Faire pointer ou ne pas faire pointer au travail, telle est la question ?
06 sept. 2023
6min
Les pointeuses et badgeuses font leur grand retour avec un format plus moderne et digitalisé. Leur but ? Mesurer les heures de présence et faciliter le comptage des heures supplémentaires. Entre protection et surveillance salariale, la frontière est mince.
« Vérifiez mon travail, pas mon badge » : c’est le slogan scandé par les salarié·es de Google qui s’insurgent contre l’obligation de badger quand ils / elles sont sur site. Pourquoi une telle mesure à contre-courant ? Google exige un retour des équipes au bureau à hauteur de trois jours par semaine. Les ressources humaines de l’entreprise ont même décidé d’inclure le temps passé au bureau dans les évaluations de performance. Alors que cette méthode aux allures néo-fordistes reste discutable, les dispositifs de pointage (mobile, physique…) connaissent un regain d’intérêt : l’un des fabricants revendique une croissance de 46 % de vente en 2022. Les arguments défendus par les employeurs ? Proposer une gestion efficace et fiable de l’accès, des flux et du décompte du temps de travail qui devient un imbroglio alors que le travail s’hybride et que l’unité de lieu et de temps sont de plus en plus disjointes.
À quoi ressemble une journée avec une badgeuse en 2023 ? Les salarié·es doivent se signaler via l’outil dès le début de leur activité, à distance ou en présentiel. Idem en fin de journée. En apparence, une pratique sans couture et facile à mettre en place. Néanmoins, plusieurs questions se posent : une pointeuse est-elle pertinente alors que le décompte du temps de travail est une mesure qui semble désuète ? Est-ce en phase avec les débats actuels sur le management par objectif ou même les attentes salariales sur la confiance ? Quelles sont les conditions optimales de déploiement ? Pour décrypter les enjeux légaux et les effets humains de cet outil polémique, deux expertes du Lab, Élise Fabing et Céline Méchain, partagent leur vision.
Outil de pointage : que dit la loi ?
Selon le Code du Travail, toute entreprise se doit de contrôler les horaires d’arrivée et de départ de ses employé·es. « La mesure de la présence au travail est une obligation légale. On n’y déroge pas. Même les cadres au forfait, qui par définition ne sont pas soumis à des horaires minimum imposés, ont un suivi de leur nombre de jours déclarés travaillés. Cela reste moins précis et moins contraignant que le suivi des heures de présence, mais c’est une contrainte administrative imposée », explique la DRH Céline Méchain.
Pour suivre ces données, l’entreprise est donc libre d’installer ou non une pointeuse badgeuse. « Néanmoins, il existe des conditions strictes dans sa mise en place », souligne l’avocate en droit du travail Élise Fabing. « D’abord, il y a le droit au respect de la vie privée et aux libertés individuelles du salarié. Il faut que les restrictions de l’employeur soient proportionnelles et justifiées par la nature de la tâche à accomplir. Puis, il faut veiller à l’obligation de loyauté de l’employeur : un dispositif de contrôle à l’insu du salarié ne peut pas être utilisé dans le cadre d’une procédure de licenciement. Sauf à de rares exceptions, comme l’ont montré les dernières jurisprudences » Concrètement ? Pour installer une badgeuse, il faut consulter le Comité Social et Économique (CSE) et informer en amont l’ensemble des salarié·es. La CNIL précise les modalités d’information sur son site.
Par ailleurs, tout dispositif de contrôle des horaires de travail doit respecter le principe de minimisation prévu par l’article 5(1.c) du RGPD : les données collectées dans ce cadre doivent être adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard de cette finalité. « Le système doit donc être fiable et infalsifiable : aucun correctif n’est possible et les données collectées sont limitées à la finalité du décompte du temps de travail en respect avec le RGPD », poursuit Élise Fabing. Ceci implique de mettre en place les mesures de sécurité nécessaires pour que seules les personnes habilitées aient accès aux données de pointage. Attention aussi aux badgeuses numériques qui permettent de pointer via une application et géolocalisent les salarié·es. La CNIL interdit également le pointage par empreinte, photo ou vidéo via un communiqué datant de 2020.
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Badgeuse : des bénéfices partagés pour les deux parties
Salarié : un suivi pacifié et simplifié du temps de travail
Grâce aux données collectées, il est très simple de prouver le manquement à l’obligation de santé et sécurité ainsi que la violation du droit au repos. « Le système de pointeuse est parfois perçu comme un signe de méfiance envers les employés alors qu’il a vocation à les protéger. C’est un système fiable qui permet de suivre les heures supplémentaires, et ainsi, de démontrer le manquement de la durée du travail maximale hebdomadaire et quotidienne. Via cet outil, il est plus simple de prouver une surcharge de travail lors d’un contentieux par exemple », explique Élise Fabing.
