Le marché du travail défavorise les jeunes : rencontre avec Camille Peugny
21 nov. 2023
7min
Bien loin d’être des travailleurs et travailleuses comme les autres, les jeunes se confrontent aujourd’hui à une précarisation qui ne fait que croître. C’est le triste constat dressé par Camille Peugny, sociologue spécialisé dans les politiques de la jeunesse, dans sa contribution au sein de l’ouvrage collectif Que sait-on du travail ? (Éd. Science Po, 2023).
Quelle est la situation actuelle des jeunes sur le marché de l’emploi ?
Dans les années 1980, 15 % des moins de 25 ans en emploi exerçaient leur emploi dans une forme précaire. Aujourd’hui, cela concerne un peu plus de la moitié d’entre eux. La part des emplois précaires parmi les moins de 25 ans a triplé en 40 ans. Après, dans ce chiffre global, il y a des différences importantes qui sont liées au niveau de diplôme. Plus celui-ci est élevé, plus la probabilité de trouver un emploi stable est forte et plus le salaire au premier emploi est élevé. À l’inverse, les jeunes sans diplôme ou seulement avec le brevet des collèges font face à un risque de chômage très élevé et à des emplois très précaires.
Depuis les années 1980, le chômage des actifs de moins de 25 ans est de 20 %. Qu’est-ce qui explique ce taux de chômage à l’époque ? Et pourquoi ce taux reste-t-il inchangé aujourd’hui ?
À la fin des années 1970, la France est entrée dans l’ère du « chômage de masse » avec les chocs pétroliers et l’arrivée de la crise économique. Les jeunes sont les premiers à être victimes de cette augmentation rapide du chômage puisque l’on voit apparaître très brutalement dans les statistiques un risque du chômage qui concerne un jeune actif sur cinq. En fait, depuis 40 ans, le taux de chômage des jeunes actifs de moins de 25 ans est ainsi deux, voire trois fois plus élevé que celui du reste de la population !
Il faut comprendre que quand la conjoncture se dégrade, ceux qui sont en dehors du marché du travail peinent à y entrer puisque les conditions d’entrée sur le marché du travail sont durcies. Les jeunes avec peu ou pas de qualifications accèdent à des emplois précaires, de l’intérim et des CDD lorsque la conjoncture est positive. Mais dès qu’elle se retourne, ils sont les premiers à perdre leur emploi.
Vous insistez sur la détérioration et la précarisation des conditions d’emploi des moins de 25 ans. En plus des crises économiques, qu’est-ce qui a favorisé cette précarisation ?
La précarisation de l’emploi se met en place dans les années 1970 pour faire face aux effets de la crise économique, notamment avec la première loi sur le travail intérimaire introduite en 1972 et celle sur les CDD en 1979. On voit à ce moment là la conjonction de deux facteurs : d’une part la nécessité voulue de donner aux employeurs des contrats qui ne les enferment pas dans une relation d’emploi dont il est difficile de se défaire, d’autre part les jeunes entrants sur le marché du travail font les frais de ces nouveaux types de contrats. Ceci étant dit, il est vrai que ces contrats sont parfois un tremplin vers un emploi stable.
« Depuis 40 ans, le taux de chômage des jeunes actifs de moins de 25 ans est deux, voire trois fois plus élevé que celui du reste de la population ! »
Sur les carrières des jeunes, vous vous interrogez sur un potentiel « effet cicatrice ». En quoi consiste-t-il ? Les carrières des jeunes aujourd’hui ont-elles plus de risques d’être précaires sur le long terme par rapport aux générations précédentes ?
L’effet cicatrice s’observe lorsque le retard qui est pris en début de carrière ne se résorbe pas totalement par la suite. Pour les générations qui ont 40 ans aujourd’hui, on s’aperçoit que le taux de précarité est de dix points supérieurs à celui que rencontraient les générations qui avaient 40 ans il y a 20 ou 30 ans, ce qui est beaucoup. Le retard pris en début de carrière en termes d’accès à un emploi stable n’est donc pas rattrapé. En termes de probabilité d’accès à un emploi stable, la précarité grignote les existences des jeunes générations.
Votre contribution montre qu’il existe aussi des disparités entre les jeunes hommes et femmes. Quelle place le genre occupe-t-il dans la précarisation du travail ?
Ce qui crée des différences entre les jeunes hommes et femmes sur le marché du travail, ce sont des différences en termes de filières, c’est-à-dire de type d’étude plutôt que de niveau d’étude. Aujourd’hui, les jeunes femmes sont davantage diplômées que les jeunes hommes. En revanche, elles s’orientent moins fréquemment dans les filières d’études qui amènent à des salaires élevés. Les rémunérations sont plus élevées avec une formation scientifique qu’avec une formation littéraire ou en sciences sociales qui mènent vers des secteurs d’activités moins rémunérés par rapport aux filières plus masculines. Il y a dans le système éducatif français une filliarisation accrue de sorte qu’on ne peut pas raisonner simplement en termes de niveau de diplôme.
Certains discours politiques et médiatiques avancent que les aspirations professionnelles des jeunes sont radicalement différentes par rapport aux générations précédentes. Qu’en est-il réellement ?
