Revue de la performance : comment assurer des évaluations justes et objectives ?
14 nov. 2024
7min
Garantir des évaluations annuelles justes est crucial pour la progression de carrière et l'équité en entreprise. Pourtant, des biais inconscients, qui nous concernent tous et toutes, faussent souvent les résultats. Comment les éviter ?
En France, la législation sur l’égalité professionnelle et la lutte contre les discriminations impose des exigences strictes aux entreprises, notamment lors des évaluations de performance. La loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes renforce l’obligation d’assurer un traitement équitable des salariés, en interdisant toute forme de discrimination dans les processus de recrutement, de rémunération ou d’évaluation. La loi de 2018 sur la liberté de choisir son avenir professionnel a, quant à elle, introduit l’Index de l’égalité professionnelle, qui impose aux entreprises de plus de 50 salariés de publier des indicateurs sur l’égalité, incitant ainsi à détecter et corriger les biais potentiels dans les évaluations.
Le non-respect de ces obligations expose les entreprises à des sanctions financières et à des poursuites. L’employeur doit donc garantir des évaluations objectives, fondées sur les compétences et les résultats. Dans la réalité, les biais inconscients -ces préjugés automatiques, souvent involontaires, qui influencent notre perception et nos décisions- compromettent l’applicabilité de ce cadre théorique et nuisent à l’équité professionnelle. Comment s’en affranchir individuellement et collectivement ? Quels sont les outils pouvant favoriser une mise en place plus objective et équitable des évaluations de performance ?
Biais & évaluation : les liaisons dangereuses ?
Évaluation de la performance et inégalités : un enjeu sociétal majeur
Les conseils d’administration des entreprises du CAC 40 et du SBF 120 comptent près de 45 % de femmes. En revanche, dans les entreprises non cotées ou non concernées par la loi, la parité reste loin d’être atteinte, avec seulement 24 % de femmes dans les conseils. D’autres formes de discrimination persistent : handicap, origines sociales et ethniques, âge… Face à la sous-représentation de certaines minorités dans les postes à responsabilités, la revue de la performance demeure un outil central pour promouvoir l’égalité dans l’évolution professionnelle. Or, en raison des biais inconscients et sans garde-fous, cet outil d’évaluation peut devenir un accélérateur d’inégalités, prenant en compte des critères qui favorisent indirectement certains profils, au détriment d’une évaluation équitable fondée sur des compétences, des réalisations et des potentiels objectifs.
Biais cognitifs : une cause notable dans les méjugements professionnels
Dans son ouvrage Système 1, Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Daniel Kahneman, psychologue et économiste israélo-américain, lauréat du prix Nobel d’économie en 2002, explique que nous utilisons deux systèmes pour prendre des décisions. Le Système 1 est rapide et intuitif, mais vulnérable aux biais, tandis que le Système 2 est plus lent, analytique et permet des décisions réfléchies. Lors des évaluations annuelles, le recours au Système 1 peut mener à des jugements influencés par des stéréotypes de genre ou d’origine, ou encore à surévaluer des performances récentes, au détriment d’une évaluation plus globale. L’enjeu éthique est clair : favoriser le Système 2 lors des évaluations, en s’appuyant sur des outils objectifs comme des grilles d’évaluation standardisées. Mais encore faut-il comprendre ce qui se joue lors de ces entretiens annuels.
Revue de la performance : les principaux biais croisés à l’oeuvre
Selon Léna Basile, DRH et coach chez @Meta4Human, les biais cognitifs présents dans les entretiens annuels dépendent des individus, « Soyons donc prudents avec les généralisations, alerte-t-elle. Il faut aussi prendre en compte les biais des deux côtés : managers comme collaborateurs. »
Côté managers : des biais d’évaluation bien ancrés
Parmi les 300 biais recensés, Léna Basile identifie quatre biais principaux qui influencent particulièrement les évaluations du côté des managers :
- L’effet de halo : qui amène à surévaluer un collaborateur en généralisant une compétence positive. « Si un collaborateur est bon dans un domaine, le manager va avoir tendance à généraliser cette compétence aux autres », développe-t-elle. L’inverse est aussi vrai : une faiblesse observée dans un domaine spécifique peut amener le manager à juger négativement d’autres aspects de la performance.
