Qualité de vie au travail : les 5 leçons du Danemark
10 déc. 2020
7min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Des salariés parmi les plus productifs au monde, une chute du PIB limitée après la crise sanitaire et moins de pertes d’emplois malgré les difficultés économiques : quelles leçons tirer du monde professionnel danois ?
Cela fait des années que le Danemark est dans le groupe de tête des pays les plus heureux dans les divers classements internationaux, comme le World Happiness Report. C’est aussi l’un des pays où les salarié·e·s sont les plus productifs / productives au monde. Loin de démentir cette supériorité, l’année de pandémie que nous venons de vivre semble donner davantage raison aux Danois·e·s. La chute du PIB y aura été bien inférieure à la moyenne européenne. On déplore moins de perte d’emplois aussi. Et malgré les difficultés, les individus comme les entreprises sortent de l’année 2020 en (relativement) meilleure santé qu’ailleurs.
Le télétravail, pratiqué massivement au Danemark, n’a pas suscité de levée de boucliers comme en France. D’une part, il était déjà massif avant la pandémie. Et d’autre part, d’autres éléments de la culture au travail font qu’il engendre moins de difficultés. Parmi ces éléments, on peut citer la grande autonomie au travail, la meilleure égalité professionnelle entre femmes et hommes, l’investissement des pères dans les tâches parentales, l’excellent équilibre entre vie privée et vie professionnelle, la moindre importance de la hiérarchie et du statut, ou encore le plus grand niveau de confiance des Danois·e·s (y compris des managers).
À bien des égards, le Danemark fait la course en tête en matière de qualité de vie au travail et de prévention des risques psychosociaux. C’est pour cela que la poursuite de l’activité et la qualité de vie au travail ont été relativement plus épargnées qu’ailleurs. Le modèle danois est précurseur et on aurait tort de ne pas chercher à s’en inspirer pour l’avenir de nos organisations. Voici donc 5 leçons pour commencer.
1. L’équilibre entre la vie privée - vie professionnelle, c’est sacré.
La principale raison pour laquelle les Danois·e·s sont en tête des classements des personnes les plus productives au monde, c’est qu’ils / elles ont des journées de travail plus courtes. À 16 heures, la journée de travail est terminée, même pour les cadres. Et non (à quelques exceptions près), on ne commence pas à travailler à 7h du matin. La norme serait plutôt 9h. Puisqu’il fait nuit tôt, il faut savoir se garder du temps pour profiter du soleil !
Mais de toute façon, pas de pointeuse au Danemark. On ne contrôle pas le temps de travail des salarié·e·s. La pression par les pair·e·s se fait plutôt en sens inverse : si vous êtes au travail après 16h, vous passez pour inefficace et mal organisé. La honte. Il n’y a donc pas de culture du présentéisme au Danemark : au bureau comme à distance, les Danois·e·s ne sont pas surveillé·e·s par leur manager et les heures supplémentaires sont mal vues.
L’équilibre des temps de vie, c’est si important que les managers font de leur mieux pour donner l’exemple et anticiper le burn-out. Par exemple, ils / elles partent (encore) plus tôt du travail pour aller pratiquer une activité sportive. Une autre pratique courante des managers consiste à rencontrer régulièrement les collaborateurs / collaboratrices pour veiller à leur bien-être (« tu n’aurais pas un peu trop travaillé ces derniers jours ? Est-ce que tout va bien ? »).
- Lire aussi : Travail : et si on décidait de ne pas devenir fous ?
2. Pour être sain d’esprit au travail, il faut savoir rester réaliste.
Depuis des années, on vante les mérites du hygge danois, cet art de vivre nordique qui permet de rester positif / positive pendant les longs mois d’hiver, en s’enroulant dans des plaids douillets, en enfilant des chaussettes de laine et en allumant de jolies bougies. Toutes ces choses ont encore plus la cote pendant le long hiver Covid, quand on ne peut trouver refuge que dans la sphère domestique. Mais c’est là un aspect un peu « décoratif » du hygge, qui comporte bien d’autres dimensions, notamment au travail.
Le mot hygge, qui signifiait « penser » au Moyen Âge, a pris son sens moderne au cours du XIXe siècle quand le royaume danois a perdu la plus grande partie de son territoire — la Suède, l’Autriche, la Prusse lui ont alors pris duché après duché. À partir de là, « les Danois·e·s ont commencé à s’identifier avec la petitesse », explique Louisa Thomsen Brits dans The Book of Hygge, ce qui s’est réflété dans le sens donné au mot hygge.
La définition moderne du hygge est alors devenue la capacité à se satisfaire de peu, à prendre ce que la vie vous donne, et donc à être réaliste. Comme l’explique Meik Wiking, directeur de l’Institut de recherche sur le bonheur à Copenhague, il s’agit d’une « stratégie de survie ». Concrètement, cela signifie deux choses au travail :
La création d’une culture d’entreprise qui favorise la sécurité affective des individus, ce qui permet, comme l’explique Wiking, de développer « le sentiment qu’on est en sécurité, à l’abri du monde, et qu’on peut baisser la garde », c’est-à-dire être pleinement soi, tel qu’on est. Dit autrement, il s’agit de créer une culture inclusive qui offre à chacun·e l’opportunité de donner le meilleur d’elle-même.
Plus de réalisme dans la fixation des objectifs : les objectifs élevés sont peut-être la marque d’une ambition forte, mais ils causent souvent beaucoup de mal-être chez les salarié·e·s car plus ils sont élevés, moins on a de chance de les atteindre (et donc plus de chance de se sentir nul·le). Quand on regarde la formule bonheur = réalité - attentes, on comprend que baisser les attentes, c’est un moyen efficace d’augmenter le bonheur (surtout quand on ne peut pas transformer la réalité d’un coup de baguette magique !).
