d’agence pour le même groupe bancaire depuis 11 ans, suivent même plusieurs modules, pendant plusieurs semaines. « J’ai par exemple suivi une formation du cabinet Blendy et une de LinkedIn pour apprendre à optimiser mes posts, et à séduire le maximum de personnes » témoigne-t-il avec entrain. « Certains collaborateurs ne demandent qu’à être sollicités ! »

D’après Martin, désormais donc ambassadeur depuis quelques mois de sa boîte, « c’est à la fois utile et agréable puisqu’on a le sentiment de créer une communauté au sein de la structure. A chaque fois qu’un collaborateur poste, on republie, commente… On le soutient ». Comme chez les influenceurs beauté ou lifestyle finalement, l’esprit communautaire de cette stratégie en fait un allié de taille : les collaborateurs se sentent importants, reconnus pour leur travail et leur éloquence, ce qui en fait des très bons porteurs de marque. « On voit des collaborateurs qui s’épanouissent vraiment dans leur rôle, et il n’y rien de mieux pour les entreprises » conclut Guillaume Coudert.

« Notre page LinkedIn n’appartient pas à notre employeur ! »

Pourtant, ces prises de paroles peuvent parfois se retourner contre les entreprises. Si la direction instrumentalise trop les réseaux individuels, insiste lourdement sur l’importance des partages de posts ou transmet des contenus standardisés à publier, l’effet peut être dévastateur. « Ma manageuse m’a proposé de partager les projets de l’équipe sur LinkedIn, mais elle reprenait chaque post que je publiais, je me suis donc demandée pourquoi elle m’avait sollicitée… » confie Lucie, stagiaire en communication événementielle. Dans la jeune entreprise de Solène, qui préfère prendre un prénom d’emprunt, la discussion a récemment été animée autour de la machine à café. « Depuis quelques mois, la nouvelle directrice de la comm insiste pour que l’on change nos photos LinkedIn pour des photos faites en interne, avec le même fond “corporate” pour tout le monde, une description standardisée de nos tâches… Ça fait débat. Moi, j’estime que LinkedIn est un objet personnel, qui n’appartient pas à notre employeur : il est relié à notre adresse perso, il retrace toute notre carrière… Les entreprises ne devraient pas essayer de les contrôler à leur compte ! »

Tout l’intérêt de ces posts réside dans leur singularité et leur authenticité, il faut que ça soit un témoignage personnel et spontané pour qu’il ait du poids. Dès lors que les structures s’emparent de ces discours, ils perdent alors en intensité : « Au final, mes publications ne me ressemblaient plus, et donc mes proches n’interagissaient plus », confie Lucie.

Évidemment, ces prises de parole spontanées restent encadrées. Les entreprises qui développent une stratégie d’employee advocacy mettent en place une charte d’utilisation des médias sociaux (social media policy), qui recense les interdictions légales ainsi que les directives de la structure : par exemple, il est interdit dans le droit du travail de nuire à son employeur à travers des messages dégradants ou de dévoiler des données personnelles de clients. Tiffany, juriste en entreprise, accompagne les dirigeants à encadrer ces pratiques : « Un manager peut proposer à un collaborateur de communiquer pour la structure, dans la limite du légal, mais ne peut rien lui imposer. »

Plus poussé encore que les formations, certaines entreprises recrutent directement des ambassadeurs pour exercer à temps plein des posts d’« in house influencers ». Ces profils sont déjà initiés à la communication sur les réseaux sociaux, et sont déjà suivis, parfois par des milliers de personnes. Jules, 22 ans, a été in house influencer chez Pernaud-Ricard pour une mission de 2 ans : « Mon rôle était de représenter la marque à l’international. J’avais un budget à disposition, et je l’utilisais librement. Personne ne validait ou ne contrôlait ce que je postais, ils m’ont fait totalement confiance. » Jules affirme que pour être un bon ambassadeur, il faut être 100% en accord avec les valeurs de la marque. Cette stratégie garantit aux dirigeants plus de sécurité, car les influenceurs internes sont déjà sensibilisés à la culture de l’entreprise et à ses objectifs, il ne s’agit pas de partenariats isolés.

Tout travail mérite salaire ?

Si le titre d’influenceur in house est un poste à temps plein rémunéré, les employés ambassadeurs, eux, font ça en bonus de leur job, et souvent même en dehors de leur temps de travail. Pourtant, cette communication est largement bénéfique à l’entreprise, ne peut-on pas alors considérer ce « deuxième job » comme des heures sup’ ? D’après Guillaume Coudert, « la réalisation d’un seul post LinkedIn peut parfois prendre jusqu’à 30 minutes ». Un temps non négligeable, sachant qu’on estime que pour une communication professionnelle efficace sur LinkedIn, il faut compter en moyenne deux à cinq posts par semaine.

« C’est marrant, parce que quand je parle de ma nouvelle mission d’ambassadeur à ma famille ou mes amis, leur première question c’est très souvent “mais est-ce que tu es payé ?” », ajoute Martin, amusé. Si cette contribution est bénévole, c’est selon Aude Fraïoli Marçal parce qu’une rémunération biaiserait les prises de parole, censées être spontanées : « De la reconnaissance, oui. Mais il ne faut pas que les collaborateurs commencent à le faire pour la gratification, car cela perdrait en authenticité ». Martin se rappelle : « Certains collaborateurs à qui ma hiérarchie avait proposé d’endosser un rôle d’ambassadeur ont refusé lorsqu’on leur a annoncé qu’ils ne seraient pas rémunérés, ce qui me fait dire que ça aurait probablement été de mauvais communicants (rires). Pour s’épanouir dans cette tâche, il faut que ça reste un plaisir. »

Plaisir ou pas, l’employee advocacy s’est désormais glissée dans les écoles et les cours dédiés au Marketing. Martin intervient auprès de jeunes en première année de BTS quelques heures par semaine, et leur parle du rôle d’ambassadeur : « Les étudiants sont accros à LinkedIn, ils l’utilisent beaucoup et sont très volontaires. C’est totalement un public cible, alors autant planter la graine », détaille le directeur d’agence. Un comportement qui ne plaît cependant pas forcément à tous les dirigeants, comme Christophe, directeur d’une agence de pub parisienne, pour qui une sur-exposition sur les réseaux sociaux semble parfois absurde : « Un candidat qui s’étend trop sur ses réseaux sociaux est pour moi assez rédhibitoire, je l’embaucherai plus difficilement qu’un autre. On n’est pas obligés de raconter toute sa vie ! » Que l’on communique trop pour certains, ou pas assez pour d’autres, nos comportements sur nos réseaux sociaux sont en tout cas toujours plus scrutés par nos futurs recruteurs… Et la manière dont on décide de les utiliser aura désormais un impact sur nos vies professionnelles.

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