- Le biais de confirmation : qui pousse les individus à privilégier les informations confirmant leurs croyances initiales, « en ignorant ou en minimisant celles qui les contredisent », note Léna Basile. Par exemple, un manager ayant une opinion préconçue sur un collaborateur peut inconsciemment sélectionner les informations qui renforcent sa vision.
- Le biais pro-endogroupe : qui favorise les membres d’un même groupe ou ayant des caractéristiques communes. « Dans une évaluation, un collaborateur qui a le même parcours que le manager aura souvent une évaluation plus positive », précise-t-elle. Ce biais s’exprime notamment lorsque les managers valorisent les collaborateurs partageant des valeurs ou expériences similaires, ce qui peut conduire à des évaluations iniques.
- Le biais d’ancrage : qui se manifeste lorsque la première impression influence de manière excessive les jugements ultérieurs. « Si un collaborateur a vécu une situation compliquée par le passé, lors de l’évaluation, cela peut réduire l’évaluation du manager à cet aspect », observe Léna Basile. Même si de nouveaux éléments positifs viennent contredire cette première impression, ils auront, de fait, moins de poids.
Côté collaborateurs : des biais d’auto-perception et de réception des évaluations influents
Les collaborateurs ne sont également pas exempts de biais dans ce processus :
- Le biais d’autorité : qui amène les individus à accorder un poids excessif aux opinions de figures d’autorité. Léna Basile souligne que, « dans des structures hiérarchiques, c’est davantage marqué, il existe peu de collaborateurs qui vont s’opposer jusqu’à douter de soi ». Cette tendance à faire confiance sans remise en question limite la capacité des employés à objectivement évaluer le feedback reçu.
- Le biais d’excès de confiance : autre biais notable décrit par le phénomène Dunning-Kruger, où les individus les moins compétents surestiment leurs capacités. En revanche, les collaborateurs compétents peuvent, eux, sous-estimer leur valeur. Cela peut fausser leur perception de leur évaluation et limiter leur motivation à progresser.
- Les effets Pygmalion et Golem : liés aux attentes du manager, ils influencent eux aussi les collaborateurs. L’effet Pygmalion ou « effet de l’attente positive », signifie que « si un manager croit au potentiel d’un collaborateur, il lui accorde plus de soutien et de confiance, ce qui influence positivement ses résultats », explique Léna Basile. À l’inverse, l’effet Golem se manifeste lorsque des attentes faibles réduisent les performances d’un collaborateur. « Un manager avec des attentes faibles sera plus critique, moins encourageant, ce qui limite la motivation et la confiance du collaborateur », conclut-elle.
Nous sommes tous biaisés - La série qui déjoue les pièges de votre cerveau
Votre cerveau vous dupe. Notre experte Laetitia Vitaud vous révèle les biais qui affectent vos pratiques RH et managériales, et comment les déjouer.
3 pistes de solution pour se défaire d’une évaluation biaisée
Piste n°1 : sensibilisez et formez vos équipes aux biais
« Former régulièrement les managers aux biais inconscients est un point de départ », souligne Céline Méchain. Cela leur permet de reconnaître et de limiter l’impact de ces biais, même si « cette prise de conscience seule ne suffit pas toujours à les éliminer, car ils sont souvent profondément ancrés ».
Piste n°2 : utilisez des évaluations structurées et standardisées
Utiliser des critères standardisés pour les évaluations de performance, comme des grilles de compétences ou des métriques prédéfinies, aide à réduire la subjectivité. « Des évaluations fondées sur des comportements spécifiques, avec des exemples concrets de performance, permettent de contrer des représentations altérées telles que le biais de récence ou le favoritisme », ajoute notre experte.
Piste n°3 : optez pour un retour à 360 degrés
Solliciter des retours de multiples sources (collègues, pairs, clients…) offre une évaluation plus équilibrée, réduisant le risque d’une perspective unique et péremptoire. « Cette diversité de points de vue donne une vision plus complète de la performance d’un collaborateur », conclut Céline Méchain.