Lire aussi : Culture d’entreprise : pourquoi certaines sont-elles si puissantes ?
3. Au travail, même les salarié·e·s sont invités à se comporter comme des artisans.
Au-delà d’une liste de métiers (plus ou moins) manuels et des statuts d’indépendant·e·s, l’artisanat est avant tout une philosophie du travail qui repose sur des valeurs comme l’autonomie, la responsabilité, le savoir-faire, la transmission, et la créativité. Or ces valeurs sont particulièrement présentes dans l’organisation du travail des Danois·e·s. Cela prend notamment la forme de l’« autogestion », un concept qui trouve un large écho et implique l’effacement de la distinction entre dirigeant·e·s et dirigé·e·s, ainsi que la possibilité de s’organiser collectivement dans la vie sociale de l’entreprise.
Un remarquable climat de confiance (de l’école à l’entreprise) fait que les travailleurs / travailleuses danois·e·s se voient accorder beaucoup d’autonomie au travail. On préfère parler des résultats (réalistes) plutôt que des horaires (voir leçon #1). En bref, que l’on soit salarié·e ou pas, on choisit librement les moyens d’atteindre des objectifs que souvent on s’est fixés soi-même. Quoi de plus artisanal ?
De plus, l’organisation danoise est culturellement plus égalitaire que hiérarchique, comme l’explique Erin Meyer dans La carte des différences culturelles. Voici ce que nous avions écrit à propos de son livre :
« Dans les pays de culture égalitaire comme le Danemark, la Suède ou les Pays-Bas, la distance idéale entre un.e patron.ne et ses subordonné.e.s est minimale. Les patron.ne.s sont davantage des facilitateurs/facilitatrices parmi leurs pair.e.s. La structure hiérarchique est assez plate et la communication ne doit pas nécessairement suivre les voies hiérarchiques. On peut communiquer librement avec son n + 3 sans mettre son n + 1 et n + 2 en copie ! »
Or dans un contexte culturel de plus grande égalité et horizontalité, le télétravail est nettement plus facile. Les managers n’éprouvent pas le sentiment de « perdre » leur position et leurs avantages, comme cela peut être le cas dans les cultures plus hiérarchiques (comme la culture française). Par conséquent, télétravail et bien-être sont deux concepts qui vont bien ensemble.
4. Au bureau et à la maison, il est bon de viser l’excellence en matière d’ergonomie.
On a parfois tendance à ramener la qualité de vie au travail à l’environnement et au mobilier. C’est évidemment bien trop réducteur car sans autonomie ni confiance, on peut se sentir aliéné et bien malheureux dans le plus beau bureau du monde. Le meilleur fauteuil ergonomique ne fait rien contre la perte de sens ! Réduire le bien-être à l’environnement matériel, c’est délétère et inutile, un peu comme mettre un pansement sur une jambe de bois.
Pour autant, l’environnement de travail, et l’ergonomie, demeurent quand même essentiels. Et en la matière, les Danois·e·s sont vraiment les rois / reines. Les bureaux sont souvent équipés du meilleur mobilier, ergonomique et beau (quand « la forme suit la fonction »). Les tables à hauteur réglable y sont courantes pour encourager les salarié·e·s à bouger davantage. Et on y pratique depuis longtemps les réunions « actives » (en marchant, par exemple).
Flexibilité et autonomie obligent, le télétravail et l’hybridation étaient déjà des réalités avant la pandémie. Par conséquent les salarié·e·s danois·e·s sont globalement mieux équipé·e·s à domicile que les Européen·ne·s moyen·ne·s, d’autant plus qu’on investit davantage la sphère domestique dans la culture du hygge. Les entreprises financent une partie des investissements nécessaires pour la création d’un bon environnement de travail domestique.
Enfin, l’hybridation entre les différents espaces de travail (bureau, domicile, coworking, cafés…) est d’autant plus aisée et confortable que les infrastructures de transport font partie des meilleures au monde (nombreuses pistes cyclables, métro agréable, routes parfaites…) et que les solutions numériques y sont plus développées qu’ailleurs (autrement dit, on travaille facilement dans le cloud).
5. Sans égalité femme / homme, pas de qualité de vie au travail !
La pandémie l’a bien montré : les pays où les inégalités de genre sont les plus fortes sont ceux où la crise liée à la pandémie est la plus dure. Ce sont aussi les pays où le télétravail a été le plus mal vécu : quand vous assumez l’essentiel des corvées domestiques, que vous n’avez pas de « chambre à soi » et que vous devez travailler sur un coin de table de cuisine entre la préparation des repas et les caprices des enfants, c’est plus dur.
Au Danemark, l’égalité femmes - hommes n’est pas parfaite, loin s’en faut, mais il y a peu de pays qui fassent mieux en la matière. Comme l’explique Malene Rydahl (Le Bonheur sans illusions) : « un homme danois n’est pas moins viril parce qu’il va chercher ses enfants à cinq heures à la sortie de l’école ou parce qu’il prend son congé paternité ». Cette égalité contribue à de meilleurs résultats en matière d’inclusion, de bien-être et de productivité au travail. »
De manière surprenante, ce qui est considéré comme « féministe » en France (par exemple, le congé paternité) est considéré comme « normal » au Danemark. Du coup, relativement peu de Danois·e·s se déclarent féministes. Le féminisme, c’est comme le bien-être au travail, les Danois·e·s préfèrent le vivre au quotidien que de faire de longs discours.
Inspirez-vous davantage sur : Laetitia Vitaud
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