Au quotidien, la badgeuse facilite la vie des collaborateur·rices comme chez RS France où, auparavant, les ingénieur·es des ventes disposaient d’un suivi fastidieux des heures de travail sous un format déclaratif sur Excel. Depuis, l’entreprise a fait le choix d’implémenter une badgeuse mobile pour tous les employé·es. Un vrai gain de temps selon Thomas Hardouin, ingénieur des ventes Normandie chez RS France : « Je badge depuis mon téléphone directement, cela me permet de suivre mes horaires facilement ».
Par extension, l’outil apaise aussi les relations sociales. « L’employeur est réputé avoir donné son accord de manière implicite à la réalisation des heures supplémentaires. Sans pointeuse, des négociations parfois conflictuelles peuvent apparaître », souligne Élise Fabing.
Entreprise : une gestion du temps de travail plus efficace et équitable
Pour les équipes RH, c’est un gage de rigueur. « Cela permet de contrôler le travail effectif des collaborateurs, de respecter le droit au repos et de faciliter le décompte des heures supplémentaires afin d’assurer le devoir de sécurité de l’entreprise », explique encore l’avocate en droit du travail. Comme les données enregistrées par la pointeuse sont automatiquement intégrées et classées par date et par salarié·e, en cas de contrôle par l’inspection du travail, les informations sont accessibles et irrécusables.
Le décompte automatique des données en termes d’heures supplémentaires, d’absences et même de congés optimise le travail des équipes RH selon Edwige Fernande, people & culture leader chez RS France. « La gestion RH est allégée car chaque collaborateur, via une pointeuse badgeuse accessible sur son portable, en physique ou ordinateur, peut lui-même gérer son temps de travail en toute autonomie », souligne-t-elle notamment.
L’outil est aussi une réponse aux enjeux de QVCT (Qualité de Vie et de Conditions de Travail). « Afin d’assurer un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle à nos collaborateurs, le suivi du temps de travail dans l’outil est très utile. Grâce à la badgeuse, nous pouvons rapidement détecter une surcharge de travail et agir en conséquence avec les managers afin de mettre en place des actions correctives et de prévention », insiste Edwige Fernande.
Opération pointeuse 2.0 : attention aux effets de bord !
Une méfiance accrue des salariés
Les salarié·es peuvent vivre la mise en place d’une pointeuse comme un système de surveillance. Ce ressenti doit être entendu et exige une phase de pédagogie et de communication en amont qu’il ne faut pas négliger. RS France a pu éviter ce cas de figure. « Nous profitons en interne d’une perception positive de cet outil : la badgeuse mobile a été vécue comme une avancée pour nos équipes car, auparavant, nous avions uniquement une pointeuse physique sur site. Nous l’avons toujours présentée et utilisée dans l’optique de garantir l’équilibre vie professionnelle et vie personnelle », explique Edwige Fernande.
La bonne pratique ? Investir dans un plan de communication où l’intérêt de la pointeuse y est explicité via différents canaux (vidéo, tuto, mail de la direction, etc.). Il est aussi important de prendre en compte la culture de l’entreprise dans les messages promulgués. Par exemple, proscrivez les messages dissonants : communiquer sur un management de confiance et installer une badgeuse pour forcer les collaborateur·rices à venir au bureau relève de l’oxymore !
L’inflexion potentielle de l’engagement
« Ce type de mesure peut être vécue comme de la surveillance pure et un manque de confiance de la part de leur employeur, renforçant le risque de baisse de motivation et d’engagement. La notion de confiance est de plus en plus montrée du doigt comme l’une des principales clés de la valorisation au travail », avertit Céline Méchain. En effet, selon l’experte, le temps de travail est la mesure qui répond au cadre légal garantissant l’équilibre avec la vie personnelle.
Or, cette mesure peut générer des externalités négatives importantes sur la motivation des collaborateur·rices : « En aucun cas, la mesure du temps de présence (différent du temps de travail) n’entre en ligne de compte avec la mesure de la quantité ou de la qualité du travail fourni. La présence au bureau ou derrière son écran n’est pas une garantie de travail, ni même une garantie de succès ». En d’autres termes, le temps de présence n’est pas corrélé à la valeur apportée par le / la salarié·e. Avant d’implémenter un tel projet, mener une analyse d’impacts est donc indispensable, tout comme un sondage salarié pour mesurer le taux potentiel de rejet ou d’adhésion.
Des limites inhérentes à l’outil
Ne pas éluder les « zones grises » entre données et réalité : lorsqu’un·e salarié·e pointe son badge, la pointeuse ne compte pas exactement le nombre d’heures effectuées mais plutôt le temps de présence au bureau. Il existe un certain temps incompressible avant « la mise au travail » qui n’est pas décomptée. De même, lorsque des oublis de pointage apparaissent ou que le badge est perdu, les données enregistrées ne sont plus utilisables pour le calcul du salaire. Le Règlement Général pour la Protection des Données Personnelles (RGPD) impose d’assurer la protection et la sécurité des données utilisées par le système de pointage : il faut donc veiller à renforcer la sécurité du système et synchroniser les données au maximum.
Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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