Peu de travaux empiriques permettent de tester sérieusement ces hypothèses. Beaucoup de discours dans la rhétorique des managers, des ressources humaines, et dans la littérature en sciences de gestion soulignent ce qui serait le nouveau rapport au travail des jeunes générations en quête de sens, qui ne voudraient plus perdre leur vie au travail, ou qui voudraient davantage concilier leur vie personnelle et leur vie professionnelle. Ce que l’on sait, c’est que comme pour les autres classes d’âge, le rapport au travail est lié à des variables qui sont le niveau de diplôme, l’adéquation entre la formation et l’emploi, et le niveau de rémunération. Plus on est diplômé, plus on a des ressources à faire valoir sur le marché du travail et plus on peut se permettre d’être exigeant.
« Plus on les oriente tôt, à fortiori contre leur volonté, dans des filières courtes et professionnalisantes, plus on enferme les jeunes dans un segment du marché du travail qui sera peut-être en crise ou qui disparaîtra dans quelques années. »
Le rapport des jeunes avec le travail peut-il être et doit-il être représenté de façon homogène ?
Les recherches qui ont essayé de questionner les aspirations professionnelles des jeunes montrent qu’on ne peut pas homogénéiser l’attitude des jeunes par rapport au travail. Une étude typologique réalisée par mes collègues Estelle Bonnet, Zora Mazari et Élise Verley a montré que quand on s’intéresse au rapport à l’emploi, on a quatre groupes de jeunes. Il y a des jeunes « sereins et engagés », qui occupent un emploi en adéquation avec leur formation et dont ils sont satisfaits. Les « arrivés » sont satisfaits de leur situation et ne cherchent pas forcément un autre emploi. Les « désabusés et persévérants » sont dans une forme de déception mais continuent à essayer de jouer le jeu de la carrière. Enfin, les « insatisfaits résignés » ont cessé de chercher un emploi à hauteur de leurs qualifications et se maintiennent dans des emplois déqualifiés mais ne représentent que 21 % des jeunes. On ne peut donc pas avoir une réponse politique univoque à la question du rapport au travail des jeunes.
Récemment, Emmanuel Macron a annoncé vouloir développer des formations à bac +1 « comme un sas entre le lycée et le marché du travail » ainsi que des formations universitaires plus courtes, plus diplômantes et plus qualifiantes « entre un et trois ans […] dans des villes périphériques ». Donner une place centrale aux entreprises et à l’emploi dans la formation des jeunes ne risque-t-il pas d’accentuer un déséquilibre en défaveur de ces derniers sur le marché du travail ?
Évidemment, tous les jeunes ne souhaitent pas faire de longues études, donc permettre à ceux-ci et celles-ci de réaliser leur projet professionnel dans un temps relativement court peut être pertinent ! Le problème est que parmi les jeunes qui font des études courtes, on a des jeunes d’origines populaires, des jeunes ruraux et des jeunes périurbains. Or, plus on les oriente tôt, à fortiori contre leur volonté, dans des filières courtes et professionnalisantes, plus on les enferme dans un segment du marché du travail qui sera peut-être en crise ou qui disparaîtra dans quelques années.
« Si on veut faire progresser l’égalité des chances, il faut distribuer autant que possible à tous et à toutes des compétences générales. »
Vous êtes également l’auteur de l’essai Pour une politique de la jeunesse (Éd. Seuil, 2022) dans lequel vous expliquez que la France n’a pas de politique forte pour réduire les inégalités qui fracturent la jeunesse. Que préconisez-vous ?
Si on veut faire progresser l’égalité des chances, il faut distribuer autant que possible à tous et à toutes des compétences générales puisque dans une économie ouverte à la mondialisation où chacun et chacune doit en permanence se réinventer, anticiper les transitions, se former à nouveau, changer de secteur d’activité, etc., ce qui permet de faire ça, c’est d’avoir des compétences générales. Pour ma part je défends donc une conception de la jeunesse qui devrait être un temps long de l’expérimentation où l’on donne aux jeunes les moyens de trouver leur place dans la société et sur le marché du travail. Par exemple, en mettant en place un salaire étudiant pour tous qui éviterait aux jeunes précaires de devoir trouver un job étudiant pour subvenir à leurs besoins. Il faudrait également étendre le RSA aux moins de 25 ans puisque les dispositifs d’aides sociales pour les 18-25 ans reposent sur le niveau de ressource des parents, ce qui tend à favoriser les inégalités entre les classes sociales.
Il est aussi nécessaire de développer une politique de la seconde chance pour les décrocheurs en leur permettant d’intégrer une formation professionnelle tout en disposant d’une allocation d’autonomie. Les exemples étrangers - comme au Danemark par exemple - montrent que c’est l’intervention de l’État qui permet aux jeunes d’expérimenter, de se trouver et d’avoir confiance en leur avenir. C’est le cadre vers lequel on doit évoluer.
Estimez-vous que les dirigeants politiques prennent suffisamment en compte les travaux scientifiques sur le monde du travail ?
Non. D’ailleurs, notre ouvrage “Que sait-on du travail ?”, écrit par plusieurs dizaines de chercheurs, se veut justement une sorte de cri pour dire que beaucoup d’économistes, de sociologues et de statisticiens enquêtent sur le travail mais que les politiques ne se saisissent pas de ces travaux.
Le point de départ de ce livre, c’est la réforme des retraites qui nous a semblé ne pas prendre en compte un grand nombre de réalités du monde du travail qui étaient documentées depuis des années par les sciences sociales. D’une manière générale, on ne peut pas dire qu’il y ait une grande attention qui soit portée aux travaux en sciences sociales pour éclairer les décisions politiques.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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