Intelligence artificielle : la solution anti-biais souhaitable ?
L’intelligence artificielle (IA) est souvent présentée comme LA solution pour réduire les biais humains dans des processus tels que l’évaluation des performances, le recrutement ou la prise de décision en général. Plus précisément, l’IA peut d’abord jouer un rôle clé dans la réduction des biais dans les évaluations de performance en standardisant les critères. En analysant des données de manière objective, elle permet de structurer les évaluations sans être influencée par des émotions ou des préférences personnelles. Grâce à sa capacité à traiter de grandes quantités de données, l’IA peut également détecter des tendances à long terme et identifier des critères de performance souvent négligés par les humains, allant ainsi au-delà des biais de récence ou des impressions subjectives. En croisant des données issues de multiples sources (comme les feedbacks de collègues ou les résultats de projets), l’IA offre une évaluation plus globale et plus juste. Pour finir, certains outils d’IA sont aussi capables de détecter les biais humains récurrents, comme la discrimination basée sur le genre ou l’origine, et d’ajuster les processus pour les rendre plus équitables.
Cependant, l’IA n’est pas le deus ex machina capable d’éradiquer les biais dans les évaluations. Elle présente des limites, car étant créée et entraînée par des humains, elle repose sur des données biaisées. Si ces données reflètent des décisions historiquement biaisées, par exemple en matière d’évaluation (envers les femmes, les minorités…), l’algorithme risque de reproduire et amplifier ces biais. De plus, la transparence des algorithmes, souvent décrits comme des « boîtes noires », complique la compréhension des décisions prises. Ceci pose un vrai problème d’équité, car sans visibilité sur les critères utilisés, il est impossible de vérifier si les décisions sont réellement neutres. Enfin, malgré ses capacités, l’IA est limitée dans sa compréhension des subtilités humaines, les performances invisibles, comme l’intelligence émotionnelle, les dynamiques d’équipe ou les motivations personnelles, qui sont pourtant essentielles à une évaluation exhaustive.
Habitus et reproduction sociale : peut-on (vraiment) en finir avec les biais ?
Malgré toutes les bonnes intentions, l’approche de Pierre Bourdieu offre une perspective complémentaire pour comprendre pourquoi les biais peuvent persister, malgré des outils aux vertus objectives. Le sociologue explique les jugements inconscients par des structures sociales profondes plutôt que de simples jugements individuels. D’abord, l’habitus, selon lui, représente l’ensemble des dispositions durables et intériorisées qui façonnent la manière dont les individus perçoivent le monde et agissent. Il est le résultat de l’environnement social, culturel et économique dans lequel chaque individu évolue. Ainsi, un manager issu d’un milieu social favorisé peut inconsciemment valoriser des comportements qui lui semblent « naturels », alors qu’ils sont en réalité le produit de son habitus. De ce fait, même des évaluations prétendument objectives peuvent être biaisées par ses normes implicites.
Autre clé de lecture de la sociologie bourdieusienne : la reproduction sociale. Il s’agit de la manière dont les inégalités sociales se perpétuent au fil des générations, y compris dans le contexte professionnel. Les entreprises, avec leurs normes et valeurs implicites, tendent à favoriser ceux qui partagent les mêmes codes sociaux que les cadres dirigeants. Cela signifie que les personnes issues de milieux similaires seraient mieux évaluées et donc plus susceptibles de progresser, tandis que celles venant de milieux moins favorisés rencontrent des obstacles invisibles à leur ascension.
En définitive, sans être pessimiste ou déterministe, la lutte contre les biais ne peut se limiter à la sensibilisation ou à l’implémentation d’outils techniques ou de formations. Il faut diligenter une démarche systémique qui nécessite une transformation profonde des structures organisationnelles pour véritablement réduire les dynamiques d’exclusion et valoriser une plus grande diversité de compétences et de comportements. La revue de performance n’en serait alors que l’émanation.
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Article rédigé par Laure Girardot et édité Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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